La Cour internationale de justice se penche sur une requête de l’Afrique du Sud contre Israël pour «actes de génocide». © getty images

Plainte contre Israël pour génocide : il faut prouver «l’intention de détruire un groupe»

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Pas simple d’établir la réalité d’un génocide. Au-delà des actes commis, encore faut-il prouver une intention. Analyse, avec le professeur Raphaël Van Steenberghe (UCLouvain).

Raphaël Van Steenberghe est professeur de droit international à l’UCLouvain. Il décrypte les enjeux de la saisine de la Cour internationale de justice par l’Afrique du Sud.

Quels sont les éléments constitutifs d’un acte de génocide?

Un acte de génocide peut être commis par un individu ou par un Etat. La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 s’applique aussi aux Etats. Pour déterminer le génocide, il faut des actes matériels et une intention, celle de destruction totale ou partielle d’un groupe national, ethnique, religieux ou racial. En l’occurrence, on parle d’un groupe national, les Palestiniens. Parmi les actes matériels, le plus évident est le meurtre d’un membre du groupe. Il y a aussi l’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe, et la soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle. Un autre acte, évoqué dans la requête de l’Afrique du Sud contre Israël, relève des mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe. Voilà pour les actes matériels. Et puis, il y a la fameuse intention, l’élément spécifique du génocide. Le même acte matériel peut être constitutif de plusieurs crimes. Cela dépend chaque fois d’un élément spécifique. Dans le cas du crime de guerre, il faut qu’il y ait une guerre confirmée. Pour le crime contre l’humanité, il faut une attaque systématique ou généralisée contre la population civile. Pour le crime de génocide, il faut l’intention spécifique de détruire en tout ou en partie un groupe national, ethnique, racial ou religieux.

Certaines déclarations de responsables israéliens montrent une incitation à commettre un génocide.» Raphaël Van Steenberghe, professeur de droit international à l’UCLouvain.

Parmi les actes matériels cités, quels seraient les plus susceptibles d’être retenus dans la guerre d’Israël dans la bande de Gaza?

Les trois premiers actes que j’ai mentionnés sont clairement présents. Le meurtre de membres du groupe: cela peut être aussi bien dans le cas d’attaques, comme des bombardements, qui causent des dommages aux civils, que dans celui de civils qui auraient été tués alors qu’ils étaient entre les mains des forces armées israéliennes. La prudence est requise, encore faut-il en déterminer l’intention. Mais clairement, il y a des morts civils. On parle de près de 23 000 Palestiniens décédés, et parmi eux, des éléments du Hamas mais aussi des civils, femmes et enfants. En ce qui concerne l’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale, on sait que beaucoup de personnes sont blessées, amputées, brûlées. A cela s’ajoute l’impact mental et psychologique important de la guerre.

Raphaël Van Steenberghe
Raphaël Van Steenberghe © National

Qu’en est-il de la soumission intentionnelle à des conditions d’existence devant entraîner la destruction physique du groupe?

Pour étayer cet acte, il y a les déplacements de la population de la bande de Gaza du nord vers le sud, soi-disant pour l’installer dans une aire protégée. Ils se sont déroulés dans des conditions d’hygiène et médicales désastreuses. De plus, certaines personnes qui s’étaient réfugiées au sud du territoire ont encore dû se déplacer à la suite de nouvelles exigences de l’armée israélienne. En raison de la destruction de leurs habitations, ces déplacés ne peuvent parfois même plus regagner leur domicile. On est donc face à un déplacement marqué qui empêche, pour l’instant en tout cas, le retour. Certains avancent que ce sont des conditions d’existence qui entraînent la destruction en partie du peuple palestinien. A côté des déplacements forcés, il y a aussi l’absence d’accès à l’eau, aux soins médicaux, à la nourriture, à l’hygiène qui résulte du refus d’Israël de laisser passer ou de faciliter l’aide humanitaire. Une résolution a été adoptée le 22 décembre par le Conseil de sécurité des Nations unies, demandant la livraison sûre, immédiate et sans entrave d’une aide humanitaire à grande échelle à la population civile palestinienne. Mais le gros problème de ce texte est qu’il ne crée pas les conditions de l’acheminement sécurisé d’une aide humanitaire. Les acteurs humanitaires sont sous le feu des bombardements israéliens. Cela rend cette aide impossible. Donc, on est face à des actes de soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence susceptibles d’entraîner sa destruction.

En plus de l’identification des actes matériels, il faut également prouver l’intention de détruire en tout ou en partie le groupe concerné. Des indices d’une pareille intention existent-ils?

