Pourquoi la menace islamiste est loin d’être éteinte
La menace islamiste pourrait surtout provenir d’Afghanistan. A la colère qui suit les attentats ne doit plus succéder l’oubli, avertit l’expert Hugo Micheron.
L’opération antiterroriste menée par les polices allemande, néerlandaise et belge, le 6 juillet, pour aboutir à l’arrestation de cinq citoyens du Tadjikistan, un du Turkménistan et un autre du Kirghizistan a rappelé la réalité de la menace terroriste, alors qu’à Bruxelles, le procès des attentats du 22 mars 2016 entrait dans sa dernière phase. Doit-on s’attendre à la résurgence du terrorisme importé? Le groupe de suspects basé à Karlsruhe était lié, selon la police allemande, à l’Etat islamique au Khorassan, nom donné à la région de l’Afghanistan et de territoires voisins, et il projetait des attentats «à forte visibilité» en Allemagne. Deux éléments intriguent dans ces informations encore parcellaires. Les terroristes présumés auraient gagné l’Allemagne depuis l’Ukraine qu’ils auraient fuie après le déclenchement de la guerre. Et l’Etat islamique au Khorassan est engagé dans un combat sans merci contre les talibans revenus au pouvoir en Afghanistan en août 2021. Quel intérêt aurait-il à exporter la violence en Europe, hormis discréditer le régime de Kaboul, qui l’est déjà considérablement?
C’est une autre évolution imprimée par Daech. Un djihad moins sophistiqué, mais qui peut être très puissant symboliquement.
Spécialiste du djihadisme, Hugo Micheron publie La Colère et l’oubli (1) précisément pour rappeler que face au terrorisme, l’inaction est coupable, y compris dans les périodes où il paraît en retrait, alors que c’est dans ces moments-là qu’il se reconstruit.
Le sous-titre de votre ouvrage est Les démocraties face au djihadisme européen. Y a-t-il une spécificité du djihadisme européen?
Il y a une spécificité du djihadisme européen depuis l’émergence et la chute de l’Etat islamique. Daech a révélé la dimension européenne du djihadisme. Jusque-là, il y avait bien un djihadisme en Europe. Mais il n’y avait pas à proprement parler de spécificité européenne. Un exemple en Belgique: Bassam Ayachi, qui appartient à la première génération des idéologues du djihadisme en Europe, prend sous son aile Oussama Atar. En une quinzaine d’années, celui-ci devient un véritable djihadiste européen. Il organisera, en grande partie, les attentats du 13 novembre à Paris et ceux du 22 mars à Bruxelles. Il a pu le faire car il a cette double particularité d’être djihadiste et Européen. On observera le même processus en Allemagne, en France, au Danemark, aux Pays-Bas, au Royaume-Uni… En trois générations, on passe d’un phénomène importé à un phénomène européanisé. C’est aussi à l’aune de cette évolution qu’il faut réussir à comprendre les informations actuelles.
Vous écrivez que le principe «de l’allégeance et du désaveu en islam» est le pilier intellectuel sur lequel repose le développement du djihadisme en Europe. En quoi consiste ce processus?
