« Pendant vingt ans, on a cru trouver en Poutine un partenaire fiable alors qu’il préparait la guerre » (entretien)
L’eurodéputé Raphaël Glucksmann dénonce deux décennies de compromissions coupables de certains dirigeants européens avec Poutine. Avec Nord Stream comme «modèle».
Député européen (Alliance progressiste des socialistes et démocrates), Raphaël Glucksmann préside la Commission spéciale du Parlement européen sur les ingérences étrangères dans l’ensemble des processus démocratiques de l’UE. Il publie La Grande Confrontation (1), une enquête sur l’aveuglement des élites européennes à l’égard de la Russie de Vladimir Poutine.
Comment expliquer «l’immense faillite intellectuelle et mentale» qui a dominé les relations de l’Europe avec la Russie pendant de longues années?
Par la conjonction de deux phénomènes: une gigantesque naïveté des élites qui ont cru qu’elles n’avaient plus d’adversaires idéologiques et l’ampleur des réseaux de corruption mis en place par le régime russe. Résultat: pendant vingt ans, on a cru trouver en Poutine un partenaire fiable alors qu’il préparait son pays à la guerre, pas seulement contre ses voisins mais aussi contre nos démocraties.
La politique énergétique allemande, notamment, n’était-elle pas aussi motivée par la facilité et la sécurité d’approvisionnement présumées des hydrocarbures russes?
Deux personnes sont à l’origine de cette politique. Le chancelier social-démocrate Gerhard Schröder, qui a lancé le chantier du gazoduc Nord Stream, et, personnage moins connu mais essentiel, Matthias Warnig (NDLR: ancien officier de la Stasi, le service de renseignement de l’Allemagne de l’Est, et actuel directeur général de Nord Stream AG), qui a été l’orchestrateur pour la Russie de la construction de cette dépendance énergétique. A dix jours des élections législatives qu’il est sûr de perdre (NDLR: le 18 septembre 2005), le premier décide de graver dans le marbre le projet Nord Stream. Quelques semaines plus tard, il est recruté par les principaux bénéficiaires des décisions qu’il a prises. Et pourtant, la démocratie allemande ne s’interroge pas sur ce comportement ; il n’y a pas de commission d’enquête au Bundestag. C’est vertigineux. D’ailleurs, les Russes inventeront un terme pour nommer cette attitude, la «schröderizatsiya», la transformation de la classe politique européenne en un supermarché dans lequel ils peuvent faire leurs courses. Ces pratiques de corruption se greffent aussi sur un fond idéologique qui suppose que plus on commerce avec un Etat, plus les relations avec lui sont pacifiques. C’était faire preuve d’une incroyable cécité. Les Européens n’ont pas lu, entendu, écouté les discours des dirigeants russes qui, dans leurs médias de propagande, expliquaient que l’énergie, les gazoducs… n’étaient pas une fin en soi mais des moyens pour lier nos démocraties aux ambitions géopolitiques russes.
Raphaël Glucksmann «Depuis le Covid et l’affirmation du pouvoir personnel de Xi Jinping, l’ingérence chinoise a basculé vers le modèle russe.
En quoi le gazoduc Nord Stream est-il emblématique de cette compromission?
C’est une rupture fondamentale dans la politique allemande. Gerhard Schröder passe outre la tradition qui, depuis le chancelier Konrad Adenauer (NDLR: à la tête du gouvernement de la République fédérale d’Allemagne de 1949 à 1963), fait de l’intérêt général européen une part essentielle des décisions politiques allemandes. Nord Stream est décidé directement entre Gerhard Schröder, Vladimir Poutine et Matthias Warnig sans qu’à aucun moment les autres dirigeants européens ne soient impliqués dans la décision, et que les intérêts vitaux du voisin polonais ou du partenaire ukrainien ne soient pris en compte. Cette décision a considérablement fragilisé l’Ukraine, pays de transit des hydrocarbures russes, et a envoyé le message à Moscou que l’Allemagne était prête à sacrifier Kiev et Varsovie. En ce sens, elle a été essentielle dans le cheminement vers la guerre. En outre, la dépendance allemande au gaz russe a eu une conséquence immédiate après le déclenchement de l’invasion générale de l’Ukraine: l’embargo sur les hydrocarbures russes, seul moyen d’asphyxier la machine de guerre de Poutine, ne peut pas être décidé parce que l’Allemagne en est trop dépendante. Elle n’a pas simplement abandonné le nucléaire pour privilégier le gaz. Elle s’est fermée la possibilité de construire des terminaux méthaniers et d’importer du gaz naturel liquéfié, une alternative au gaz russe. Le gouvernement d’Angela Merkel ira même jusqu’à vendre à Gazprom des stocks stratégiques de gaz en Allemagne. Conséquence: au lendemain de l’invasion de l’Ukraine, l’actuel ministre allemand de l’Economie et du Climat, le Vert Robert Habeck, se rendra compte que les stocks de gaz confiés à Gazprom ont été méthodiquement vidés dans les mois qui ont précédé l’invasion. Non seulement l’Europe ne peut pas asphyxier le régime de Poutine mais elle doit accroître, en quantités et en valeur, ses importations de gaz russe parce qu’elle doit reconstituer les stocks. Dans les six premiers mois du conflit, l’Europe a donc financé, à hauteur de 800 millions d’euros par jour, la machine de guerre du Kremlin.
L’enrichissement personnel a-t-il joué un rôle dans la décision des anciens dirigeants européens de travailler pour des sociétés russes?
Il y a nécessairement une question d’enrichissement personnel puisque ces personnes ont des contrats qui les rémunèrent de manière massive. Cela conduit à cette interrogation: lorsque les régimes russe ou chinois deviennent les pourvoyeurs de retraites dorées de nos dirigeants, et quand ceux-ci sont appelés à statuer sur des mesures qui concernent la Russie ou la Chine, quel type de décisions prennent-ils? Des décisions en rupture avec les intérêts russes et chinois? Ils amènent leur connaissance des rouages internes de nos politiques et de nos Etats, leurs réseaux, leur influence. Ils se mettent au service de plans géopolitiques qui sont hostiles à nos nations. Pareille démarche relève d’une pratique qui peut être qualifiée de trahison.
Est-on prêt à tirer les leçons de ces compromissions?
Il ne s’agit pas seulement d’être solidaires des Ukrainiens et des autres peuples voisins des Russes. Il s’agit de défendre nos hôpitaux, qui sont attaqués en pleine pandémie, nos infrastructures stratégiques et nos institutions. La prise de conscience est là. Mais j’ai l’impression que l’on veut tourner la page sans comprendre pourquoi on a été si mauvais en matière stratégique. Or, si on ne fait pas la lumière sur ces vingt années de collusion et d’illusions, on reproduira les mêmes erreurs. Une grande partie des dirigeants européens qui étaient membres des «boards» d’entreprises du système poutinien ont été amenés à démissionner. Mais personne ne se pose la question de savoir si ce n’est pas un problème que certains de nos anciens ministres siègent au conseil d’administration de grandes entreprises chinoises. Cela tend à prouver que l’on n’a pas tiré les leçons systémiques de la faillite de cette grande compromission avec la Russie.
Mettez-vous Russie et Chine sur un même plan?
Pendant longtemps, la Chine a adopté une attitude classique d’ingérence pour faire progresser ses intérêts et défendre son image, à l’instar de ce qu’ont fait le Qatar et l’Azerbaïdjan ces dernières années. Mais depuis la pandémie de Covid et l’affirmation du pouvoir personnel de Xi Jinping, l’ingérence chinoise a basculé vers le modèle russe. Les hackers chinois se livrent aux mêmes types d’attaques que leurs homologues russes. Les armées de trolls chinoises se livrent aux mêmes opérations de déstabilisation et de manipulation de l’information que les Russes. Cela permet de comprendre à quel point on s’illusionne quand on distingue le régime chinois du régime russe et que l’on pense que le premier peut être un partenaire durablement fiable. Avec une dimension supplémentaire: nous sommes dépendants de la Russie énergétiquement, mais nous sommes dépendants de la Chine pour l’ensemble de nos secteurs stratégiques. Nous devons penser toutes nos politiques à l’aune de cette question essentielle: que fera-t-on si la Chine choisit l’option de la guerre contre Taïwan? Même les décisions les plus vertueuses que nous prenons aujourd’hui en matière de subventions pour les énergies renouvelables se transforment en subventions de l’appareil productif chinois parce que nous avons eu des politiques commerciales et industrielles tellement idiotes pendant des années que nous avons déménagé notre production stratégique en Chine. Aujourd’hui, nos panneaux photovoltaïques et nos éoliennes y sont fabriqués en grande partie.
En quoi la puissance écologique européenne pourrait-elle être «l’acte de naissance d’une véritable république européenne»?
Pour résister à une puissance comme la Russie qui fait de ses hydrocarbures son arme de guerre, la transition énergétique devient essentielle. Elle n’est plus simplement un objectif vertueux à atteindre, elle devient un argument pour notre défense immédiate. Notre indépendance énergétique, qui repose sur le développement des énergies que nous pouvons produire nous-mêmes et sur une forme de sobriété énergétique, devient une condition de notre sécurité. Développer une puissance écologique européenne est la seule manière pour nous de redevenir acteurs de l’histoire. Nous sommes confrontés à deux menaces, les grandes puissances autoritaires qui cherchent à déstabiliser nos démocraties et l’effondrement climatique. C’est la chance que nous avons aujourd’hui. Toutes les crises que nous traversons – la pandémie, la guerre et le dérèglement climatique – réclament de nous la même réponse: redevenir des producteurs pour être maîtres de notre avenir.
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