Pour progresser, « il faut une masse critique d’hommes et de matériel dont ne dispose pas l’Ukraine »
En prenant pied sur la rive gauche du Dniepr, les Ukrainiens créent la possibilité d’une nouvelle voie d’accès à la Crimée. Encore faudra-t-il que le matériel suive…
Si même les éléments s’y mettent… Une violente tempête a balayé en début de semaine le sud de la Russie, la Crimée ukrainienne annexée par Moscou et les provinces occupées de Kherson, Zaporijia, Donetsk et Louhansk. Le phénomène météorologique conforte l’idée que le front de la guerre en Ukraine n’évoluera guère jusqu’à l’arrivée du printemps.
Cette stagnation, que l’incapacité de l’armée de Kiev à opérer des percées dans les lignes de défense russes explique aussi, ne signifie pourtant pas que rien ne se passe. Le 27 novembre, le secrétaire général de l’Otan, Jens Stoltenberg, a assuré que les Ukrainiens avaient infligé «de lourdes pertes aux envahisseurs russes tant en soldats qu’en capacités de combat». Il a appelé à distinguer «le fait que la ligne ne bouge pas de façon significative et le fait que des combats très, très intenses ont lieu». L’ancien Premier ministre norvégien faisait-il là œuvre de wishful thinking à la fois pour encourager les troupes de Kiev dans cette période difficile et pour rassurer les Occidentaux sur les capacités de celles-ci à repousser l’agresseur une fois le printemps venu? Le ministère britannique de la Défense a donné du crédit aux propos du patron de l’Otan en qualifiant de «plausibles» les pertes russes en novembre avancées par l’état-major ukrainien: en moyenne 931 soldats russes tués par jour, soit quelque 28 000 hommes au cours du mois, ce qui, même à l’aune du réservoir de chairs à canon de la Russie, est un tribut considérable.
On est dans une guerre d’usure. C’est la capacité à durer qui compte.
Un tournant fondamental
Les encouragements de Jens Stoltenberg seraient cependant ambivalents. Car à l’entendre, si le front ne bouge pas de manière significative, cela signifierait que la conquête par l’armée ukrainienne, depuis octobre, de positions sur la rive gauche du Dniepr, du côté de Kherson, ne l’est pas non plus. Or, cette percée n’est pas anecdotique. «C’est un tournant fondamental tactique, puisque l’armée ukrainienne a franchi une barrière naturelle très compliquée à surmonter. Mais il est trop tôt pour le transformer en percée opérationnelle ou stratégique qui impliquerait une avancée vers la Crimée, tempère Thibault Fouillet, directeur scientifique de l’Institut français d’études de stratégie et de défense (IESD) et coordinateur de l’ouvrage collectif La Guerre au XXIe siècle. Le retour de la bataille (éd. du Rocher, 2023, 300 p.). On voit bien que le blocage tactique russe, matérialisé dans la zone de Zaporijia par des tranchées, fonctionne partout. Pour pouvoir mener une contre-offensive majeure, il faut une masse critique d’hommes et de matériel, qui aujourd’hui n’est pas disponible dans le camp ukrainien.»
L’expert rappelle que les axes d’opération de l’armée ukrainienne furent au nombre de trois, même avant la contre-offensive de juin: le premier dans la zone de Kherson avant la destruction du barrage de Nova Kakhovka le 6 juin, un deuxième dans la région de Zaporijia et le dernier plus au nord près de Bakhmout dans l’oblast de Donetsk. «En prenant pied sur la rive gauche du Dniepr, les Ukrainiens commencent à valider ce prérequis qui sera indispensable à un moment ou à un autre s’ils veulent aller jusqu’en Crimée. Mais on est encore loin d’avoir l’entièreté des moyens et des capacités nécessaires pour y parvenir», complète Thibault Fouillet.
Eparpillement des forces
En attendant, cette avancée au sud-ouest du pays a au moins l’avantage pour la partie ukrainienne de contraindre l’armée russe à mobiliser des troupes pour la contenir et à les retirer des autres fronts. «A moins d’être dans la tête du commandement ukrainien, il est très difficile de savoir exactement si c’est le schéma d’opération qui a été choisi. Mais indirectement, cela a forcément un effet, analyse le coordinateur de La Guerre au XXIe siècle. Pourquoi? Parce qu’en réalité, lorsque le front est figé, vous avez une verticalisation des axes des forces, comme pendant la Seconde Guerre mondiale. Vous pouvez opérer des coups de pression pour que l’adversaire consomme des réserves à un endroit afin de soulager la pression ailleurs. Les Russes sont obligés de mobiliser des moyens à cet effet. Cela étant, est-ce un objectif majeur de l’armée ukrainienne? Le temps nous le dira.»