Pour percevoir l’importance de ce principe, il faut comprendre que le djihadisme, avant d’être des attentats, ce sont des idées. Et, contrairement à ce que l’on croit, ce sont souvent des choses très concrètes qui s’incarnent dans des livres, des propos, une vision du monde, et, parfois, un mode d’action. Les premiers djihadistes arrivés en Europe ne se sont pas attelés à organiser des attentats. Ils ont fondé des instituts de formation religieuse ; on l’a vu à Bruxelles, avec Bassam Ayachi, ou à Ulm, en Allemagne. Cette organisation permet, à un moment donné, de traduire et de diffuser des livres. C’est ainsi qu’un élève d’un émir du «Londonistan», le centre névralgique du militantisme salafo-djihadiste dans les années 1990, diffusera en Europe le concept «de l’allégeance et du désaveu», principe mis en pratique dans l’Arabie saoudite du XIXe siècle dans un contexte historique qui n’a rien à voir avec celui de l’Europe de la fin du XXe siècle. En ce temps-là, la péninsule arabique était occupée par les forces ottomanes, alors que se déroulait une lutte à l’intérieur de l’islam. Des clercs saoudiens wahhabites expliquèrent que si leurs concitoyens faisaient allégeance à l’ordre ottoman, ils sortiraient de l’islam. Ce concept, réinterprété à Londres à la fin du XXe siècle, enjoint aux musulmans de refuser catégoriquement tout lien avec le monde de la mécréance, à savoir la démocratie. Sur cette base, des situations très banales deviennent des preuves de l’islamité ou de la non-islamité d’un individu. L’émir Omar Bakri explique ainsi qu’aller voter, souhaiter un joyeux Noël ou de joyeuses Pâques à un collègue, etc. fait que vous n’êtes plus musulman. La détestation de l’autre devient un acte d’adoration du divin. Ce principe, on le retrouvera au cœur de la propagande de Daech 25 ans plus tard, avec l’émergence du califat djihadiste en Syrie et en Irak. Cette vision du monde déterminera de nombreux comportements, dont la justification du passage à l’acte terroriste.
Vous expliquez que dans le djihadisme, à des phases d’action et d’expansion succèdent des phases de repli et de reconfiguration. Dans quel état sont aujourd’hui les groupes de djihadistes en Europe?
Il est toujours extrêmement délicat de le déterminer. Ce qui est sûr, c’est qu’au cours des 25 dernières années, le djihadisme a connu une évolution quantitative et «qualitative» importante. Quantitative parce que l’on est passé de quelques dizaines de vétérans du djihad en Afghanistan ou en Algérie installés en Europe à près de six mille Européens impliqués dans les réseaux de Daech. Se conjugue à cela une évolution «qualitative», qu’il ne faut pas sous-estimer. Dans les années 1990, on se trouvait face à un phénomène porté par des idéologues purs qui, pour la plupart, avaient fait carrière dans cette mouvance. Même dix ans plus tard, les premiers réseaux d’Al-Qaeda sont constitués de professionnels du djihad. A partir du milieu des années 2010, le «califat» de Daech ouvre ses portes à tout le monde, y compris aux femmes, aux enfants, aux vieillards, aux déséquilibrés totaux, tous ceux qu’auparavant, la sélection par cooptation d’Al-Qaeda avait pour vocation de laisser en dehors du cercle djihadiste. L’intégration de ce type d’individus transformera totalement la logique même du djihadisme. Au lieu de se compter à l’échelle de cellules terroristes, le djihadisme se mesure à l’échelle de groupes amicaux, voire familiaux, plus élargis. Cela déplace l’enjeu sur la génération d’après. Daech avait d’ailleurs mis un accent important sur la formation idéologique des plus jeunes et sur le rôle déterminant qui, selon lui, revenait aux femmes dans ce cadre-là.
En Europe, est-on plutôt dans une phase de repli du djihadisme?
Depuis la destruction territoriale de l’Etat islamique, on est en effet dans une de ces périodes de marée basse, qui, selon moi, sont peut-être les plus cruciales. Car c’est dans ces moments-là que les choses changent. A cet égard, une des questions qui se posent aujourd’hui est de savoir comment évoluera cette mouvance qui est désormais européenne. Les campagnes d’attentats commis en Europe ont révélé à quel point ce phénomène était devenu important, y compris aux yeux des militants eux-mêmes. Beaucoup de ces Européens, que j’ai pu rencontrer en prison pour certains, disent qu’ils ne s’attendaient pas à être aussi nombreux et à voir autant d’Européens de différents pays partager la même cause. Ils ont aussi pris conscience de cela. Ce changement-là pose question sur la façon dont ce phénomène évoluera. Dans ce contexte, la logique de l’allégeance et du désaveu doit être perçue, à tout le moins, comme un facteur de préoccupation politique et sociétale, pour éviter qu’un certain nombre d’individus ne légitiment des actes djihadistes et, finalement, banalisent le djihadisme. Il faut y prêter une extrême attention parce que le défi djihadiste ne réside pas uniquement dans le terrorisme, mais également dans une menace plus insidieuse contre la démocratie. La Russie en a fourni un exemple. Malgré les mises en garde extrêmement claires contenues dans les discours de Vladimir Poutine sur l’Europe et son modèle démocratique, il a fallu l’invasion de l’Ukraine pour qu’on réalise que tout cela était très concret. Les djihadistes aussi sont très explicites depuis les années 1990 sur ce qu’ils pensent de la démocratie et de l’avenir de l’islam en Europe. Si on ne prête pas attention à ces discours, on risque de passer à côté de l’essentiel.