Là, il faut procéder par déduction. Vous avez différents éléments. Si on pense au génocide au Rwanda en 1994, il y avait une politique des autorités rwandaises visant à appliquer le génocide. C’est un élément qui permet de déduire l’intention génocidaire. Mais il ne faut pas nécessairement un plan de ce type pour pouvoir déterminer l’intention génocidaire. Dans le cas de la guerre entre Israël et le Hamas, il y a les discours des autorités israéliennes. L’Afrique du Sud fait un inventaire de ces différentes déclarations de hauts responsables du gouvernement israélien et d’autres autorités, notamment militaires. Certaines déclarations, il est vrai, montrent un élément génocidaire ou une incitation à commettre un génocide. Par exemple, quand certains affirment que l’on ne peut pas distinguer entre les miliciens du Hamas et les habitants civils. Mais toutes les déclarations n’ont pas cette intention. Quand le ministre de la Défense Yoav Gallant parle d’«animaux humains», il ne faut pas être de mauvaise foi, c’est a priori les membres du Hamas qui sont visés. Si l’Afrique du Sud a procédé à cet inventaire, c’est qu’il y a quand même, potentiellement, quelques éléments qui pourraient être pertinents pour établir l’intention génocidaire. Il y a les discours. Il y a aussi la répétition d’actes dirigés contre des membres du groupe parce qu’ils en sont membres. Cela étant, les juridictions internationales n’ont pas consacré énormément de génocides. Je m’en réfère à la décision la plus récente, celle des Chambres extraordinaires pour le Cambodge. Avant de parler de tous les éléments qui peuvent permettre la déduction de l’intention génocidaire, le jugement concernant Nuon Chea (NDLR: bras droit de Pol Pot et idéologue des Khmers rouges reconnu coupable de génocide le 16 novembre 2018) dit bien que la déduction de génocide doit être la seule raisonnablement possible de faire, compte tenu des éléments de preuve réels. Donc, il ne doit pas y avoir d’autres explications. Or, d’autres explications peuvent être invoquées. C’est ce qu’Israël prétend. Il prétend que les attaques qui causent des pertes civiles sont des dommages collatéraux, proportionnés, pour Israël, à l’avantage militaire recherché.

Refuser de laisser passer une aide humanitaire peut être considéré comme un acte de génocide.
Refuser de laisser passer une aide humanitaire peut être considéré comme un acte de génocide. © getty images

Que deux tiers des victimes palestiniennes au moins soient des civils, serait-ce une donnée qui pourrait accréditer la thèse d’un génocide?

Pas nécessairement. On est dans le droit des conflits armés. Pour chaque opération militaire, il faudrait vérifier qu’une proportionnalité est respectée. N’est-ce pas excessif par rapport à ce qu’Israël recherche, l’avantage militaire? Selon les informations dont on dispose, il est très difficile de l’établir. Et il y a un autre aspect. Lorsque l’on analyse le conflit au regard du droit international, en général, il n’y a pas uniquement le droit des conflits armés et l’interrogation sur le génocide, il y a aussi l’usage de la force au niveau macro, plus général. C’est la question de savoir si Israël pouvait intervenir militairement à Gaza. L’argument invoqué par Israël est celui de la légitime défense. Israël riposte à une agression armée, les attaques du 7 octobre dernier par le Hamas, avec un objectif de défense. Si on reconnaît le droit d’Israël à la légitime défense, il doit être exercé de manière légale, selon des conditions. L’une d’elles est la proportionnalité. Celle-ci est généralement analysée de manière très quantitative par les Etats dans leur pratique en disant: y a-t-il une disproportion manifeste entre les dommages causés par l’agression armée et les dommages causés par la riposte? Quand cela devient de façon manifeste quantitativement disproportionné, les Etats en concluent qu’il ne s’agit plus d’un exercice légal de la légitime défense. Cela montre que l’objectif poursuivi n’est plus un objectif de protection.

Diriez-vous qu’il y a disproportion entre les 1 200 victimes israéliennes du 7 octobre et les 23 000 victimes palestiniennes depuis trois mois?

Ce sont les Etats qui doivent se prononcer sur cette question. Mais oui, plus il y a de victimes palestiniennes, plus on est face à une opération militaire susceptible d’être disproportionnée, au regard de la pratique des Etats.

Que peut-on attendre de la décision de la Cour internationale de justice?

La requête de l’Afrique du Sud vise à établir la responsabilité d’Israël pour génocide. Elle vise l’Etat. Ici, on n’aurait pas trop de difficultés à dire que les actes matériels cités sont attribuables à l’Etat, en l’occurrence Israël si l’intention génocidaire est établie. Ce qui est très intéressant, c’est qu’on n’est pas au niveau du fond de l’affaire. La Cour ne vérifiera pas s’il y a génocide ou pas. On est au niveau de mesures conservatoires. La Cour peut en adopter et notamment exiger d’Israël certaines dispositions, en attendant de régler le litige. La Cour doit donc vérifier si elle est vraisemblablement compétente. Ce n’est pas difficile: une clause de la Convention sur le génocide dit qu’en cas de différend au sujet de l’interprétation ou de l’application de la convention, les parties reconnaissent que la Cour internationale de justice est compétente. Or, Israël et l’Afrique du Sud ont adhéré à la convention. Ensuite, quelles sont les mesures que l’Afrique du Sud va obtenir? L’Afrique du Sud a demandé à ce que la Cour ordonne à Israël l’arrêt des opérations militaires. La Cour internationale de justice avait ordonné ce type de mesure dans une affaire entre l’Ukraine et la Russie. Moscou ne l’a pas respectée. Mais si le pays ne la respecte pas, c’est une violation du droit international.

Il n’est pas du tout sûr qu’Israël l’appliquerait. Mais cela ajouterait une pression politique supplémentaire?

C’est effectivement une pression diplomatique très forte. De plus, la requête est portée par un Etat africain, pas par un pays arabe… La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide concerne tous les Etats du monde. N’importe lequel a ainsi un intérêt juridique à agir devant cette juridiction pour demander son respect, même s’il n’est pas directement affecté par le génocide, ce qui est le cas de l’Afrique du Sud.

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