Paetongtarn Shinawatra, troisième de la famille à exercer la fonction de Premier ministre depuis 25 ans. © Getty Images

Pourquoi la démocratie a tant de difficultés à s’implanter en Thaïlande

La dissolution du principal parti d’opposition, la destitution d’un Premier ministre et la nomination, pour lui succéder, de Paetongtarn Shinawatra, fille d’un ex-dirigeant et milliardaire controversé, suscitent des interrogations.

Au pied des gratte-ciel de Sathorn, le quartier des affaires de la capitale Bangkok, un petit groupe d’hommes, chasubles orange de chauffeurs taximoto sur le dos, discutent des dernières nouvelles mouvementées du royaume, sous une cahute en toile pour s’abriter du soleil. Tout va très vite en Thaïlande. Le 18 août, après avoir reçu l’approbation royale, Paetongtarn Shinawatra est officiellement devenue la 31e Première ministre de la Thaïlande. Fille du milliardaire controversé Thaksin Shinawatra, le fondateur du parti populiste Pheu Thai (PT) dont elle est la dirigeante, cette mère de famille de 37 ans remplace l’ancien magnat de l’immobilier Srettha Thavisin, destitué par Cour constitutionnelle le 14 août, pour avoir violé des règles d’éthique. Une semaine plus tôt, le 7 août, les neuf juges de cette même instance démantelaient le Move Forward Party (MFP), le principal parti d’opposition, et bannissaient onze de ses dirigeants, accusés de vouloir renverser la monarchie. Deux jours plus tard, la formation dissoute se réincarnait sous un nouveau nom, le Parti du peuple (PP), avec de nouveaux leaders.

Sorn, 54 ans, coudes appuyés sur le guidon de son deux-roues, n’est pas inquiet par les turbulences politiques que traverse son pays. Au fil des ans, il a fini par s’habituer à cette instabilité chronique. Depuis 1932 et l’instauration d’une monarchie constitutionnelle, la Thaïlande a connu plus de 20 tentatives de coup d’Etat et plus de 100 dissolutions forcées de partis politiques. Alors, même s’il a voté aux dernières législatives pour feu le MFP, Sorn se montre positif et veut donner sa chance à la cheffe du PT: «J’espère qu’elle fera de son mieux, elle est jeune et peut aussi apprendre de ses aînés», sourit-il.

A côté, Naan, 59 ans, lui aussi mototaxi, n’est pas de cet avis: «Paetongtarn Shinawatra n’est pas faite pour ce poste, elle n’a pas assez d’expérience, elle a juste de puissants soutiens», rouspète-t-il derrière son masque. Il fait évidemment allusion à Thaksin Shinawatra, soupçonné par de nombreux Thaïlandais de vouloir revenir sur le devant de la scène. Au sujet de son paternel, la nouvelle dirigeante a précisé lors de son investiture qu’elle espérait pouvoir lui «demander conseil à tout moment», assurant par ailleurs être libre de ses choix et avoir ses «propres objectifs».

Accusation de trahison

Elu Premier ministre en 2001, cet ex-policier devenu magnat des télécoms a été renversé par un coup d’Etat cinq ans plus tard. Contraint de fuir en 2008 pour échapper à la justice, Thaksin a néanmoins continué, depuis Dubaï où il vivait, de jouer un rôle incontournable dans la vie politique thaïlandaise. Longtemps, il est resté la bête noire de l’élite militaro-royaliste qui dirige le royaume. Sa sœur, la tante de Paetongtarn, en fera les frais, chassée aussi du pouvoir par l’armée en 2014, lors du dernier putsch militaire.

Mais en négociant avec ses ennemis d’hier qui l’avaient détrôné, il a pu rentrer au pays en août 2023 après quinze années d’exil. «D’une pierre deux coups», cet étrange pacte a permis au Pheu Thai de former un gouvernement de coalition avec des partis promilitaires, et empêcher le MFP, le nouvel ennemi numéro un de l’establishment, de gouverner en dépit de sa victoire dans les urnes. Beaucoup de soutiens de Thaksin, qui a construit sa notoriété auprès des classes populaires au mitan des années 2000 grâce à des mesures économiques et sociales pour aider les plus démunis, l’ont vécu comme une trahison.

«La dissolution du MFP apparaît comme une tentative désespérée de retarder l’inévitable: les souhaits de changements des Thaïlandais.»

Programme de rupture

Naan, le mototaxi, originaire du nord de la Thaïlande comme Thaksin, fait partie des déçus du PT. Il a toujours voté pour les partis affiliés au clan de la famille Shinawatra. Mais en mai 2023, il a glissé son bulletin de vote en faveur des réformistes du MFP, séduit comme une majorité de ses compatriotes par le programme de rupture que ce parti proposait: la fin du pouvoir militaire et des monopoles acquis à quelques familles puissantes ou encore l’amendement de la loi de lèse-majesté vue par les défenseurs des droits humains comme un outil pour réprimer la dissidence. La récente dissolution de cette formation progressiste fait dire à Naan qu’il a eu raison de lui accorder son vote: «Ce sont les seuls qui restent fidèles à leurs valeurs.»

«Les Thaïlandais ont massivement voté pour le MFP (NDLR: il a obtenu quatorze millions de voix) lors des élections de 2023, mais le parti a été écarté du pouvoir par l’accord conclu entre les élites militaro-royalistes et le PT, souligne Akarachai Chaimaneekarakate, de l’ONG TLHR. «[S]a dissolution et le licenciement de Srettha Thavisin apparaissent comme un tour de force, mais c’est en fait une tentative désespérée par l’establishment de retarder l’inévitable, à savoir que les Thaïlandais veulent des changements maintenant.» Petra Alderman, chercheuse à l’université de Birmingham, rappelle que ces deux décisions de justice s’inscrivent «dans le cadre de la Constitution militaire de 2017». «Elle a été conçue dans le but précis de pouvoir écarter des politiciens ou partis politiques qui dérangent ou ne rentrent pas dans le rang, indique l’autrice d’un ouvrage sur le pouvoir thaïlandais. Car depuis 20 ans, le camp conservateur thaïlandais est incapable de remporter légalement une compétition électorale.»

Alors que l’Union européenne voit dans la dissolution du MFP «un revers pour le pluralisme politique en Thaïlande», Paetongtarn Shinawatra a déclaré sur Instagram, réseau social où elle est suivie par près de 700.000 fans, qu’elle mettrait «toute son énergie» au service des Thaïlandais pour qu’ils «puissent rêver» et «définir leur propre avenir». Une majorité d’entre eux avaient pourtant placé le leur entre les mains d’un parti aujourd’hui dissous. Mais la réincarnation du MFP en Parti du peuple a ravivé la flamme: en trois semaines, il a enregistré 60.000 adhérents, reçu 25 millions de bahts de dons, et vise déjà les élections en 2027. «Si l’on se fie à l’histoire, note Akarachai Chaimaneekarakate, la persécution d’un parti politique tend à le récompenser par une plus grande popularité électorale.» Jusqu’au prochain coup militaire ou judiciaire…

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