Politique au Liban: les réformes ou la mort? (décodage)
Face à l’onde de choc des explosions de Beyrouth, beaucoup de Libanais plaident pour une refonte du système politique. Un chantier énorme et sensible.
Démission du gouvernement, contestation populaire ravivée, pression internationale pour forcer des compromis…: il est encore difficile d’évaluer l’impact de l’onde de choc des explosions au port de Beyrouth le mardi 4 août (au moins 160 morts, 6000 blessés et 250000 sans-abri) sur le futur du Liban. A travers quatre questions-réponses, tentative de décryptage des enjeux de cette nouvelle catastrophe dans un pays -déjà exsangue.
1. Quelles parts d’ombre subsistent sur les explosions de Beyrouth?
Pour l’historienne du monde arabe et professeure à l’ULB Jihane Sfeir, le drame du 4 août est « une métaphore de la faillite de l’Etat libanais ». Le hangar12 du port de Beyrouth abritait, depuis 2013 et l’arraisonnement pour cause d’avaries d’un navire battant pavillon moldave, 2750 tonnes de nitrate d’ammonium. Des travaux de maintenance expliqueraient les explosions. L’hypothèse de la chute d’un missile, évoquée par le président libanais Michel Aoun lui-même, n’a été étayée par aucun élément probant. Celle d’une implication du Hezbollah, parti et force armée, pas davantage. Le nitrate d’ammonium pouvant servir à la fabrication d’engrais mais aussi à la mise au point d’explosifs, certains ont soupçonné que le mouvement proiranien ait pu l’utiliser à ses propres fins ou ait indirectement provoqué le drame par la présence d’un dépôt d’armes en plein coeur du port. Hassan Nasrallah, chef du Hezbollah, fer de lance du combat contre Israël, a eu cette formule qui, si rien ne garantit qu’elle soit exacte, est significative: « Nous en savons plus sur le port de Haïfa (NDLR: au nord d’Israël) que sur celui de Beyrouth. » Le scénario de l’accident, le plus crédible, interroge la gabegie des autorités. Pour remédier à cet entreposage particulièrement dangereux en pleine ville, aucune disposition n’a été prise par les autorités du port, « un des temples de la corruption au Liban », par l’administration des douanes et par les ministres de tutelle. L’ampleur et l’origine de la tragédie excèdent une population déjà en révolte depuis octobre 2019 contre l’incurie de la classe politique et la dégradation de la situation économique.
2. La « révolte du 17 octobre » est-elle durablement réactivée?
Le samedi 8 août, quatre jours après le drame, des Libanais redescendaient dans la rue malgré l’état d’urgence pour exprimer leur exaspération face à l’impuissance du gouvernement et de la classe politique en général à assurer leur sécurité et, tout simplement, à gérer le pays. « La population les accuse de négligence, de corruption, de détournements de fonds, commente Jihane Sfeir. Le gouvernement est faible, inefficace et n’exerce pas de contrôle sur la totalité de son territoire. Les habitants sont confrontés à l’absence totale des services publics. Electricité du Liban, qui pompe énormément d’argent, n’est plus en mesure de fournir l’électricité nécessaire aux besoins des citoyens. L’eau n’est pas potable. On l’assainit soi-même ou on en achète. La corruption est généralisée. Pour preuve, la communauté internationale se demande comment acheminer l’aide humanitaire sans qu’elle atterrisse dans les poches des responsables politiques. » La « révolte du 17 octobre » devrait donc logiquement connaître un deuxième élan, le premier s’étant brisé sur les crises économique et sanitaire. Dans sa première phase, elle a semblé rassembler, caractéristique inédite, des personnes de toutes les classes sociales et de toutes les confessions. « Sur toutes les places du pays aujourd’hui, et pour la première fois de son histoire, le peuple libanais a décidé d’exister en dehors de l’allégeance à ses chefs, analysait l’écrivain libanais Charif Majdalani dans une tribune publiée le 27 octobre 2019 dans Le Monde. Il a surtout réussi enfin à vaincre le pire de ses démons, celui de la division. Son insurrection est totalement transcommunautaire et démontre pour la première fois une véritable unité nationale, unité incluant enfin les chiites libanais, pris en otages depuis trente ans par le Hezbollah mais dont les manifestations démontrent la profondeur de leur ras-le-bol devant la confiscation de leur volonté par le parti de Dieu. » Si tant est que cette unité résiste à l’épreuve du temps et aux intimidations du parti chiite dominant, la mobilisation citoyenne peut-elle, même si elle a déjà obtenu la démission du gouvernement, aboutir à un résultat substantiel sans traduire ses revendications dans une offre politique? « Parallèlement au regain de manifestations, on observe la naissance d’une véritable opposition politique, issue de la société civile, des ONG nées avant ou pendant la révolution du 17 octobre et qui, aujourd’hui, poussent des revendications réelles, souligne la spécialiste du monde arabe de l’ULB. En outre, des députés de partis de l’opposition à l’Assemblée nationale ont démissionné pour exprimer leur désaccord mais aussi, peut-être, pour rejoindre cette colère citoyenne et refonder une opposition politique structurée, qui pourra s’exprimer plus concrètement. »
