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Plongée au coeur du pouvoir russe: Poutine et son clan vus par le kremlinologue Bernard Lecomte

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Qui sont les plus proches conseillers de Vladimir Poutine et quelle est leur influence? Le président est-il en sursis? Quels sont ses potentiels successeurs? Plongée au cœur du pouvoir russe avec le kremlinologue Bernard Lecomte.

Discipline prisée à l’époque soviétique, la kremlinologie fait un retour en force depuis le début de l’invasion russe en Ukraine. Confrontés à l’opacité du pouvoir russe, les spécialistes tentent de décrypter la politique de Vladimir Poutine et d’évaluer le poids personnel de ses principaux conseillers. Quels mystères cachent les murailles de brique rouge du Kremlin?

1 Le clan Poutine

En mai dernier, le diplomate Boris Bondarev démissionnait de la mission permanente de la Fédération de Russie auprès de l’Office des Nations unies, à Genève, en réaction aux bombardements russes sur les villes d’Ukraine. Dans un texte publié par le magazine américain Foreign Affairs, il assure que l’Etat russe est gangrené par des «yes men» (béni-oui-oui), des flagorneurs qui n’osent contredire le maître du Kremlin. Dont Sergueï Lavrov, le ministre des Affaires étrangères, apprécié par le président car «il est toujours d’accord avec lui et lui dit ce qu’il veut entendre».

«La petite bande qui dirige la Russie (voir infographie) a tout du clan mafieux, estime Bernard Lecomte, auteur de l’ouvrage Les Secrets du Kremlin 1917-2022 (1). Elle a ses règles de fonctionnement interne: le secret, la loyauté, l’obéissance au « parrain », la solidarité clanique, la fidélité à la cause… Ce système ne correspond en rien à celui d’un Etat moderne.» Plusieurs des proches conseillers du président sont des amis d’enfance. Dès son arrivée au pouvoir, Poutine a placé aux plus hautes fonctions de l’Etat des «siloviki», des agents des services de sécurité et de renseignement. «Des professionnels de la manipulation», remarque le kremlinologue. Sergueï Narychkine, patron du service d’espionnage extérieur (SVR), a fait ses classes à l’école du KGB, tandis que Nikolaï Patrouchev, le puissant secrétaire du Conseil de sécurité russe, fut officier du KGB à Leningrad (aujourd’hui Saint-Pétersbourg). «Ces deux piliers du régime sont plus cultivés et plus intelligents que Poutine, ancien petit caïd de la rue Baskov, à Leningrad, qui aimait traîner avec les hooligans du quartier», rappelle Bernard Lecomte.

La petite bande qui dirige la Russie a tout du clan mafieux, avec ses règles de fonctionnement internes.

2 Les méthodes du chef

«La scène surréaliste qui se déroule le 21 février 2022, juste avant l’invasion de l’Ukraine, dans la somptueuse salle Catherine du Kremlin, en dit beaucoup sur les relations entre le président et son entourage», reprend le journaliste. Vladimir Poutine a réuni les membres de son conseil de sécurité: son Premier ministre, Mikhaïl Michoustine ; le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov ; le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou ; l’ancien président de la Fédération de Russie, Dmitri Medvedev… La réunion a pour objectif de montrer, devant les caméras de télévision, que tous approuvent la décision de reconnaître l’indépendance des territoires ukrainiens prorusses du Donbass. Quand arrive le tour de Sergueï Narychkine, le président voit la gêne de son collaborateur: «Alors, vous soutenez cette décision? Sergueï Evguenievitch, parlez sans détour!» Narychkine hésite, se reprend, bredouille. «Le monde entier découvrira en différé, quelques heures plus tard, ce dialogue glaçant où Poutine humilie un de ses plus anciens amis, qui fut chef de l’administration présidentielle, puis président de la Douma», commente Bernard Lecomte. Le grand patron du SVR soupire et finit par lâcher, d’une voix blanche: «Oui, je soutiens la reconnaissance de l’indépendance des territoires de Donetsk et Lougansk.»

Viktor Zolotov, un ancien du KGB, lui aussi, est l'un des plus proches confidents de Vladimir Poutine.
Viktor Zolotov, un ancien du KGB, lui aussi, est l’un des plus proches confidents de Vladimir Poutine. © GETTY IMAGES

«Narychkine, qui vient de valider publiquement la décision de son patron, sait que l’attaque de l’Ukraine est programmée pour le surlendemain, poursuit le kremlinologue. Mais l’homme le mieux informé sur ce qui se passe hors des frontières de la Russie sait aussi que les Ukrainiens ne se laisseront pas faire et que la guerre-éclair programmée par Poutine ne sera pas une promenade de santé.»

3 La menace d’une éviction

En octobre 1964, Nikita Khrouchtchev fut évincé par l’appareil de l’Etat. Officiellement, le maître de l’URSS avait demandé à être relevé de ses fonctions, invoquant son âge avancé – il avait 70 ans – et son état de santé. En août 1991, Mikhaïl Gorbatchev, parti en vacances dans sa villa de Foros, en Crimée, fut écarté pendant quelques jours du pouvoir suprême par des apparatchiks du PC soviétique, qui l’avaient enfermé dans sa résidence d’été. Le putsch a échoué, mais Gorbatchev a pris acte de la disparition de l’URSS et a quitté ses fonctions le 25 décembre 1991. «Poutine a en mémoire ces deux précédents de mise à l’écart du chef par sa propre bande, signale Bernard Lecomte. Voilà pourquoi ses déplacements hors de la forteresse-bunker du Kremlin sont rares et brefs. Il communique beaucoup par l’intermédiaire de ses grands écrans.»