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En l’occurrence, il le dira sans doute en 2024. La période hivernale ne facilitera pas la poursuite d’opérations d’envergure mais ce n’est pas le seul paramètre qui contribuera à figer les positions dans leur configuration actuelle. «L’hiver va les handicaper. Mais il ne les empêchera pas totalement. Lors du précédent hiver, les opérations n’avaient pas été réduites à zéro. La chute de Kherson a eu lieu en novembre 2022. En réalité, le blocage tactique actuel n’est pas tant dû aux circonstances météorologiques qu’aux conditions opérationnelles, comme le chef de l’état-major ukrainien Valeri Zaloujny l’a très bien dit dans son interview à The Economist, le 1er novembre: «Nous sommes dans une impasse.» «Le blocage contextuel est là, peu importe le temps», insiste Thibault Fouillet.
Des tensions au sommet?
Cette sortie de chef de l’armée ukrainienne a été perçue par certains comme le symptôme de divergences entre les branches politique et militaire du pouvoir en Ukraine. «Il n’est jamais bien vu qu’un chef d’état-major décrive une réalité qui ne correspond pas au discours que veut véhiculer l’autorité politique. Il n’est pas étonnant que des dents aient grincé. De là à en conclure que c’est le signe d’une guerre interne, je ne peux pas vous le dire», modère le spécialiste des questions de défense. Selon lui, Valeri Zaloujny a juste mis des mots sur une réalité dont tout le monde a pu se rendre compte.
«On est dans une guerre d’usure. Dans un telle guerre, ce qui détermine la possibilité de vaincre, c’est soit une innovation en matière de profil de matériel, soit un apport en masse très important, comme à la fin de la Première Guerre mondiale, poursuit l’expert. C’est la capacité à durer qui compte et dans celle-ci, il n’y a jamais assez de munitions et de systèmes d’armement. Mais la préoccupation vaut pour les deux camps. On en parle beaucoup du côté ukrainien parce que l’alimentation en armes et munitions dépend avant tout de l’aide occidentale, alors que la dépendance des Russes à l’aide externe est moins importante. Et encore, on observe tout de même que la demande russe d’un partenariat avec la Corée du Nord est de plus en plus pressante et que celui avec l’Iran prend une place de plus en plus grande.»
Aura-t-on une inflexion réelle en Europe de la dynamique de soutien à l’Ukraine? Ce n’est pas ce que l’on observe.
La guerre au Proche-Orient, un impact?
Dans ce contexte, l’évolution politique de certains pays européens – la formation d’un gouvernement nationaliste en Slovaquie ou la victoire de l’extrême droite aux Pays-Bas – pourrait faire craindre que le soutien militaire à l’Ukraine de la part de l’Union européenne ne s’étiole. «Il faudra en effet tirer les conséquences d’alternance de candidats prorusses comme, par exemple, en Slovaquie. Mais les dons à l’Ukraine avaient déjà été faits. Il faut se garder de conclusions trop hâtives et voir la situation au cas par cas. Aura-t-on une inflexion réelle de la dynamique? C’est possible, mais actuellement, ce n’est pas ce que l’on observe», indique l’expert en matière de défense. Son analyse de l’impact de la guerre entre Israël et le Hamas sur la conduite de celle en Ukraine? «Si vous parlez en valeur nominale, forcément, vous aurez toujours la possibilité de trouver une réduction d’une enveloppe parce qu’il faut aider Israël, pour les Etats-Unis par exemple. Mais par rapport à ce qui a déjà été prévu et à ce qui a déjà été donné, il n’y a pas eu d’annulation de commande pour la rediriger vers l’autre théâtre de confrontation. L’enjeu ne se joue pas tant là que sur la continuité de la vigueur et de la volonté d’aider.»
Dans l’introduction de La Guerre au XXIe siècle, le directeur scientifique de l’Institut d’études de stratégie et de défense évoque à propos de celle en Ukraine une «guerre dans toute sa plénitude». Pour justifier cette formulation, Thibault Fouillet évoque «le retour en Europe d’une guerre de haute intensité, c’est-à-dire entre deux Etats qui déploient l’ensemble de leurs moyens militaires et une grande partie de leurs moyens civils, économiques, de recherche, avec une mobilisation très grande de leur population, au-delà même de leurs forces professionnelles initiales dans un conflit. Pour les Européens de l’Ouest en particulier, la prise de conscience que la guerre est de retour et qu’il faut de nouveau la penser ou du moins la comprendre au risque d’être dépassé est réelle.» C’est inédit depuis la Seconde Guerre mondiale. Les guerres de l’ex-Yougoslavie n’ont pas eu ces conséquences.
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