Plongée dans le La Havane des ventres creux
Loin des quartiers touristiques de la vieille ville, il existe une autre La Havane où la révolution n’a pas terrassé le mal logement et la faim. Un défi pour le successeur de Raúl Castro, qui quitte la présidence après douze années à la tête de l’île communiste.
Aux confins de la rue des Miracles (Milagros) et du boulevard 10 de Octubre, dans le quartier du même nom, un palais espagnol du xixe siècle, écrasé par le soleil, en est à son dernier souffle. Seules trois colonnes résistent encore. Pour combien de temps ? Un vieux camion Kamaz soviétique couleur gris tristesse, dont le moteur semble sur le point d’exploser, fait trembler les vieilles pierres havanaises. Lieu de naissance du célèbre révolutionnaire Camilo Cienfuegos, 10 de Octubre est le quartier le plus peuplé de la capitale, l’un des plus pauvres aussi. » Pauvre, avec aussi beaucoup de violence car, dans ce pays, la presse ne parle pas des faits divers. Il y en a dans ce quartier, même si Cuba est extrêmement sécuritaire comparativement à la plupart des pays « , témoigne Ramiro (1), un ancien policier chargé de retrouver les personnes disparues. Avec plus de 210 000 habitants sur les 2,1 millions de la ville, l’arrondissement est le grand oublié des guides touristiques et pas un Yuma (étranger) ne s’y perd.
C’est l’autre La Havane. Celle qui ne se préoccupe guère du changement de garde prévu le 19 avril. Une vieille dame, venue boire un café dans un troquet voisin opine : » Ici, rien ne change. Alors quel que soit le successeur de Raúl (Castro), Miguel Díaz-Canel (NDLR : le premier vice-président appelé à le remplacer) ou un autre, cela ne changera rien pour moi. Nous serons toujours aussi pauvres « , estime la vieille Havanaise. Sur le boulevard 10 de Octubre, un panneau accroché à un palais espagnol en ruine prévient les passants : » Eloignez-vous, risque d’effondrement « . Derrumbe (effondrement) : le mot se répète à l’infini sur les murs lépreux du boulevard. Toutes les semaines, des immeubles s’écroulent, emportant en leur sein des Havanais que la presse officielle oublie aussi.
Travailleurs modestes du service public
Dans cette La Havane populeuse, gouailleuse, il n’est que 9 heures. Une nuée hétéroclite de travailleurs s’engouffre dans la guagua (le bus, prononcez wawa), un vieil autobus chinois. La guagua, essoufflée par les côtes, multiplie les arrêts sur le boulevard. Partie du Reparto Electrico, un quartier tout aussi pauvre, elle est pleine depuis longtemps. Qu’importe ! Les Cubains ont envahi la cabine du chauffeur. Un immense Noir s’accroche à la porte arrière, qui ne peut plus fermer. » Camarades, avancez que je puisse fermer la porte, cet autobus n’est pas encore plein « , lance le chauffeur à la volée. La vieille guagua avance au pas. Elle veut rejoindre la Vieille-Havane, à 40 minutes de là, où elle déversera ses travailleurs les plus modestes, ceux des entreprises du secteur public, qui constituent encore plus de 80 % de la population active et sont les plus mal payés : vendeuses, techniciens, personnels de santé. Yociel, médecin dans la banlieue d’Alamar, explique : » Comme médecin orthopédiste, je gagne une cinquantaine de dollars par mois. Que dire de plus ? « .
Toujours propres, les Cubains vivent néanmoins dans des conditions sanitaires difficiles
Peut-être que Cuba est un pays de contrastes où rien n’est jamais noir ou blanc. La médecine y est excellente et les médecins sous-payés. Dans un pays où le salaire moyen mensuel est de 20 euros, Yociel ferait pourtant presque figure de privilégié, mais il n’a pas d’autre choix que de se déplacer en bus. Alors Yociel patiente. Les vapeurs de gasoil envahissent l’habitacle. Les haut-parleurs installés dans le plafond de l’autobus crachent une salsa endiablée. La danse, éternelle compagne des Cubains, est là pour faire un peu oublier au flot de passagers l’atmosphère compressée. Voire, car il n’y a guère de moyens d’échapper à ces odeurs d’humanité, à moins d’appartenir à la nomenklatura, de travailler pour une entreprise étrangère ou de faire partie des 12 % d’entrepreneurs privés que compte désormais le pays. Raúl Castro a encouragé, dès 2010, une économie privée complémentaire au secteur public. Les inégalités entre la nomenklatura et la majorité des Cubains, travailleurs de l’Etat au seuil de la misère, logés dans les quartiers périphériques de la capitale, sont immenses.
Le fléau des fuites d’eau
Dans ces quartiers de La Havane où les touristes ne vont jamais, la révolution du logement s’est arrêtée aux temps de la colonie, ou au plus tard avant 1958. La jeune révolution a construit au tout début des années 1960 une petite ville de banlieue nommée Camilo Cienfuegos et quelques édifices de 12 étages. C’est tout. Pour le reste, comme pour les Almendrones (vieilles voitures américaines des années 1940-1950), il faut bricoler sa maison pour gagner du temps sur les risques d’effondrement. Et s’entasser à quatre dans une chambre insalubre. 10 de Octubre est la face cachée de la capitale, populeuse, authentique, bien loin des musées de la Vieille-Havane, des galeries d’art et des clubs de salsa du Vedado. Car dans La Havane des ventres creux, la terrible période spéciale (2) ne s’est jamais vraiment arrêtée.