Evgueni Prigojine, chef du groupe Wagner: un homme dangereux…
Evgueni Prigojine, chef du groupe Wagner: un homme dangereux… © GETTY IMAGES

4 La garde prétorienne

Depuis 2016, Vladimir Poutine dispose d’une Garde nationale, armée intérieure destinée à maintenir l’ordre et à contrer les tentatives de renversement du régime. Le président a nommé à la tête de cette garde prétorienne son ancien garde du corps, Viktor Zolotov, lui aussi un vétéran du KGB. Ex-ouvrier sidérurgiste, Zolotov a été le partenaire d’entraînement de boxe et de judo du futur chef de l’Etat et est considéré comme l’un des plus proches confidents du président.

«La Garde nationale est directement soumise à Vladimir Poutine et vouée à le protéger, indique Bernard Lecomte. Un soulèvement populaire contre son régime est très improbable, même en cas de fiasco de l’invasion russe de l’Ukraine. Les murs du Kremlin, résidence officielle du président, ont deux kilomètres de long. Quelle foule attaquerait une telle enceinte? Le système Poutine est verrouillé par le FSB, héritier du KGB soviétique, et par la Garde nationale. Les opposants au président russe ont tous été éliminés, emprisonnés ou exilés.»

5 L’armée et le groupe Wagner

Vladimir Poutine aurait dû, en théorie, se retirer en 2024, la législation russe n’autorisant pas un président à faire plus de deux mandats de suite. Toutefois, il a promulgué, en avril 2021, un texte qui lui permet de se représenter pour deux mandats de plus, ce qui ouvre son maintien au Kremlin jusqu’en 2036.

Des sources russes prétendent que les conditions d’un coup d’Etat militaire sont réunies à Moscou. «En Russie, l’armée n’a jamais cherché à prendre le pouvoir, ni même envisagé cette option, réplique Bernard Lecomte. Elle est là pour obéir. Poutine ne sera jamais renversé par un général. En revanche, Evgueni Prigojine, chef du groupe paramilitaire Wagner, est un homme dangereux. Ses unités armées pourraient l’aider à s’imposer à la tête du pays si le système Poutine s’effondrait.»

6 La loyauté des proches

Y a-t-il un Brutus en Russie? Une potentielle trahison au Kremlin est-elle imaginable? «Les proches conseillers du président lui doivent tout, font corps avec lui, prévient le journaliste. On voit mal l’un d’eux prendre la responsabilité de le « débrancher ». Le chef du clan apparaît intouchable, même si des membres du premier cercle, comme Nikolaï Patrouchev, Sergueï Narychkine ou Dmitri Medvedev savent qu’il faudra un jour le remplacer. La plupart des fidèles lieutenants de Poutine ont le même âge, ou presque, que le président, qui a 70 ans. On connaît beaucoup moins bien les conseillers de la génération suivante, ces quadragénaires réputés très nationalistes

7 La succession

Parmi les hommes du sérail, quels sont les successeurs potentiels de Vladimir Poutine? Nikolaï Patrouchev est considéré comme le dirigeant russe ayant le plus d’influence sur le président. Ce faucon politique, proguerre, est l’idéologue du chef de l’Etat. Alexander Bortnikov, directeur du FSB, garderait du crédit, malgré le fiasco des services secrets russes au début de l’invasion de l’Ukraine. Sergueï Choïgou, ministre de la Défense, est parfois présenté comme le dauphin du président. Ami intime de Poutine, il chasse et pêche avec lui. Mais il est originaire d’une république autonome de Russie qui borde la Mongolie et a peu de chance d’accéder à la fonction suprême en ces temps de radicalisation nationaliste russe. «Directeur adjoint de l’administration présidentielle, Sergueï Kirienko, brillant technocrate, pourrait peut-être succéder à Poutine pendant une période de transition», avance le kremlinologue.

«Les proches conseillers de Poutine lui doivent tout. On voit mal l’un d’eux prendre la responsabilité de "débrancher" le chef.» Bernard Lecomte
«Les proches conseillers de Poutine lui doivent tout. On voit mal l’un d’eux prendre la responsabilité de « débrancher » le chef.» Bernard Lecomte © GETTY IMAGES

Visage bouffi, mains qui s’agrippent à sa chaise et à son bureau, voyages annulés à la dernière minute, présence de médecins à ses côtés…: l’état de santé de Vladimir Poutine suscite bien des conjectures. Le président est-il réellement malade, ou les supputations du renseignement ukrainien et d’anciens agents de la CIA visent-elles à provoquer une révolution de palais? «Il y a beaucoup de fantasmes au sujet de la santé de Poutine, même si certains signes interpellent, constate Bernard Lecomte. La seule certitude est que le peuple russe ne peut être dirigé durablement par un loser. Les revers de l’ »opération militaire spéciale » en Ukraine fragilisent le président. Il est en sursis, mais qui peut dire combien de temps durera cette période?»

(1) Les Secrets du Kremlin 1917‑2022 (édition revue et enrichie), par Bernard Lecomte, Perrin, 407 p.
(1) Les Secrets du Kremlin 1917‑2022 (édition revue et enrichie), par Bernard Lecomte, Perrin, 407 p. © National

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