3. Le Hezbollah est-il un obstacle au renouveau libanais?
Le mouvement chiite proiranien est un poids lourd de la scène politique libanaise. Vainqueur des élections législatives de 2018 avec 16,83 % des voix, il est cependant supplanté en nombre de sièges au Parlement (13) par la formation du président chrétien Michel Aoun, le Courant patriotique libre (18). C’est notamment avec celui-ci qu’il participait au gouvernement démissionnaire de Hassan Diab. Mais le Hezbollah est aussi et surtout un groupe armé. Le seul qui ait été autorisé à conserver ses armes au terme de la guerre civile (1975-1990), au nom de la lutte contre l’ « ennemi israélien ». La communauté chiite est dominante au sud du Liban, frontalier avec l’Etat hébreu. En 2006, Tsahal lance des offensives contre son voisin du nord après la capture de soldats israéliens par le Hezbollah. Un cessez-le-feu est décrété après un mois de combats. Et le mouvement chiite sort auréolé du conflit et de cette non-défaite face à une des armées les plus puissantes au monde. Le regard des Libanais sur le Hezbollah a néanmoins changé à l’aune de son implication dans le conflit syrien au secours du président Bachar al-Assad. « Le Hezbollah était en retrait de la politique libanaise jusqu’en 2000 et le départ des Israéliens du sud du Liban ceux-ci occupaient, expose Jihane Sfeir. A partir de ce moment-là, il a commencé à intégrer davantage la politique domestique. Cette démarche a été plutôt bien perçue, d’autant que ses membres ont largement participé à la reconstruction de la zone après le conflit avec Israël en 2006. Mais l’engagement puis l’enlisement dans le conflit syrien a révélé de lui un autre visage, celui d’un mouvement très proiranien, très prosyrien, dont les intérêts dépassent voire contrarient ceux du Liban et des Libanais. Ceux d’entre eux qui ne sont pas pro-Hezbollah et pro-Aoun voient ce parti et cette milice comme un instrument de l’Iran et de la Syrie. »
4. La survie passe-t-elle par une refonte du modèle politique?
Le système politique libanais est fondé sur le Pacte national édicté au moment de l’indépendance en 1943 pour garantir la cohabitation entre les communautés. Il prévoit notamment d’attribuer la présidence de la République à un chrétien, la direction du gouvernement à un musulman sunnite et la présidence de l’Assemblée nationale à un chiite. Un équilibre entre les communautés doit aussi être respecté au parlement, au sein de l’exécutif et de l’administration. Avec le temps et la guerre, ce modèle a mené à des dérives, la satisfaction de sa communauté ayant de plus en plus tendance à prévaloir sur l’intérêt général. D’aucuns jugent donc que le système a fait son temps et qu’il faut mettre en place « un nouveau pacte politique » , comme l’a suggéré le président français Emmanuel Macron lors de sa visite à Beyrouth, le jeudi 6 août. « Il faut vraiment arriver à mettre en place un système qui débarrasse le Liban du confessionnalisme et de cette répartition imposée à l’époque par la France. C’est un élément qui a conduit à la faillite de l’Etat », juge Jihane Sfeir. Celle-ci pointe cependant la crainte des chrétiens de voir une remise en cause du Pacte national les désavantager, sachant que l’adaptation du système à l’évolution démographique des communautés devrait légitimement conduire à accorder plus de poids politique aux chiites.
Conscient de la nécessité d’un changement, l’économiste Alexandre Kateb se montre plus nuancé. « Tout le monde voit que ces réformes ne pourront être conduites sans refondation du système politique. Cela étant, le système ne peut pas changer du jour au lendemain. Je ne crois pas à la théorie du big bang politique pour le Liban. Ce sont les équilibres que l’on critique aujourd’hui qui ont permis au pays de sortir de la guerre civile. Il faut le rappeler. Le véritable enjeu est de mettre en place un système de gouvernement fonctionnel a minima. La réforme du système politique est certes importante. Mais la priorité doit aller à la résolution de problèmes très concrets. Il faut réinjecter de l’argent pour redonner du pouvoir d’achat aux Libanais, tenir ce pays à bout de bras pendant des années avant qu’il puisse sortir la tête de l’eau. La priorité est là. On ne peut pas s’engager dans des marchandages sur des réformes alors même que les Libanais sont à l’agonie. » La mobilisation de la rue combinée à la pression internationale peut-elle finalement être salutaire au Liban? Ils sont de plus en plus nombreux au pays du Cèdre à vouloir y croire, excipant du précédent du retrait de l’armée syrienne en 2005. Il résultait de la pression internationale et de la révolte populaire qui avaient suivi l’assassinat du premier ministre Rafic Hariri, un autre séisme pour le Liban.
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