Le fournisseur d’Internet par satellite Starlink, un outil crucial pour l’armée ukrainienne dans le conflit. © belgaimage

Pourquoi Elon Musk est «obligé» de ménager les Russes

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Les intérêts de ses sociétés et une admiration pour la conquête spatiale soviétique expliquent sa position ambiguë. Mais son pouvoir est grand.

Avec la mise à disposition de Starlink, le fournisseur d’accès à Internet par satellite de la société Space X, Elon Musk apportait depuis le début de la guerre un soutien essentiel à l’armée et aux civils ukrainiens. La publication, le 3 octobre 2022, d’un «plan de paix» outrageusement favorable à la Russie (Crimée russifiée, sort des autres territoires occupés soumis aux résultats d’un référendum, neutralité de l’Etat ukrainien…) avait jeté un doute sur l’engagement pro-occidental du milliardaire américano-canado-sud-africain. Sa décision, à peu près à la même époque, de refuser d’activer Starlink pour empêcher une attaque par l’Ukraine de la flotte russe de la mer Noire accroît un peu plus encore la méfiance envers le rôle du patron de Space X et de Tesla dans la guerre.

Le patron de Tesla a d’énormes intérêts en Chine. Et la Chine est prorusse.

L’information est révélée par le journaliste américain Walter Isaacson dans la biographie autorisée qu’il consacre à Elon Musk (Elon Musk, Fayard, 672 p. pour la version française). On y apprend que l’entrepreneur a eu des entretiens avec le chef d’état-major des forces armées américaines, le genéral Mark Milley, avec le conseiller à la sécurité nationale, Jake Sullivan, et avec l’ambassadeur de Russie à Washington, Anatoli Antonov. Ce dernier lui aurait signifié qu’une attaque sur l’Ukraine entraînerait de la part de Moscou une réplique nucléaire. Or, Elon Musk entend que l’utilisation qui est faite de sa technologie ne contribue pas à une escalade. Mais que cherche le milliardaire dans le conflit en Ukraine? Eléments de réponse avec Olivier Lascar, ingénieur, journaliste et auteur de Enquête sur Elon Musk, l’homme qui défie la science (Alisio, 2022).

A travers Space X, Elon Musk entretient des contacts avec les Russes.
A travers Space X, Elon Musk entretient des contacts avec les Russes. © belgaimage

Avec Starlink, Elon Musk s’octroie-t-il un pouvoir d’acteur du conflit en Ukraine?

Oui. Avec la guerre en Ukraine, on a vu Elon Musk changer de nature. De milliardaire de la Silicon Valley et d’entrepreneur des Gafam au sens large qu’il était, il est devenu un acteur géopolitique. Par la façon dont il intervient dans ce conflit, il peut en changer l’issue. Sa participation est clairement déterminante. Cela a d’ailleurs été affirmé par les Ukrainiens eux-mêmes. Ils sont évidemment mécontents qu’Elon Musk a sciemment coupé le service Starlink pour empêcher une attaque sur la flotte russe en Crimée. Mais, même depuis cette décision, ils conviennent que leur usage de Starlink a changé la tournure du conflit.

L’attaque empêchée contre la flotte russe et la proposition d’un plan de paix favorable à Moscou situent-elles Elon Musk dans un camp prorusse? Ou se profile-t-il comme un médiateur?

Je ne pense pas qu’on puisse dire qu’il est prorusse. Le fait de donner aux Ukrainiens l’accès à Starlink l’a quand même positionné dans ce camp-là. Aujourd’hui, sa position est plus complexe et plus ambivalente. Pour autant, on ne peut pas non plus le définir comme un médiateur. Sans doute aimerait-il l’être. Son poids géopolitique s’impose à tous du fait de la puissance de Starlink. Mais c’est une situation qui semble ne pas être acceptée. Les belligérants n’ont pas envie de discuter avec lui. Son plan de paix n’a intéressé personne quand il l’a rendu public. Il n’est pas médiateur. Il n’est pas prorusse. Mais de par sa position, il est en contact avec les Russes. Space X est une interface du seul lieu où subsiste encore aujourd’hui un dialogue entre les Américains et les Russes, la station spatiale internationale (ISS), puisque cette société y envoie notamment la capsule Dragon qui assure le relais d’un équipage à l’autre, dans lesquels cohabitent toujours Russes et Américains. Par ailleurs, Elon Musk, c’est aussi Tesla. Le constructeur de voitures électriques a d’énormes intérêts en Chine. Et la Chine est prorusse. Les intérêts de Musk sont économiques. Il fait tout pour que ses sociétés prospèrent. Je ne crois pas que Musk aspire à devenir un homme politique. Il veut que ses entreprises atteignent les objectifs qu’il leur a assignés. Il a besoin de la Chine dans le développement de Tesla. La Chine étant prorusse, il est enclin à ménager la Russie pour se concilier les bonnes grâces des Chinois.

N’est-ce pas un jeu risqué? Elon Musk l’homme d’affaires n’a-t-il pas plus à perdre qu’à gagner à jouer un rôle politique?

