Pourquoi est-il si difficile pour les USA d’imposer le contrôle des armes sur leur sol?
Et ce, même après deux fusillades meurtrières en un week-end. L’américaniste André Kaspi répond par le rappel de l’histoire.
Il est des scènes qui demeurent gravées dans la mémoire. Parmi elles, cette manifestation d’indécence de Donald Trump, avant son élection à la Maison-Blanche, lorsque, gestuelle à l’appui, il osa expliquer que les terroristes de Daech auraient fait moins de victimes, au Bataclan, à Paris, en novembre 2015, si les spectateurs du concert avaient tous été autorisés à porter une arme… Cette prise de position, rappelée dans le dernier essai La Nation armée, les armes au coeur de la culture américaine (L’Observatoire, 224 p.) de l’américaniste André Kaspi, mesure le chemin qu’il reste à parcourir aux Etats-Unis pour contenir l’usage des armes à feu. La succession de deux fusillades meurtrières le week-end des 3 et 4 août – vingt-deux morts dans un centre commercial d’El Paso par un jeune Blanc apparemment motivé par des considérations racistes et neuf tués, quelques heures plus tard, dans un quartier animé de Dayton – sont-elles de nature à faire changer les Etats-Unis de paradigme ? Les consciences s’éveillent certes, depuis la multiplication des fusillades, notamment en milieu adolescent, mais hélas très lentement. La raison en est historiquement déterminante : la liberté d’être armé est garantie aux citoyens de l’Union par le célèbre deuxième amendement, dont André Kaspi remémore l’entière genèse.
À l’origine, le « droit à détenir et à porter des armes » ne suscite aucune polémique.
Nous sommes en 1791. » Les Etats-Unis ne ressemblaient pas à ceux d’aujourd’hui. Ils venaient à peine d’obtenir leur indépendance et, au terme de controverses à la fois juridiques et politiques, avaient enfin adopté une Constitution fédérale. » André Kaspi nous emmène visiter les Archives nationales de Washington. Nous y découvrons trois reliques patriotiques, dûment conservées à l’abri d’une vitrine en verre : la Déclaration d’indépendance (1776), la Constitution, le Bill of Rights. Ces archives, qui ont échappé in extremis à l’anéantissement, forment les » trois piliers de l’histoire nationale « , comme il le souligne. Venir les contempler, pour chaque Américain, c’est bétonner son sentiment d’appartenance. Retremper à la source de sa proudness, autrement dit la fierté que lui inspire son américanité.
Droit naturel
En 1776, aux premiers jours de l’été, lorsque les sujets de Sa Majesté britannique au Nouveau Monde proclament à la face de l’univers leur indépendance et le droit inaliénable de chaque homme à rechercher le bonheur ( » the pursuit of happiness « ), ils ne sont qu’au début de leurs ennuis. Et de leur lutte.
Seize longues années vont suivre, pendant lesquelles ils vont notamment subir le pilonnage des mercenaires hessois que la Grande-Bretagne leur réserve. Sans l’aide des Français Rochambeau et La Fayette, ils n’auraient pas pu contenir cette poussée hostile. Le mois d’octobre 1781 voit la reddition du tuteur britannique. Composée originairement de 13 Républiques, la Confédération est le théâtre d’un affrontement où les plus petits Etats (à l’instar du Massachusetts, avec Boston) arrachent aux plus grands le » principe d’une voix par Etat « . Et, rappelle Kaspi, c’est presque à la hâte, en quelques semaines de l’été 1787, que les 55 délégués réunis en conclave se mettent d’accord sur un texte constitutionnel. Mais attention : le conflit politique autour de l’adoption de ce texte ne fait que commencer. Il met aux prises, prévient-il, fédéralistes et antifédéralistes.
Les fédéralistes (ou nationalistes) sont les partisans de la Constitution en l’état. Les antifédéralistes, eux, sont vent debout contre un texte qui, à leurs yeux, viole les principes chers à Montesquieu (L’Esprit des lois). Pour eux, » un gouvernement républicain convient à un petit territoire et ne saurait s’étendre à l’ensemble des Etats-Unis « .