Le djihadisme, avant d’être des attentats, ce sont des idées.» Hugo Micheron, spécialiste du djihadisme.
Les dirigeants européens ne sont-ils pas suffisamment attentifs à ces discours?
Il y a quand même eu une augmentation significative des moyens dévolus à la dimension sécuritaire de la lutte contre le djihadisme. Néanmoins, on a beaucoup de mal à s’occuper de cette question sur le long terme. C’est pour cela que mon livre s’intitule La Colère et l’oubli. A la colère exprimée au moment des attentats, succède, quand la menace sécuritaire décroît, une tendance à l’oubli. Nous sommes dans une période de ce type. Les démocraties matures doivent pouvoir trouver d’autres solutions. Ce n’est pas de la seule responsabilité des dirigeants politiques. A partir du moment où il s’agit d’un enjeu politique et sociétal, c’est aussi une responsabilité qui incombe à tous les citoyens.
Dans cette phase de repli, d’où vient la principale menace? D’actes «isolés»?
Généralement dans ces périodes de marée basse, la possibilité d’assister à des attentats importés est moins grande. Pour autant, cela ne veut pas dire que le risque est nul. Un attentat, projeté depuis les réseaux de l’Etat islamique en Afghanistan, a été déjoué en France en novembre 2022. L’arrestation, le 6 juillet en Allemagne et aux Pays-Bas, d’individus liés à la même branche de Daech, confirme que cette menace de la zone afghane est sans doute la plus prégnante aujourd’hui. Mais, de façon générale, comme les organisations mères sont affaiblies, leur capacité à mobiliser de grands réseaux de djihadistes est moindre. De ce fait, le type d’attaques qui ont tendance à être les plus visibles sont celles perpétrées avec les moyens du bord par des individus, soit un peu dérangés, soit un peu plus solitaires. C’est une autre évolution imprimée par l’Etat islamique. Un djihad moins sophistiqué, mais qui peut être très puissant symboliquement. On l’a bien vu avec la décapitation du professeur Samuel Paty en France, le 16 octobre 2020, par Abdoullakh Anzorov, ou avec l’attaque menée, le 2 novembre de la même année, par Kujtim Fejzulai, un candidat au djihad en Syrie à peine sorti de prison, qui a tué quatre passants dans les rues de Vienne, en Autriche.
Des filiales de Daech en nombre
Dans son essai L’Etat islamique est-il défait? (1), la politologue Myriam Benraad analyse l’état du reliquat de Daech sur le théâtre irako-syrien après l’éradication, en 2017, du califat érigé par Abou Bakr al-Baghdadi trois ans plus tôt. Un complément idéal, donc, au livre d’Hugo Micheron.
Premier constat: «L’Etat islamique est très clairement privé de toute organisation viable et il est inconcevable qu’il réussisse à reconstituer ses structures dans un avenir proche.» Sa capacité d’enrôlement est fortement altérée. Et la cruauté de ses membres envers les civils a réduit sa base partisane dans les populations.
Deuxième constat: «La matrice idéologique de Daech n’a pas disparu […]. Aucun dispositif de “déradicalisation” ou de contre-propagande […] n’a permis de vaincre le discours djihadiste.» Les causes sociales qui ont permis l’émergence du groupe djihadiste sont toujours bien présentes. Et son ambition transnationale a produit des résultats. Ses partisans ont frappé depuis de plus en plus d’endroits du monde.
Conclusion: «L’Etat islamique ne se résume pas à ses modes opératoires terroristes. Il est un soulèvement, une politique, une révolte, que l’on serait sans doute bien imprudents d’ignorer.»
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