Piotr Pavlenski, l’artiste insoumis au pays de Poutine
Depuis que l’opposition a été réduite au silence par l’assassinat de Boris Nemtsov, l’an dernier, les artistes sont les derniers à porter une parole libre au pays de Poutine. A commencer par » l’actionniste » Piotr Pavlenski, dont la radicalité embarrasse le pouvoir.
Agé de 32 ans, le militant moscovite totalise déjà six » actions » spectaculaires
Il est environ 1 heure du matin, en novembre 2015, lorsque Piotr Pavlenski, un bidon d’essence à la main, s’approche de l’accès principal d’un bâtiment administratif massif, en plein coeur de Moscou, à deux pas du théâtre Bolchoï. Concentré sur sa » mission « , il déverse le carburant sur la porte en bois, y met le feu avec son briquet, prend la pose devant la porte en flammes et attend tranquillement d’être arrêté par la police. Celle-ci met exactement dix-sept secondes à l’interpeller. Rien d’étonnant à cela : sis place Loubianka, le bâtiment en question n’est autre que le siège du FSB, les services secrets russes, autrefois appelé successivement Tcheka, puis NKVD, puis KGB. Des photographes et vidéastes amis immortalisent la figure méphistophélique de Piotr Pavlenski figée devant la » porte de l’enfer « . Puis, ces derniers diffusent les images sur la Toile, qui se propagent comme un incendie, tandis que notre Méphisto est embarqué par les forces de l’ordre, placé en détention préventive pendant sept mois, avant d’être condamné à une amende de 8 200 euros qu’il n’a ni les moyens ni l’intention de payer.
Contrairement aux apparences, cette action commando nocturne ne constitue pas un acte de vandalisme comme un autre. Baptisée La Menace, il s’agit au contraire d’une performance artistique relevant de l’art contemporain. Car son auteur se pose comme l’héritier de l’actionnisme viennois. Dans les années 1970, ce mouvement artistique autrichien s’est fait connaître en développant l’art des performances et des happenings, utilisant le corps comme moyen d’expression, souvent de manière outrageante. Natif de Saint- Pétersbourg, le militant Piotr Pavlenski y ajoute un contenu politique. » Mon objectif est de montrer aux gens qu’ils doivent cesser d’être des objets passifs, soumis à un système, pour devenir des sujets de leur propre existence « , dit ce père de deux enfants qui vit en ermite dans un appartement moscovite. Là, il édite des livres et des magazines de débats tirés à quelques centaines d’exemplaires qui sont distribués gratuitement pour la simple raison que le commerce et le concept de propriété lui font horreur. » Quand l’argent vient à manquer, il m’arrive de prendre des choses dans les supermarchés pour nourrir ma famille « , confie cette forte tête pour qui tout artiste digne de ce nom est par essence anarchiste. » Quand un artiste travaille pour un régime ou un commanditaire, alors, il se transforme en décorateur ; or, les décorateurs sont des prostitués « , précise-t-il.
De plus en plus médiatique – il a récemment fait la une de la revue 1843, un supplément du très sérieux magazine britannique The Economist -, Pavlenski s’impose peu à peu comme la dernière voix dissidente en Russie depuis l’assassinat de l’opposant Boris Nemtsov, en plein Moscou, en février 2015. » L’art politique consiste dans des actions où les policiers qui m’arrêtent se trouvent impliqués et deviennent des protagonistes de mes performances, donc des artistes « , explique-t-il par Skype au Vif/L’Express.
» Cousin intellectuel » du dissident chinois Ai Weiwei et » héritier » naturel des punkettes des Pussy Riot, Pavlenski bénéficie, en Russie, de la reconnaissance de la communauté artistique, signataire d’une pétition de soutien lorsqu’il se trouvait en prison. » La vidéo de la porte enflammée de l’entrée principale du bâtiment de la Loubianka est bien évidemment une action ayant le statut de projet et de geste artistique réalisée par un artiste-actionniste et non par un hooligan, tentèrent d’expliquer les signataires aux magistrats russes. Elle symbolise la victoire de l’homme sur l’enfer qui se trouvait jadis derrière cette porte et la descente en flammes aux enfers où règne l’arbitraire infernal. »
» Il y aura d’autres actions « , prévient aujourd’hui l’artiste radical, âgé de 32 ans, qui en totalise déjà six spectaculaires. En 2012, Pavlenski s’est d’abord fait connaître en se suturant les lèvres, au moment du procès des Pussy Riot, condamnées pour avoir entonné une chanson punk anti-Poutine dans une église moscovite. Bouche cousue (chacune de ses performances a un nom) visait à dénoncer l’absence de liberté d’expression. En mars 2013, c’est Carcasse : Pavlenski s’emprisonne, nu, dans un rouleau de fils de fer barbelés pour protester contre la loi interdisant la promotion de l’homosexualité et celle réprimant les offenses au sentiment religieux. » Ces lois sont comme des barbelés enfermant les gens dans des enclos individuels « , explique-t-il.
En novembre 2013, autre scandale : Pavlenski, entièrement nu, se cloue les testicules (plus exactement : le scrotum) sur le pavé de la place Rouge lors de la Journée de la police. Cette performance, baptisée Fixation, constitue une » métaphore de l’apathie, de l’indifférence et du fatalisme politique dans la société russe contemporaine, habituée à rester le cul assis devant la télé « , raconte l’artiste. En février 2014, nouveau coup d’éclat : à Saint-Pétersbourg, il improvise une barricade de pneus, qu’il brûle, et hisse un drapeau ukrainien. Liberté exprime sa solidarité avec le soulèvement populaire de Kiev. En octobre 2014, il escalade, nu, le toit du tristement célèbre hôpital psychiatrique Serbsky de Moscou, où furent jadis enfermés des dissidents soviétiques. A l’aide d’un grand couteau, il se tranche un lobe d’oreille à la manière de Vincent Van Gogh : Séparation entend » dénoncer l’Etat policier qui utilise à nouveau la psychiatrie à des fins politiques, s’arrogeant le droit de fixer la limite entre raison et folie « .
A chaque performance, ses amis fixent l’événement pour le transmettre. Pavlenski se transforme ainsi en fabricant d’images dont la puissance symbolique pénètre les consciences et l’imaginaire collectif. » Il y a vraiment cette idée de proposer une contre-mise en scène dans une Russie biberonnée à l’opium télévisuel « , note le philosophe et » russologue » Michel Eltchaninoff, auteur de Dans la tête de Vladimir Poutine (Actes Sud, 2015). » Paradoxalement, en s’infligeant des douleurs à lui-même, il fait mal à la société russe en réveillant la vieille tradition de la dissidence. » Dans la mesure où il ne se cache pas, n’attaque pas le pouvoir directement, mais réalise des sortes attentats symboliques, sa démarche est extrêmement habile. Car, en dehors de l’attentat à la pudeur, Pavlenski ne commet aucun délit. » La nudité vise à exprimer l’état de dénuement des citoyens face à la puissance absolue de l’appareil d’Etat « , explique l’artiste. Du reste, Fixation fait référence à une pratique utilisée par les zeks (prisonniers du goulag), » qui se clouaient le scrotum au plancher des baraquements en bois afin de ne pas participer aux travaux forcés « .
Loin de passer pour un dingue, Piotr Pavlenski interpelle l’intelligentsia qui le prend de plus en plus au sérieux. » Il représente un phénomène important et, à mon avis, très intéressant, dans la mesure où, depuis que l’opposition a été graduellement écrasée, l’on revient à une tradition ancienne selon laquelle les artistes et les écrivains sont les seuls porteurs de la parole libre en Russie « , estime l’historienne et traductrice franco-russe Galia Ackerman, qui travaille actuellement à la traduction française de textes de Pavlenski. Elle ajoute : » Souvenez-vous qu’à l’hiver 2011-2012, lors des manifestations anti-Poutine, des écrivains comme Boris Akounine étaient en première ligne. »
Les policiers qui m’arrêtent […] deviennent des protagonistes de mes performances, donc des artistes
La confrontation entre pouvoir et communauté artistique remonte aux années 1970 et au » Sots Art « , ce mouvement clandestin du » pop art russe » qui critiquait les dirigeants soviétiques en organisant des vernissages dans des appartements. Ce conflit renaît sous Poutine, en 2003, avec l’exposition Attention, religion ! à Moscou, saccagée par des chrétiens orthodoxes, puis avec L’Art interdit, en 2008, censurée par le gouvernement. Entre-temps, en 2007, le collectif Voïna ( » guerre » en russe) se fait connaître par une série d’actions subversives à Saint-Pétersbourg : la plus célèbre est le gigantesque pénis dessiné sur un pont basculant juste en face du siège du FSB (ex-KGB) qui se transformait en doigt d’honneur à chaque fois qu’il se redressait. Les Pussy Riot et les Femen ukrainiennes s’inscrivent, elles aussi, dans cette tradition radicale qui atteint aujourd’hui son paroxysme avec les automutilations très dérangeantes de Piotr Pavlenski.
» Il ne faut pas oublier que, dans la culture russe, la figure du fou, qui possède une certaine dose de sagesse, bénéficie de la sympathie populaire « , note Natalia Turine, dont la jeune maison d’édition spécialisée dans la littérature russe engagée, Louison Editions, s’apprête à publier le manifeste d' » art politique » de Piotr Pavlenski en français.
Lors de son récent procès pour vandalisme, consécutif à la destruction de la porte d’entrée de l’ex-KGB, l’artiste a d’abord mis les rieurs de son côté en citant à comparaître des prostituées. Objectif : mettre en évidence les dysfonctionnements de la justice russe comparable, selon lui, à un bordel.
Ensuite, par sa rhétorique, il a inversé les rôles, se plaçant en position de procureur et qualifiant ses accusateurs de créateurs d’art contemporain. » Les artistes, c’est vous ! leur assénait-il d’une voix parfaitement calme et déterminée. Pourquoi ? Parce que les chefs d’accusation que vous créez de toutes pièces confinent à l’oeuvre d’art. » De fait, le procès de Pavlenski a surpassé l’oeuvre de Kafka. Au fil de l’audience, les juges – qu’il a visiblement rendus chèvres – l’accusent d’atteinte au patrimoine culturel russe. Leur raisonnement est pour le moins baroque : puisque des artistes et des intellectuels ont été détenus dans les caves du KGB, le bâtiment et sa porte doivent bénéficier du statut de mémorial culturel. Et cela, afin de mieux éluder la véritable nature de l’immeuble, qui fut avant tout un lieu de sévices et d’oppression. Ainsi le KGB appartient… au patrimoine culturel national ! Au final, Pavlenski subit un verdict clément, estime l’historienne Galia Ackerman : » Pour de tels faits de hooliganisme, n’importe quel voyou aurait sans doute écopé de dix ans de camp dans l’extrême orient russe. » Ce qui démontre l’embarras du pouvoir russe. » L’affaire Pussy Riot et le scandale international qui a suivi ont servi de leçon : pour l’heure, il semble que le gouvernement ne veut surtout pas faire de Pavlenski un martyr. »
Par Axel Gylden et Alla Chevelkina.
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