Voici une masure, faite de bric et de broc, avec un toit en tôle ondulée et un sol de terre battue. L’accès à l’eau courante s’effectue par le truchement d’un tuyau d’arrosage branché chez un voisin. » Le système d’aqueducs de La Havane date des années 1920. Toutes les canalisations craquent les unes après les autres « , déclare un diplomate occidental qui signale que près de la moitié de l’eau de la capitale se perdrait à cause de fuites. La vie derrière les murs de ces édifices décrépis se répète. Pour la douche, il faut aller chercher l’eau dans un seau et s’asperger avec un petit gobelet. Si les Cubains sont toujours propres, conscients des risques d’épidémie, ils doivent vivre dans des conditions sanitaires difficiles.
Pays de cocagne
Cette misère matérielle, terrible, ne serait rien sans une redoutable créativité chevillée au corps. » Hay Que Inventar ( Il faut inventer) « , comme disent les Havanais. Yamilka, spécialiste de la restauration de monuments anciens, donne à ses deux adolescents un morceau de pain recouvert de mayonnaise. C’est tout. Pain, riz blanc, haricots noirs et, les bons jours, un morceau de poulet rachitique, tel est le menu de ces Havanais. Si les Cubains ont toujours envie de manger, ils ne meurent pas de faim, mais la situation alimentaire s’est aggravée depuis quelques mois. Les étals des Shoppy (épiceries d’Etat) sont encore plus vides que d’ordinaire. La faute à l’embargo, aux Yumas (les Américains), comme le dit le gouvernement ?
Pas si simple. Bon an mal an, dans un pays de cocagne où tout pourrait pousser, entouré de milliers de kilomètres de côtes poissonneuses, Cuba importe toujours 70 % de sa nourriture et, malgré quelques réformes louables dans le secteur agricole ces dernières années, l’administration de Raúl Castro a semblé incapable de résoudre le casse-tête alimentaire. Yamilka confie : » Les dirigeants s’en moquent. Eux ne manquent de rien et ils sont bien nourris. La preuve, ils ont tout plus de 80 ans. »
Le rationnement
Pour prévenir toute famine, Fidel Castro a mis en place peu après la révolution la libreta (le carnet de rationnement), à un moment où les Américains, en imposant un blocus, ont voulu provoquer des émeutes de la faim pour renverser le régime communiste. La libreta est un petit livret qui recense les produits auxquels tous les Cubains, riches ou pauvres, ont droit chaque mois. Au menu (les quantités varient) : 3 kg de riz, 2,5 kg de sucre, 500 g de haricots, 230 g d’huile, 12 oeufs, une cuisse de poulet, 460 g de spaghetti, 230 g de picadillo (boeuf haché mélangé avec du soja), 115 g de café et un petit pain par jour. Il faut ajouter à ces quantités un litre de lait quotidien pour les enfants de moins de 7 ans.
Ces aliments sont subventionnés et les habitants paient environ une vingtaine de pesos cubanos (0,7 euro) pour l’ensemble de ces biens distribués mensuellement dans les bodegas, des boutiques aux étals toujours plus vides. Toutefois, la libreta ne suffit pas à nourrir les habitants de l’île. Elle permettrait à un Cubain de survivre pendant les dix ou quinze premiers jours du mois. Selon les époques et les lieux, les quantités de ces carnets de rationnement ont été plus ou moins respectées. Raúl Castro a évoqué la suppression de la libreta en 2011. Il n’en a finalement rien été, car une partie importante des Cubains ne pourraient pas vivre sans ce minimum vital. C’est notamment le cas des retraités. » Ce sont les plus pauvres parmi les plus pauvres, mais aussi les plus discrets. Les retraités ne se plaignent jamais de leur situation, mais lorsqu’ils ont plus de la mi-soixantaine, ils évoquent souvent le temps du capitalisme. Leurs yeux brillent. Les bouches salivent alors qu’affleurent les souvenirs d’abondance alimentaire « , écrit Ludo Mendes, dans Cuba No, la parole aux oubliés, publié aux éditions Ring.
Au crépuscule de la présidence de Raúl Castro, que le frère de Fidel doit abandonner le 19 avril, relever le niveau de vie des Cubains sera l’un des plus grands défis de son successeur.
Par Hector Lemieux.
(1) Les prénoms des personnes citées ont été modifiés pour leur sécurité.
(2) A la suite de la disparition du grand frère soviétique en 1990 et du subventionnement de Cuba par l’URSS, les Cubains ont vécu pendant dix ans une terrible disette, la » période spéciale « .
Des quartiers et des inégalités
Un peu plus de 11,2 millions d’habitants vivent à Cuba. Plus de deux millions de Cubains vivent à l’étranger, principalement aux Etats-Unis, en Floride. La Havane, dont les premières festivités pour fêter son 500e anniversaire ont commencé le week-end du 15 avril, compte un peu plus de 2,1 millions d’habitants. Divisée en 15 municipios (quartiers), parfois très éloignés du centre-ville, la capitale a en son sein de très grandes inégalités, toujours croissantes.
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