Comment Notre-Dame de Paris est redevenue un joyau cinq ans après son incendie
Pari réussi: la cathédrale est rouverte cinq ans après l’incendie dévastateur. Elle concentre un faisceau de valeurs que sa reconstruction conforte.
Emmanuel Macron n’a pas tout raté en 2024. Il a réussi à mener à bien son pari de faire reconstruire en cinq ans (cinq ans, sept mois et quelques jours) Notre-Dame de Paris, victime d’un incendie le 15 avril 2019. Une cérémonie de réouverture en présence de nombreux chefs d’Etat et de gouvernement étrangers, dont le président américain élu Donald Trump, consacrera cet exploit le 7 décembre. Pour le réaliser, quelque 2.000 personnes ont été mobilisées sur le chantier pendant ce lustre, venues de 250 entreprises et ateliers d’art. Pas moins de 1.200 tonnes d’échafaudages furent nécessaires pour reconstruire, notamment, les charpentes de la nef, du transept, du chœur et la célèbre flèche de la cathédrale. Le tout financé par des dons privés.
Le projet fut émaillé de querelles et de polémiques. Mais il a abouti, mettant en évidence le savoir-faire hexagonal en une période politiquement trouble où les Français ont sans doute besoin d’être réconfortés, y compris par des symboles. Sociologue spécialiste des liens entre le patrimoine et les valeurs, Nathalie Heinich a dirigé la rédaction de l’ouvrage collectif Notre-Dame des valeurs (1). Elle explique le faisceau de vertus que rassemblent la cathédrale et sa reconstruction.
Qu’est-ce qui fait que Notre-Dame de Paris soit un «objet-personne» et que cela implique-t-il?
Je travaille en sociologie de l’art. Donc, je suis familière des processus de valorisation qui reposent sur la notion d’insubstituabilité, l’idée que certaines catégories de choses peuvent être considérées comme insubstituables. C’est une caractéristique fondamentale des humains, mais aussi de tout être ou chose possédant des qualités exceptionnelles qui les singularisent: un animal, une œuvre d’art, un fétiche (qui agit comme une personne), une relique (qui porte la trace d’une personne). Les œuvres d’art sont à la fois des fétiches, des reliques et des objets uniques. Dans les discours qui ont entouré l’incendie, Notre-Dame de Paris est clairement apparue comme possédant les caractéristiques de l’objet-personne. Elle cumule plusieurs formes de valeurs: ancienneté, authenticité, beauté, monumentalité… Elle est un lieu de culte, dotée de propriétés qui relèvent de la valorisation d’ordre mystique. Elle est universelle puisqu’elle est inscrite au patrimoine mondial de l’humanité. Par conséquent, elle est insubstituable. Apparaissent dès lors des propos qui la qualifient comme on le fait pour une personne: «elle a été blessée», «elle souffre», etc. Cela marque une forme très développée de valorisation.
«Difficile de parler de communion dès lors que les motifs d’attachement à Notre-Dame ne sont pas les mêmes.»
L’incendie a-t-il provoqué un moment de communion nationale, qui a perduré jusque maintenant?
Oui et non. Il y a eu, effectivement, une manifestation collective d’émotion. Beaucoup de personnes ont été bouleversées, l’ont fait savoir et l’ont montré. Cela ne s’est pas limité à la nation: de nombreux touristes étrangers ont témoigné de cette émotion. Mais il est difficile de parler de communion dès lors que les motifs pour lesquels les gens sont attachés à Notre-Dame ne sont pas les mêmes. Très vite après l’incendie, s’est dégagée une tension entre une définition cultuelle, comme lieu de culte catholique, et culturelle, comme élément de patrimoine, de Notre-Dame. Donc communion, oui, par l’intensité et le caractère extrêmement large des émotions que l’incendie a suscitées, et non, parce qu’il y a eu une grande hétérogénéité des motifs.
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Qu’il y ait eu un large consensus sur la reconstruction, qui plus est dans un Etat laïc, signifie-t-il que la dimension patrimoniale de Notre-Dame a supplanté la dimension cultuelle?
