Pourquoi la bataille de la mer Noire est cruciale pour la guerre en Ukraine
Cette extension du conflit a pour buts d’empêcher les exportations de céréales et d’isoler la Crimée occupée.
L’espace maritime voisin du sud de l’Ukraine a été un enjeu de la guerre dès le lancement de l’invasion russe, le 24 février 2022. Il est le théâtre depuis près de trois semaines d’une bataille qui a deux objectifs: entraver l’exportation de céréales dont la Russie et l’Ukraine sont parmi les plus grands producteurs au monde, et couper ou préserver les voies d’accès à la péninsule de Crimée, stratégique pour la logistique des troupes d’occupation russes.
Le 25 février 2022, celles-ci s’emparaient déjà de la ville de Melitopol, à proximité des rives de la mer d’Azov. Trois mois plus tard, le 20 mai, elles prenaient le contrôle de celle de Marioupol au terme du plus long siège d’une métropole entrepris par l’armée de Moscou au cours du conflit. De la sorte, le pourtour de cette mer intérieure tombait dans son entièreté sous le contrôle de la Russie. Son ambition de conquérir tous les ports de l’Ukraine sur la mer Noire voisine se heurtait, en revanche, à la puissance de la résistance ukrainienne: malgré des bombardements intenses, la grande ville d’Odessa, au sud-ouest du pays, échappait à l’occupation russe.
Ports sur le Danube
Le fracas de la guerre est revenu la hanter à partir du 27 juillet et l’annonce par Moscou du non-renouvellement de l’accord sur l’exportation des céréales ukrainiennes conclu un an plus tôt sous l’égide des Nations unies et de la Turquie (lire Le Vif du 27 juillet). Pour contrecarrer la volonté affichée par l’Ukraine de poursuivre la livraison de cargaisons malgré la nouvelle donne, l’armée russe a, à nouveau, puni la ville visant en particulier des installations portuaires et des entrepôts céréaliers.
La hargne préventive russe s’est aussi abattue non pas sur les autres ports ukrainiens de la mer Noire, Tchornomorsk et Yuzhny, d’où étaient parties d’autres livraisons depuis le début de la guerre, mais sur des ports ukrainiens sur le Danube, Reni et Izmaïl. Ceux-ci fournissent une alternative à Kiev pour exporter ses céréales, via la Roumanie, malgré le blocus. Mais une alternative partielle, les infrastructures des deux sites étant d’une capacité restreinte qui ne permet pas d’écouler, loin de là, toute la production nationale, de surcroît depuis les bombardements russes de juillet.
A 700 kilomètres d’Odessa
Face à cette pression, la capacité de l’Ukraine à mener des représailles sur le même terrain semblait réduite. Elles eurent cependant lieu. Le 4 août, des drones navals menaient une attaque, à 700 kilomètres d’Odessa, contre l’important port de commerce de la ville de Novorossiïsk, sur les rives russes de la mer Noire. Le lieu abrite une base militaire, des terminaux pétroliers, des entrepôts céréaliers. Le navire militaire de débarquement Olenegorskiy Gornyak, 112 mètres de long, a été touché dans l’opération. Modèle d’inventivité technologique des militaires ukrainiens, l’engin à l’origine des dommages est une sorte de hors-bord reconfiguré, chargé d’explosifs (450 kilos de TNT) et activé à distance grâce au guidage satellitaire mis à disposition par la société Starlink d’Elon Musk.
Le message ainsi envoyé par Kiev se voulait clair: nos forces ont aussi la faculté de perturber vos exportations de céréales. Après la promesse faite par Vladimir Poutine de garantir l’approvisionnement des pays concernés à l’occasion du sommet Russie-Afrique des 27 et 28 juillet à Saint-Pétersbourg, il avait valeur d’avertissement. Encore faudrait-il que les Ukrainiens puissent répéter à foison ce type d’action complexe, ce qui n’est pas nécessairement garanti. A tout le moins, la menace doit planer dans les réflexions des Russes, dont les dispositifs de défense ont une nouvelle fois été pris en défaut.
Isoler la Crimée
Sur cette confrontation avec les exportations céréalières pour toile de fond, se greffe une bataille autour de la Crimée, annexée par Moscou depuis la «première» guerre d’Ukraine en 2014. La péninsule est à la fois la base arrière des forces russes déployées dans le sud occupé du pays et la principale voie d’acheminement de leur matériel depuis la Russie et ses centres militaires et logistiques à Rostov-sur-le-Don ou… Novorossiïsk. Elle abrite aussi, dans sa base navale de Sébastopol et en vertu d’un accord de concession datant de l’époque soviétique (lire l’encadré ci-contre), le siège du commandement de la flotte russe de la mer Noire.
