Pourquoi Berlin est la risée de l’Allemagne
Berlin ne cesse d’être décriée en raison de dysfonctionnements réguliers: du report des élections régionales à l’engorgement des services de l’administration, en passant par la décrépitude des écoles et le retard dans la construction de l’aéroport. Les autres länder-payeurs se lassent de cette «gabegie».
«Berlin est, malheureusement, en train de devenir une ville chaotique, à commencer par la classe politique, qui ne peut ni organiser des élections ni garantir la sécurité de ses citoyens…» Le ministre-président de la Bavière, Markus Söder, est connu pour ses déclarations à l’emporte-pièce et pour son chauvinisme régional. Berlinois et Bavarois ne s’apprécient guère, ça ne date pas d’hier. Mais ce qui irrite tant le chef du land et patron du parti ultraconservateur et catholique bavarois, la CSU, ce sont les dysfonctionnements à répétition de la capitale. Ainsi que leurs conséquences sur les finances de sa région.
Berlin, «ville pauvre mais sexy», comme la décrivait, en 2003, son ancien maire social-démocrate Klaus Wowereit, ne peut se passer de la manne financière versée par les länder plus fortunés (la ville a reçu 3,6 milliards d’euros de compensations en 2021), tels que la Bavière ou la Hesse, au nom du principe des compensations interrégionales, très contestées au sud du pays. Si Berlin n’est capable ni d’organiser des élections ni de faire fonctionner correctement ses écoles et ses administrations, alors Munich n’a aucune raison de poursuivre ses versements, selon la logique bavaroise.
Le marathon oublié
Petit retour en arrière sur ces élections «de la honte», comme elles furent appelées. Lorsqu’il s’agit de fixer la date des scrutins régional et municipal de Berlin, prévus pour la fin de l’année 2021, l’équipe au pouvoir dans la capitale opte pour le 21 septembre, le jour des élections législatives. Cette date doit devenir «une superjournée électorale» dans l’esprit du maire. Les Berlinois devront, en effet, élire leurs députés du Bundestag, voter pour le parlement régional de Berlin, choisir leurs conseillers municipaux d’arrondissement et se prononcer pour ou contre l’expropriation des gros bailleurs dans le cadre d’un référendum local contesté. Mais ce sera plutôt le «superflop» du siècle.
Personne n’a assumé la responsabilité de cette défaillance unique de l’Etat, ni même tiré de conséquences personnelles.
Les électeurs les plus âgés sont perdus face à leurs quatre bulletins de vote. Les queues s’allongent devant les bureaux. Et quand les bulletins viennent à manquer dans certains d’entre eux au centre-ville, on ne peut les réapprovisionner – les routes ayant été coupées en raison du marathon de Berlin, un événement qui attire des centaines de milliers de visiteurs. Mais le marathon n’est pas seul responsable de la débâcle: plusieurs bureaux ont tout simplement reçu la liste des candidats d’un autre arrondissement que le leur. Dans le chaos, des milliers d’électeurs ne peuvent déposer leur bulletin dans l’urne qu’après la fermeture officielle des bureaux et la publication des premiers résultats, à 18 heures.
Le sénateur en charge des Affaires intérieures de Berlin doit finalement concéder de «graves irrégularités dans 208» des quelque 2 200 bureaux de vote. Les élections sont annulées. Et que se passe-t-il? «Rien!», s’étonne le commentateur du quotidien suisse Neue Zürcher Zeitung, stupéfait face à l’indolence de la classe politique locale. «Personne n’a assumé la responsabilité de cette défaillance unique de l’Etat, ni même tiré de conséquences personnelles, et surtout pas le sénateur pour l’Intérieur de l’époque. Au contraire, il a même été promu, à sa demande, sénateur chargé du Développement urbain, de la Construction et du Logement.» Les élections bis, finalement tenues le 12 février, ont vu la victoire de la CDU, la droite. De quoi sérieusement hypothéquer la reconduction de la coalition entre le SPD (social-démocrate), les Verts et la gauche radicale…
Cartes postales ironiques
«Pauvre mais sexy», le slogan de Klaus Wowereit colle depuis à la peau des Berlinois, réputés pour leur humour pince-sans-rire. Une ironie aigre qu’on retrouve jusque sur les cartes postales vendues dans les boutiques de souvenirs. Sur l’une d’elles, on voit le portrait en noir et blanc de l’ancien chef d’Etat de la RDA, Walter Ulbricht, assurant que «personne n’a l’intention d’ouvrir un aéroport ici!», une double allusion au planning catastrophique de la construction du nouvel aéroport international BER, qui avait fait de Berlin la risée de l’Allemagne, et à l’enfermement des citoyens pendant les quarante années de la dictature communiste.