Comment trouver un terrain d’entente, un compromis ? » James Madison, un Virginien influent jouissant de la confiance de Washington et de Jefferson […] milite […] pour faire adopter la Constitution. Dans ce but, il s’attelle à la tâche de convaincre les antifédéralistes, bien qu’il ne partage pas leurs craintes. Il s’inspire de la déclaration virginienne pour proposer des amendements. » Le but : assurer l' » unité nationale « . C’est alors que, de façon nullement anodine, cinq Etats, dont le Massachusetts et la Virginie, proposent un amendement en faveur du droit de chaque citoyen au port d’armes, afin d' » assurer leur défense et celle de l’Etat « .
Il faut se replacer dans un temps où la police est embryonnaire, ce qui délègue à chacun la tâche d’assurer la sécurité de son bassin de vie local, le plus souvent rural. Le » droit à détenir et à porter des armes » est alors conçu, précise André Kaspi, comme un droit naturel » qui ne suscite aucune polémique « . Les us et coutumes ont, toujours, des racines historiques profondes. La préférence américaine pour le port d’armes n’y déroge pas. Et ce trait explique également que, jusqu’à une date récente, le deuxième amendement n’ait été ni contesté ni véritablement discuté.
Vérité intemporelle
Mais, forte de son poids constitutionnel accru, la Cour suprême s’est néanmoins ressaisie, il y a une décennie, de ce vieux dossier. C’est en 2008 qu’elle » a rendu un arrêt d’une importance capitale sur les armes à feu « . Son auteur : le juge Antonin Scalia. Que nous dit, pour Scalia, le deuxième amendement ? » Le premier membre de la formulation fait référence à une milice bien ordonnée […] nécessaire à la sécurité d’un Etat libre « , commente Kaspi. Voilà qui a perdu de son importance. Reste la seconde moitié de la phrase : » Le peuple, c’est l’ensemble des Américains, chacun d’entre eux étant pris séparément, disposant pleinement des droits qui sont énumérés. Donc, le deuxième amendement concerne chaque Américain, individuellement. »
L’invocation du 2e amendement est une protection intangible contre toute réforme.
Conclusion, pour Scalia : » L’amendement accorde à chaque individu le droit de détenir et de porter (au sens strict du terme) des armes ; c’est un droit individuel, qui n’a rien à voir avec l’armement de la milice. » Ainsi, entre 2010 et 2013, la Cour suprême a- t-elle étendu à tous les Etats son application. Et pendant ce temps, le deuxième amendement s’est mué en » une sorte de vérité intemporelle, la référence essentielle de ceux qui défendent la détention des armes à feu « . Pire, son invocation est » une protection intangible contre toute réforme « .
Dans le débat interne à la Cour, un autre juge, Stephen Breyer, avait pour sa part défendu le droit individuel au port d’armes tout en demandant qu’on s’interroge sur » son application et ses limites « . C’est précisément ce que le puissant lobby des armes à feu refuse.
Plus que jamais, les Américains sont divisés. Fracturés par cette question. Jusqu’à la haine. Le fossé entre pro- et anti-guns surclasse largement en acuité celui qui existe entre les démocrates et les républicains. Au musée de la National Rifle Association (NRA), le lobby proarmes, on refourgue à chaque visiteur une documentation de » sensibilisation » où abondent les réconfortants exemples d’honnêtes gens qui ont réussi à mettre en déroute leur agresseur, grâce au gun qu’ils abritaient discrètement dans la poche de leur veste ; chez les antiarmes, malgré le soutien notable d’un Barack Obama, on peine encore à combattre » à armes égales » la propagande huilée de la NRA. Dernièrement, les partisans du contrôle ont dénoncé ce bump stock, cet accessoire d’armurerie qui transmue une arme semi-automatique, comme l’AR-15, en arme automatique… et si facile à acquérir.
André Kaspi reste prudent, mais affirme sa conviction que le programme des antiarmes pourrait finir par remporter l’adhésion d’une majorité d’Américains. La récurrence horrifique des fusillades de masse qui endeuillent le pays commence à faire – un peu – bouger les esprits, même les plus attachés à une interprétation extensive du deuxième amendement.
Reste une interrogation formulée, il y a plusieurs décennies, par le grand historien américain Richard Hofstadter, et si actuelle : » Pourquoi, parmi les nations industrielles de notre temps, les Etats-Unis s’accrochent-ils à l’idée que l’accès, répandu et sans limites, aux armes est, pour une population urbaine, acceptable et sans danger ? » Oui : pourquoi ?
Par Alexis Lacroix.
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