Jouer un rôle «politique», pas dans le sens traditionnel mais dans celui d’une interface avec le monde politique, est devenu une nécessité pour lui parce que la difficulté que rencontrent à l’heure actuelle toutes ses entreprises est plus d’ordre législatif que technique et scientifique. Je m’explique. Tout ce qu’il fait ne fonctionne pas encore parfaitement d’un point de vue scientifique. Mais il est entouré d’excellents ingénieurs. Il avance petit à petit. En revanche, il est confronté à de plus en plus de freins d’ordre administratif. Starship, sa superfusée qui doit aller sur la Lune et après-demain sur Mars, a explosé il y a quelques mois lors d’un premier tir. Une nouvelle est prête à décoller. Mais elle ne peut pas le faire parce qu’elle n’a pas l’autorisation de l’administration qui est en charge de ces questions. Il a donc besoin de nouer des liens politiques de plus en plus forts pour faciliter l’avancée de ses projets. C’est vrai pour le spatial. C’est vrai pour Neuralink, avec laquelle il aspire à équiper les cerveaux d’un dispositif de puces pour commander les ordinateurs. Aujourd’hui, on n’a pas le droit d’opérer des personnes en bonne santé pour faire cela. Il faudra qu’un jour un Etat des Etats-Unis le permette. Ce sera possible quand il aura des alliés politiques qui l’y autoriseront. De toute évidence, il a choisi le camp des républicains. Il y a fort à parier que si ceux-ci accèdent à la Maison-Blanche l’année prochaine, beaucoup de verrous sauteront pour Elon Musk. En revanche, si Joe Biden est réélu, cela risque de se compliquer davantage pour lui. Cela fait vingt ans que Musk est dans les affaires. Jusqu’à présent, il avait soutenu aussi bien les républicains que les démocrates. On l’avait vu au côté de Bill Clinton, de Barack Obama, de Donald Trump… Depuis un an et demi, il est sorti de l’ambiguïté pour prendre une coloration politique. Il joue un jeu risqué.

Aujourd’hui, la créature Elon Musk est en position de pouvoir s’affranchir du contrôle de son créateur, les Etats-Unis.» Olivier Lascar, ingénieur.

Mettra-t-il sa machine X (ex-Twitter) au service du camp républicain pendant la campagne électorale?

D’une certaine façon, c’est déjà ce qu’il est en train de faire. Le lancement de la précampagne de Ron DeSantis s’est déroulé sur X. Des personnalités très à droite du monde de la presse, à l’instar de Tucker Carlson, utilisent X comme première plateforme de diffusion… Musk fait de X non plus un réseau social neutre, mais un véritable média de diffusion d’idéologie ultradroitière américaine.

Pourquoi prend-il parti pour un camp aux Etats-Unis alors qu’en Ukraine, il essaie de ménager les deux parties au conflit?

Depuis une vingtaine d’années, Elon Musk a prospéré parce qu’il a eu des bonnes intuitions technologiques, parce qu’il s’est bien entouré et a pu se payer les meilleurs autour de lui, parce qu’il a eu une baraka extraordinaire… Space X a bénéficié de l’argent public des Etats-Unis, via la Nasa, pour devenir le taxi pour la station spatiale internationale au moment où la société rencontrait les plus grandes difficultés. Aujourd’hui, Elon Musk a dépassé ce stade. D’un point de vue financier, il est devenu assez détaché du partenariat avec l’acteur public. Avec Starlink par exemple, il a défini un business qui est complètement vertical. Il construit les fusées, lance les satellites et assure le service Web. Il maîtrise tout. Et tous les bénéfices sont pour lui. Les Etats-Unis ont permis à Elon Musk de se développer. C’est leur créature. Aujourd’hui, la créature est en position de pouvoir s’affranchir du contrôle de son créateur parce qu’il est devenu tellement puissant qu’il peut faire ce qu’il veut.

Olivier Lascar
Olivier Lascar © National

On décrit souvent Elon Musk comme un libertarien. A-t-il évolué pour se rapprocher du camp républicain?

D’un point de vue idéologique, il est correct de le décrire comme libertarien. Le libertarien est celui qui veut un minimum de règles, voire pas de règles du tout, qui puissent l’entraver. Je ne crois pas qu’on puisse dire qu’il est devenu républicain dans le sens partisan. Pour définir idéologiquement Elon Musk, je ne dirais pas qu’il est républicain ou antidémocrate mais technoprophète. Il fait partie de ces individus qui pensent qu’une technologie est une fin en soi et qu’elle est la réponse à tous nos problèmes. On le voit bien avec sa vision de la voiture autonome. Sa conviction est que le point faible dans une voiture, c’est ce qui se trouve entre le volant et le siège, l’être humain. Un autre terme convient pour le définir, il est «cosmiste». Les «cosmistes» considèrent que le destin de l’humanité est d’aller essaimer sur d’autres planètes. Cette théorie vient d’un des pères de l’industrie spatiale soviétique puis russe, Constantin Tsiolkovski (1857 – 1935), l’auteur de la phrase «la Terre est le berceau de l’humanité, et on ne passe pas sa vie entière dans un berceau». Cette référence à l’histoire scientifique russe est peut-être une des clés pour comprendre la proximité d’Elon Musk avec les Russes. Il a été ébloui par ce qu’a été la conquête spatiale soviétique. Gamin, il dévorait les bouquins sur ce thème. Ce fut pour lui une lecture fondatrice.

Elon Musk aurait empêché une attaque de la flotte russe en Crimée de crainte d’une réplique nucléaire.
Elon Musk aurait empêché une attaque de la flotte russe en Crimée de crainte d’une réplique nucléaire. © getty images

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