On ne peut pas le dire de manière globale, parce que pour les catholiques, bien évidemment, cela n’a pas été le cas. Pour ceux qui ne sont pas catholiques, qui ne sont pas catholiques pratiquants ou qui, tout en étant catholiques, sont très attachés au patrimoine, sa valeur est avant tout patrimoniale. C’est pourquoi elle intéresse l’ensemble des citoyens. D’autant plus que depuis 1905, l’Etat est propriétaire des murs des établissements religieux et a donc la charge de leur entretien. Ce qui signifie que la question de la reconstruction concerne tous les contribuables, indépendamment des dimensions affectives de leur attachement.
Que dit de la société française la polémique sur les dons pour la reconstruction de Notre-Dame?
Je ne le sais pas. Mais elle dit beaucoup des valeurs sous-jacentes au geste du don. Et cela dépasse largement la France. Les dons faramineux annoncés dès le soir de l’incendie par les deux milliardaires (NDLR: François Pinault, PDG de Kering, et Bernard Arnault, PDG de LVMH) dans une sorte de surenchère d’ostentation généreuse pouvaient être considérés comme une forme de générosité désintéressée. Mais ces gestes ont très vite été critiqués comme étant soit une forme de communication pour leurs entreprises, donc pas totalement désintéressés, soit de faux dons, parce qu’en raison de la loi sur la défiscalisation du mécénat, une grande partie de ces sommes sont défiscalisées. Indirectement, ce sont les contribuables qui, en réalité, sont les payeurs d’une partie de ces dons. On a donc vu resurgir un vieux débat entre la valorisation de la charité, qui est plutôt de droite, et la valorisation du bien public, de l’intérêt général et de l’impôt, qui est plutôt de gauche. Cela dit beaucoup de la nature même de ce qu’est le don tel que l’ont analysé les anthropologues, comme Marcel Mauss (NDLR: 1872 – 1950), le grand spécialiste du sujet.
Est-ce à partir de ce débat qu’on a questionné la hiérarchie des valeurs autour de la reconstruction de Notre-Dame, certains demandant que la même générosité s’exprime aussi à l’égard des populations les plus défavorisées?
Cela fait partie de la controverse. Mais on ne peut pas dire que cette revendication émanait de la société française, très divisée sur le sujet. Cependant, il est clair que des critiques se sont exprimées très rapidement, et qu’elles dénonçaient une erreur de destinataire de cette générosité. Certains ont affirmé qu’il vaudrait mieux dépenser cet argent pour les pauvres, les chômeurs, ou même, tant qu’à le donner à des pierres, pour le petit patrimoine rural qui a besoin d’entretien. Il y a toujours des controverses sur la bonne utilisation de l’argent issu d’une forme de générosité privée.
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Pour la reconstruction, les débats sur la charpente ou sur la flèche ont-ils mis en évidence une fracture entre conservateurs et modernistes, ou cela va-t-il au-delà de cela?
On a tendance à partir de l’hypothèse d’une confrontation entre des conservateurs et des modernistes. En fait, c’est beaucoup plus compliqué. La reconstruction de la charpente a donné lieu à des querelles d’experts, assez techniques, sur la valeur attribuée aux différents matériaux. Certains mettaient en avant l’efficacité, la solidité, l’économie du fer ou du béton. D’autres avançaient les mêmes arguments à propos du bois et y ajoutaient une double valeur contradictoire, à savoir que le bois est un matériau traditionnel, et donc authentique puisque c’est celui d’origine, et en même temps, que le bois est un matériau moderne qu’utilisent aujourd’hui de plus en plus d’architectes. Ses défenseurs ont aussi fait valoir que le bois est plus écologique, plus soucieux de l’environnement. Tout cela a permis aux partisans du bois d’emporter le morceau. La reconstruction de la flèche pouvait aussi être l’occasion d’une dispute entre les anciens et les modernes, entre les partisans de la reconstruction à l’identique et les défenseurs d’un geste architectural innovant puisque Emmanuel Macron avait annoncé qu’elle serait reconstruite encore plus belle, donc que son aspect pourrait être modifié. En réalité, il y a eu trois prises de position différentes. Les partisans d’une nouvelle flèche (les rénovateurs), essentiellement du côté des architectes qui avaient intérêt à ce qu’on leur commande une pièce nouvelle; les tenants d’une renonciation à toute reconstruction de la flèche au nom de l’authenticité absolue de Notre-Dame puisque, à l’origine, la cathédrale n’en comportait pas (les renonciateurs); et puis, les défenseurs d’une restauration dans le dernier état connu de l’édifice, conformément à la législation sur le patrimoine, en l’occurrence la charte de Venise, et le dernier état connu, c’est celui avec la flèche d’Eugène Viollet-le-Duc inaugurée en 1859 (les reconstructeurs). Ce sont eux qui, finalement et heureusement, l’ont emporté, notamment lors des débats à l’Assemblée nationale sur la loi d’exception sur Notre-Dame.
