Pays-Bas : mobilisation contre la reprise de l’exploitation du gaz de Groningue (reportage)
Les tensions sur le marché du gaz relancent l’idée de prolonger l’exploitation des gisements de Groningue, au nord des Pays-Bas. Or, elle a provoqué des tremblements de terre et détruit des habitations par le passé. Les habitants, en lutte contre le gouvernement pour obtenir des dédommagements, reprennent le chemin de la mobilisation.
La terrasse du café Nastrovje, à Zeerijp, un village de la province de Groningue, au nord des Pays-Bas, est déserte, et ce, depuis des années. Le moulin vert et rouge qui surplombe le troquet donne un peu de variété au paysage. «Aujourd’hui, ce café illustre notre situation. Le gouvernement nous a abandonnés», fait remarquer un des rares passants de la rue Lopsterweg qui traverse la bourgade. Entouré de grilles de fer, le Nastrovje a servi son dernier verre en 2018. Ses fondations étaient abîmées par les nombreux tremblements de terre qui ébranlent la région depuis 1986 et principalement celui de 2018, d’une magnitude de 3,6. La cause de ces secousses? La production de gaz aux alentours.
Le forage s’est intensifié pour une production plus efficace et la terre a commencé à trembler.
C’est en 1959 que les Pays-Bas découvrent du gaz naturel en grande quantité dans la région de Groningue – environ 2 800 milliards de mètres cubes. Pris d’un accès de panique à cause de la popularité croissante du nucléaire, le gouvernement néerlandais décide d’écouler les stocks rapidement. «Ils étaient déçus de ne pas avoir trouvé du pétrole. Pour eux, le gaz n’allait plus rien valoir», rappelle Sandra Beckerman, 39 ans, une membre du Parti socialiste qui siège au Parlement néerlandais. La jeune femme rit jaune: «Ils ont vendu des millions de mètres cubes de gaz à l’Italie à des prix dérisoires. Tout en adaptant les maisons du pays pour se chauffer au gaz. Résultat: le forage s’est intensifié pour une production plus efficace et la terre a commencé à trembler.»
Des milliards pour l’état
Les Pays-Bas comptent environ 240 champs gaziers, dont la moitié en mer du Nord. La plus grande réserve se trouve aux alentours de Groningue. «A la fin des années 1980, les Pays-Bas se sont rendu compte de la richesse de leur gisement et ont continué de puiser une quantité extraordinaire dans le sol», rappelle Sandra Beckerman. Machiel Mulder, professeur d’économie et spécialiste en énergie à l’université de Groningue, corrobore: «L’ extraction était annuellement d’environ 80 milliards de mètres cubes dans les années 1980. Elle est réduite aujourd’hui à 12 milliards par an.» Shell et ExxonMobil coexploitent les gisements à hauteur de 10% (par l’intermédiaire d’une société du nom de NAM), tandis que le gouvernement, lui, tire environ 90% des profits de ces extractions. «L’Etat a encaissé quelque 300 milliards d’euros grâce à l’extraction, continue l’expert. Shell et ExxonMobil, environ 30 milliards. Et la région, quasiment rien, juste de petits investissements çà et là…»
En 2013, le gouvernement a finalement reconnu les effets dévastateurs des séismes sur les bâtiments de la région et des plans d’aide à la reconstruction ont été annoncés. Puis, en 2018, le Premier ministre, Mark Rutte, a promis de réduire le forage jusqu’à l’arrêt complet en 2030. Pendant la pandémie, le gouvernement a même laissé entendre qu’une fermeture anticipée serait possible à la fin de l’année 2022. Mais la guerre en Ukraine a changé la donne. «Si l’on veut faire face à Vladimir Poutine, il faut être prêt à faire des sacrifices», insiste le scientifique. Le ministère des Affaires économiques et de la Politique climatique semble confirmer ses dires et songe «à une fermeture pour fin 2024», tout en précisant qu’«un hiver rude, à cause de la guerre, pourrait bien changer la donne».
Comment expliquer ces tremblements de terre? «Les champs de gaz se trouvaient sous une couche de grès, détaille le professeur Machiel Mulder. Les couches de grès sont des couches de sable qui s’appuient les unes sur les autres et se tiennent avec une grande pression. Quand le gaz est pompé, la pression décroît et les couches supérieures ne sont plus soutenues. Dès lors, le sol s’affaisse et lorsque la compression arrive de manière irrégulière, l’affaissement du sol provoque un tremblement de terre.» Les séismes naturels se produisent en général entre 20 et 100 kilomètres de profondeur. Ceux induits par le forage du gaz arrivent à faible profondeur et ont de lourdes conséquences sur les bâtiments. Sans compter que «les mouvements de terrain sont intensifiés car l’énergie sismique est transmise par un sous-sol d’argile, de sable et de tourbe, poursuit le professeur. C’est pour cela que les maisons s’effondrent rapidement et qu’elles doivent être complètement reconstruites.»