Enjeu stratégique majeur donc, de surcroît dans le contexte de la contre- offensive de l’armée ukrainienne lancée le 4 juin. L’objectif des Ukrainiens de couper ou d’entraver les lignes d’approvisionnement russes passe logiquement par une action contre les ponts entre la Russie et la péninsule, et entre celle-ci et les provinces de Kherson et de Zaporijia. Dans la première zone, le pont de Kertch, qui enjambe le détroit du même nom, a été ciblé le 17 juillet (voie routière endommagée) après l’avoir été le 22 octobre 2022 (voies routière et ferroviaire touchées). Dans les deux cas, des réparations relativement rapides ont été possibles.
Sur la zone depuis la Crimée vers le reste de l’Ukraine, les ponts de Tchonhar et de Henitchesk, au nord-est du territoire criméen, ont été frappés le 6 août. Ils ont été partiellement détruits. Le premier avait déjà été touché en juin. Conséquences: la ligne logistique de l’armée russe a dû être prolongée jusqu’à la localité d’Armiansk, située plus à l’ouest, et le temps d’acheminement du matériel allongé en proportion.
On peut douter que ces dommages, sans doute provisoires, perturbent grandement l’action de l’armée russe. Mais dans une confrontation où, pour le moment, tout gain ou toute perte de quelques kilomètres de territoire est scruté pour établir l’avantage pris par un camp sur l’autre, chaque coup porté à l’ennemi est susceptible de redonner le moral. L’évolution du conflit dira aussi si cette pression exercée par l’Ukraine sur les forces russes en Crimée fut d’un apport significatif sur l’éventuelle réussite de la contre-offensive de l’armée de Kiev dont un des objectifs affichés est la reconquête de la ville de Melitopol, porte d’entrée vers la péninsule tant convoitée.
Un espace stratégique réglementé
Mer Noire. Bordée par la Bulgarie, la Roumanie, l’Ukraine, la Russie, la Géorgie et la Turquie, cette mer est d’une superficie de 436 000 km2 (l’équivalent du territoire de la Suède). Elle est reliée, au nord-est, à la mer d’Azov (37 600 km2, équivalant à la superficie de la Moldavie) par le détroit de Kertch, entre la Russie et la Crimée ukrainienne occupée. Dans sa partie méridionale, la mer Noire a un accès à la mer de Marmara à travers le détroit du Bosphore, qui sépare les parties européenne et asiatique de la métropole turque d’Istanbul.
OCEMN. L’organisation de coopération économique de la mer Noire a été créée en 1992, à Istanbul. Elle est devenue opérationnelle en 1999 après ratification par ses Etats membres du traité l’instituant. Aujourd’hui, outre les pays riverains de la mer, elle regroupe sept autres pays – Albanie, Arménie, Azerbaïdjan, Grèce, Macédoine du Nord, Moldavie et Serbie. Sa mission originelle était de promouvoir la coopération multilatérale politique et économique. La guerre en Ukraine a sérieusement entravé ses activités. Une altercation avec force coups de poing, à Ankara le 5 mai dernier, entre un député ukrainien et un représentant de la délégation russe lors d’une réunion de l’assemblée parlementaire de l’organisation, est la dernière actualité notable la concernant.
Contrôle des détroits. La Convention de Montreux du 20 juillet 1936 régit les modalités de passage des navires dans le détroit du Bosphore et dans celui des Dardanelles qui, plus au sud, relie la mer de Marmara à la mer Egée. Elle attribue à la Turquie la responsabilité de ce contrôle. En temps de paix, la libre circulation doit être assurée hors d’éventuels contrôles sanitaires et de sécurité. En temps de guerre, Ankara est habilité à la restreindre. Le 26 février 2022, la Turquie a interdit le passage des navires militaires russes et ukrainiens.
Sébastopol. En 1954, Nikita Khrouchtchev, le leader de l’Union soviétique, cède la Crimée à l’Ukraine à l’occasion de la célébration du tricentenaire de la réunification entre ce pays et la Russie. La base militaire de Sébastopol, sur les bords de la mer Noire, se voit cependant dotée d’un statut spécial qui la maintient sous administration russe jusqu’à la dislocation de l’URSS en 1991. En 1992, la Crimée devient une république autonome au sein de l’Etat ukrainien. Mais Sébastopol conserve sa particularité. L’usage de la base militaire est réservé à la Russie en vertu d’un bail qui est prolongé en 2010 jusqu’en 2042. Aux yeux de Moscou, Sébastopol est redevenue entièrement possession russe depuis l’annexion de la Crimée en 2014. La construction du pont de Kertch, terminée en 2019, a consacré cette reprise en main contestée par Kiev.
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