Fallait-il une loi spécifique pour assurer la restauration de la cathédrale? Est-ce le délai raccourci imposé par Emmanuel Macron qui en a justifié la nécessité?
A événement exceptionnel, situation d’exception. Il est vrai que, compte tenu du caractère exceptionnel de Notre-Dame et de cet incendie, et des contraintes liées à la nécessité de reconstruire dans des délais extrêmement courts qu’avait annoncés Emmanuel Macron, il a fallu prendre des mesures, notamment d’instauration d’un établissement public chargé d’organiser tout cela. Sur un sujet pareil, je trouve légitime que la représentation nationale ait été consultée. La loi a permis de mettre en place les cadres juridiques pour les travaux.
«A ressurgi un vieux débat entre la valorisation de la charité, plutôt de droite, et la valorisation du bien public, plutôt de gauche.»
Ce moment d’émotion universelle a aussi donné lieu à des récupérations personnelles, de politiques ou d’influenceurs…
Un chapitre du livre est consacré aux gens qui ont fait des selfies devant Notre-Dame et les ont diffusés sur les réseaux sociaux lors de l’incendie. D’une certaine façon, ils essaient de se grandir à l’occasion de cette tragédie. Cette démarche a suscité énormément de réactions négatives, moqueries, déclarations d’indignation. Elle fut considérée comme du narcissisme déplacé. Là aussi, on a observé des affrontements de valeurs tout à fait spectaculaires, liés aux effets pervers des réseaux sociaux.
836 millions
d’euros de dons ont été versés à l’Etat français et aux organismes concernés pour la reconstruction de Notre-Dame de Paris. Quelque 340.000 donateurs de 150 pays différents y ont contribué.
Face à un accident dépourvu de sens, puisque ses causes sont fortuites, faire communion autour d’un monument, auquel on associe des valeurs, redonne-t-il du sens, notamment aux yeux des fidèles catholiques?
On a été très étonnés d’observer que c’est du côté de la hiérarchie de l’Eglise catholique qu’est venue le moins d’émotion. On s’attendait à ce qu’il y ait une réaction émotionnelle très forte. Pas du tout. Les responsables ecclésiastiques ont calmé le jeu en affirmant, schématiquement, que «ce ne sont que des pierres, ce qui compte, c’est le culte, qui peut avoir lieu n’importe où», avec cette dimension totalement immatérielle du rapport à la foi. Or, dans le même temps, on voyait des catholiques agenouillés autour de la cathédrale en train de pleurer et de prier. Eux étaient beaucoup plus attachés aux pierres que la hiérarchie ne l’était. Il est difficile de parler de «redonner du sens» dans ces conditions. Sens de quoi? Sens pour qui? On peut imaginer que l’incendie de Notre-Dame a réveillé des manifestations d’attachement aux symboles, possiblement pour les catholiques, mais uniquement pour eux.
La cérémonie d’ouverture pourrait-elle être un moment d’unité nationale retrouvée dans une France par ailleurs très divisée?
En ce moment, je ne vois pas très bien comment on peut retrouver une unité nationale. Il m’étonnerait que cela réussisse. Ce sera un moment symbolique de responsabilisation de l’Etat pour le patrimoine, de résurrection pour les catholiques… On peut imaginer toutes sortes d’interprétations. Il n’en reste pas moins que l’on aura toujours la tension entre une conception religieuse et culturelle de la valeur patrimoniale. Surgiront peut-être aussi des controverses sur les formes de la cérémonie. Par exemple, à propos de la question de savoir si le président de la République doit participer ou pas à la messe? Ce genre de cérémonie est aussi un moment de dissension tout en se voulant un moment de communion.
(1) Notre-Dame des valeurs. Retour sur une émotion patrimoniale, sous la direction de Nathalie Heinich, PUF, 304 p. A noter aussi la publication de Notre-Dame de Paris, ressuscitée, par Bernadette Sauvaget, Fayard, 216 p.Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici