Pourquoi la pauvreté explose en Allemagne
Quatorze millions d’Allemands vivent sous le seuil de pauvreté et dépendent des aides de l’Etat. Avec l’inflation galopante, de nombreux foyers sont devenus dépendants des distributions alimentaires organisées par l’association Tafeln.
Comme chaque mardi midi, la petite église protestante de la paroisse Stephane, dans le sud-ouest de Berlin, s’est transformée pour deux heures en banque alimentaire. Le réseau associatif Tafeln (tables) a dressé quatre présentoirs dans la salle paroissiale, une pièce fonctionnelle ornée de grandes fenêtres donnant sur de petits espaces verts. Des bénévoles se tiennent derrière les stands de légumes, de fruits, de pain ou de laitages-charcuteries. La pièce principale, l’église proprement dite, est devenue salle d’attente, sous une impressionnante voûte en bois aux allures de tipi et une grosse croix de bois. Numéro 33 dans la queue, un homme corpulent muni d’un gros chariot à provisions se dirige vers le stand de légumes.
La situation est très différente selon les villes. Dans certaines banques alimentaires, la demande a doublé.
«Nous avons des fruits et des légumes, des produits laitiers et même parfois un peu de charcuterie que les supermarchés ne peuvent plus vendre car ils ont dépassé la date de péremption, explique Gisela Klaus, qui supervise la distribution ce jour-là. Bien sûr, tous ces aliments sont parfaitement comestibles. Il peut s’agir de bananes trop mûres ou trop vertes, de filets d’oranges dont l’une est abîmée… On l’écarte du lot, et on distribue les autres. Une dizaine de conducteurs bénévoles se rendent tôt le matin dans quelque vingt supermarchés du quartier. Il y a aussi des petits commerçants qui nous donnent leurs invendus, des boulangeries…» Pour bénéficier des distributions, il suffit de fournir un justificatif de revenus. «Nous avons beaucoup de retraités, de mères seules. Nos clients paient un euro symbolique par adulte et par panier. Une famille de deux parents avec quatre enfants payera deux euros. Mais ils reçoivent beaucoup de nourriture pour cette somme», précise Gisela Klaus.
Surplus des supermarchés
Aggravée par la guerre en Ukraine, l’inflation a atteint 7,9% sur un an en mai, le plus haut niveau jamais observé dans le pays depuis sa réunification. La hausse drastique du prix de l’énergie, des matières premières et les pénuries affectant la chaîne logistique se répercutent sur les prix alimentaires, au point que certains n’ont d’autre recours que de se tourner vers les distributions gratuites. Chaque semaine, en Allemagne, près de 2,5 millions de citoyens reçoivent en moyenne quatre kilos de nourriture, pour un euro symbolique.
Avec la hausse de l’inflation, les minima sociaux – environ 460 euros par adulte, en plus du loyer et du chauffage pris en charge par l’Etat – ne suffisent plus pour vivre. «A l’échelle nationale, la demande a nettement augmenté depuis le début de l’année, constate Johanna Matuzak, chargée de la communication du réseau des Tafeln. La situation est très différente selon les villes. Dans certaines banques alimentaires, la demande a doublé. Notamment à Berlin.» A Hambourg ou Brême, les réseaux locaux ne peuvent plus admettre de nouveaux «clients», comme sont appelés ici les nécessiteux. A Munich, il faut s’inscrire sur une liste d’attente. Mille noms sont déjà couchés sur ces listes. Pour approvisionner mille personnes de plus, il faudrait collecter cinq tonnes de nourriture supplémentaires par an, alors que les supermarchés tentent de rationaliser leur approvisionnement, pour éviter les invendus.
Une pauvreté en Allemagne qui touche tout le monde
Dans la salle d’attente de la paroisse Stephane, des femmes voilées, des retraités, des jeunes mères de familles fatiguées ont pris place en silence. «Je viens ici depuis presque quatre ans. Mon mari et moi avons une toute petite retraite. C’est ça le problème», explique Maria, une pensionnée au pas lourd et au regard las. Son visage s’éclaire lorsque la bénévole du stand pâtisserie lui glisse une poignée d’œufs de Pâques dans son chariot, «pour les enfants des voisins». Ici, tout le monde se connaît. «C’est très important pour moi, ce sentiment d’être respectée», insiste Sigrid, une retraitée joviale de 72 ans au parcours cabossé. «En me quittant, mon mari m’a laissé 250 000 euros de dettes. J’ai trois diplômes universitaires. Mais ça n’a pas suffi pour avoir une retraite décente. Aujourd’hui, je vis des minima sociaux. Heureusement, j’ai appris à voir les choses avec une certaine philosophie. Je sais vivre avec peu. Et comme je suis végétarienne, je n’ai pas besoin d’acheter de viande, qui est devenue si chère.»
David, un corpulent Canadien de 50 ans vêtu d’un short de sport et d’un maillot de corps, se pose sur le banc ombragé devant l’église. «Je suis tellement reconnaissant que les Tafeln existent, explique cet ingénieur de formation, frappé depuis 2006 d’incapacité de travail à la suite d’un accident. Dans les magasins, les prix de l’alimentation ont grimpé de 20% au cours des trois derniers mois. Avec les minima sociaux, bien sûr on peut se nourrir. C’est assez pour acheter des pâtes ou des chips. Mais il est impossible de manger sainement.» Les distributions de la communauté Stephane lui permettent d’alléger un peu son budget.
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Réfugiés ukrainiens
Selina, 23 ans, est là pour la première fois. «Je suis très stressée, et très inquiète de savoir si je vais encore avoir quelque chose, s’inquiète la jeune fille. Ce qui me ferait vraiment plaisir, ce serait du fromage ou de la charcuterie». Souffrant d’une maladie psychique qui l’empêche de travailler, elle a pris l’habitude, depuis qu’elle vit des minima sociaux, d’étudier en détail les prospectus que les chaînes de grande distribution impriment chaque semaine pour informer leurs clients de leurs offres spéciales.
La banque alimentaire de la paroisse Stephane, située dans un quartier résidentiel réputé relativement épargné par la pauvreté, compte 120 «clients» réguliers, dont une cinquantaine d’enfants et leurs parents. La demande – stable jusqu’à la guerre en Ukraine – a brusquement augmenté avec l’arrivée de nombreux réfugiés. Depuis quelques semaines, comme dans bien des distributions d’Allemagne, un mardi sur deux est désormais réservé aux familles ukrainiennes.
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