Sur une autre, on peut lire au sujet du réseau local de trains rapides, le S-Bahn, réputé pour ses pannes à répétition: «Les quatre principaux ennemis du S-Bahn: le printemps, l’été, l’automne, l’hiver». La météo est régulièrement invoquée par la Deutsche Bahn, gestionnaire du réseau, pour justifier les retards et les coupures de lignes. De son côté, le quotidien local Morgenpost titrait lors de la relégation du club de football local du Hertha BSC de la Bundesliga, la première division du championnat allemand: «Berlin, c’est quand on n’a même pas besoin d’un aéroport pour se faire éjecter.»
Land et commune
«Si Berlin est chaotique, c’est surtout lié à la double structure administrative et politique de la ville, puisque Berlin est à la fois un Land, doté d’un gouvernement régional, et une commune comptant douze arrondissements avec, chacun, son propre conseil municipal, justifie le politologue Gero Neugebauer, de l’université libre de Berlin. Cela ne fonctionne que là où les différentes administrations ont une structure, une organisation et une qualification qui est à la hauteur.» A Berlin, où le manque d’argent est récurrent, ce ne serait pas le cas. Les écoles, le bâtiment et le programme de construction de nouveaux logements, mais aussi la santé et la sécurité ou l’organisation des élections, en souffrent.
La nouvelle industrie de l’Internet a créé les bases d’une nouvelle prospérité. Mais c’est une prospérité encore fragile.
La liste des dysfonctionnements semble sans fin. Dans la capitale, il faut attendre des semaines, voire des mois, pour décrocher un rendez-vous afin de renouveler son passeport, faire immatriculer sa voiture, ou obtenir un acte de naissance ou de décès. A l’automne, le compteur annonçait un embouteillage de 250 000 demandes de rendez-vous en souffrance, certains des plus urgents. Dans nombre d’écoles, les seaux en plastique ont fait leur apparition dans les salles de classe, pour récolter l’eau qui fuit du toit, lors des fortes pluies. Plus de la moitié des enseignants recrutés au cours des dernières années pour faire face à la pénurie de professeurs n’ont pas les diplômes requis, faute de candidats. Il faut dire que les salaires des enseignants berlinois sont nettement moins élevés que dans les autres régions d’Allemagne, et la ville est la seule du pays où les nouveaux professeurs n’ont pas le statut de fonctionnaire.
A l’aéroport BER, qui a enfin ouvert avec neuf ans de retard, les compagnies aériennes demandaient aux passagers à la veille de Noël d’arriver quatre heures à l’avance! Trop de familles avaient raté leur vol lors des vacances d’automne, à cause de files phénoménales au contrôle de sécurité, faute de personnel. Dans cette longue liste de dysfonctionnements, le report des élections du 21 septembre fait presque figure de détail.
Ancien bastion industriel, Berlin ne s’est jamais remise de la Seconde Guerre mondiale et de sa partition. Les gros employeurs quittent la ville au début de la guerre froide, comme Siemens qui part à Munich, ou la Deutsche Bank qui fuit à Francfort, la future capitale financière de l’Allemagne. La partie ouest de la ville, isolée au milieu de l’Allemagne de l’Est, ne survit entre 1945 et 1989 que sous perfusion financière du gouvernement de Bonn, alors capitale de la République fédérale: les Berlinois de l’Ouest bénéficient d’une ristourne d’impôt de 8%, les entreprises qui produisent sur place sont subventionnées.
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Mentalité d’assistés?
Le système prend fin brusquement après la réunification. Mais il y a subsisté une «mentalité d’assistanat», estime l’historien Klaus-Peter Sick, chercheur au centre Marc Bloch. Relativement peu peuplée (3,3 millions d’habitants) par rapport à d’autres capitales européennes telles que Paris ou Londres, Berlin, dépourvue d’hinterland, «forme sur la carte de l’Allemagne une grande tache au milieu de nulle part, insiste l’historien. De toute son histoire, Berlin n’a connu qu’une brève période de prospérité relative, avec la première révolution industrielle, entre 1880 et la grave crise de 1929. Depuis, la situation économique a toujours été difficile.» Le surendettement – la capitale cumule 73 milliards d’euros de dettes – limite les capacités d’investissement, un cercle vicieux qui ne fait qu’aggraver les difficultés, notamment les sous-effectifs de l’administration, de la police, de l’éducation ou de la santé.
Dans ce contexte, une petite lueur se dessine, au bout du tunnel, avec le développement de la scène technologique. Berlin est la seconde ville en Europe pour la création de start-up, derrière Londres. Elle attire chaque année 30 000 à 40 000 nouveaux habitants, ce qui aggrave la crise du logement, mais augmente les recettes fiscales. Jusqu’à la crise sanitaire, la croissance économique était supérieure à la moyenne nationale et le chômage, bien que plus élevé qu’ailleurs, était en recul continu. «La nouvelle industrie de l’Internet a créé les bases d’une nouvelle prospérité, constate Klaus-Peter Sick. Mais c’est une prospérité tout à fait récente et encore fragile.»
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