Ma famille et moi sommes si fatigués de devoir harceler le gouvernement. Evidemment, nos bâtiments n’étaient pas construits pour résister à des catastrophes naturelles.
Le «livre noir» de Sandra
Sandra Beckerman traverse toute la province de Groningue munie de son «ZwartBoek» (livre noir). Quelque 220 pages le composent et retracent les nombreuses histoires des habitants de la région, victimes de ces tremblements de terre. «J’ai mis plusieurs années à l’écrire et je le réédite tous les ans en ajoutant des histoires. Les habitants racontent leurs déboires avec le gouvernement au sujet des remboursements promis pour les maisons détruites.» Jan Wigboldus, 69 ans, en fait partie. Dans son paisible village de Gamerwolde (495 habitants), le mot d’ordre est «persévérance». «Les fondations de ma ferme ont été complètement détruites par les tremblements de terre à répétition», soupire Jan. Il a dû attendre quinze ans pour obtenir de nouvelles terres. «Ma famille et moi sommes si fatigués de devoir harceler le gouvernement. Evidemment, nos bâtiments n’étaient pas construits pour résister à des catastrophes naturelles puisqu’il n’y en avait pas…» Les yeux bleus de Jan brillent d’émotion. Cette ferme était dans sa famille depuis plusieurs générations. Il espère que sa nouvelle installation perdurera et que ses fils, qui travaillent aujourd’hui avec lui, n’auront pas à souffrir le même calvaire.
Jan s’investit également pour que d’autres personnes connaissent la même «chance» que lui et puissent reconstruire leur maison. «Mais ce n’est pas aussi simple que cela en a l’air, regrette le fermier. Il faut d’abord passer par l’examen des experts du Center for Safe Living (CVW) pour attester des causes des fissures et des autres dégâts. Pour les chanceux, le CVW reconnaît la responsabilité des séismes. Pour les autres, il leur oppose parfois des raisons loufoques: l’obésité du voisin, la taille du cheval…» Pour aider ses voisins à obtenir de l’aide, Jan soutient l’association Gasberaad. Il vient deux à trois fois par semaine dans les bureaux installés dans la maison communale de Gamerwolde pour tenter de mettre en relation des habitants de Groningue et le gouvernement. «C’est à nous de faire le boulot, vu que le système est compliqué. Imaginez, les personnes âgées qui n’arrivent pas à faire des demandes sur Internet. La dernière fois que le gouvernement a promis de l’argent pour les personnes concernées, certaines ont fait la queue quatre heures devant la mairie, en plein hiver, à 80 ans, pour, au final, ne pas recevoir d’argent», s’ énerve Jan.
Une vaste mobilisation
Et Jan n’est pas le seul à aider: «Solidarité est le mot d’ordre ici», affirme-t-il. Toute la région souhaite retrouver sa splendeur d’antan et ne plus être «la risée des Pays-Bas». Sandra Beckerman soupire: «Groningue est une province magnifique, verte et pleine de ressources. Si le gouvernement tenait ses promesses, nous pourrions avancer.»
En 2021, Groningue était la province la plus touchée par le chômage aux Pays-Bas, avec un taux de 4,5% contre une moyenne de 3,8% dans le pays. Sandra Beckerman organise de nombreux événements pour soutenir Groningue, devenue sa région «de cœur», comme elle aime à le répéter. Après avoir fait ses études dans la ville, elle a décidé de rester. Elle aide tellement ses voisins qu’elle a reçu le surnom de «La voix de Groningue». Sa fierté? Une manifestation organisée avec Gasberaad ayant réuni entre 8 000 et 15 000 personnes, selon elle, en janvier 2022. «Nous marchions avec des torches enflammées et tout s’est déroulé sans encombres, raconte la parlementaire. C’était pendant une vague de la pandémie du coronavirus, il était interdit de se rassembler mais nous voulions mener une action forte.» Elle rit, puis ajoute avec un sourire malicieux: «La police était même de notre côté et n’a rien fait pour empêcher notre manifestation.»
Selon un sondage d’un journal local, le Dagblad Noorden, environ 60% des habitants de la région seraient d’accord pour relancer la production et la continuer si c’est pour aider l’Ukraine. Nonante pour cent des interrogés souhaitent cependant que les revenus de ces potentielles extractions reviennent à la région et non au pays. «Il est temps que le gouvernement assume et nous aide à reconstruire, assène Sandra Beckerman. Les initiatives devraient venir d’eux et non de nous.»
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