Carte blanche
Pandémie et terrorisme : la prévention de la radicalisation en angle mort (carte blanche)
Une vague d’attentats vient de frapper la France (Conflans-St-Honorine, Lyon, Avignon, Nice) et l’Autriche (Vienne). D’autres ont pu être déjoués à temps comme en Belgique (Eupen). La plupart de ces opérations ont été le fait de djihadistes, mais une au moins relève de l’extrême droite, ce qui reste convenons-en actuellement encore mineur.
Si l’attentat de Nice semble, quant à lui, commandité, les autres sont le fait d’individus qui se sont radicalisés en tant qu’agents relativement solitaires dans leur acte, même si leur passage à l’acte a pu bénéficier de complicités qui restent à déterminer. Certains, enfin, et ce n’est pas à négliger, peuvent souffrir de troubles psychiatriques où le djihadisme apparaît alors comme une fenêtre d’opportunité, voire une issue de secours à leur mal-être.
Depuis le début 2020, l’attention médiatique et politique s’est focalisée sur la gestion de la pandémie et ses conséquences, faisant passer au second plan les questions liées à la prévention de la radicalisation violente et du terrorisme. Nombreux sont celles et ceux qui se sont interrogés sur le lien hypothétique entre le contexte inédit d’une pandémie et le basculement individuel dans la radicalisation violente.
Ces individus qui ont commis des attentats peuvent-ils être assimilés après coup au personnage célèbre du Joker, dans Batman, qui cumulait non seulement névrose personnelle, enfance traumatique, et contexte social anxiogène favorable à l’extraversion d’une violence profonde intériorisée jusque-là. En tout cas, ces personnages sont la démonstration flagrante que le ver est déjà dans le fruit sociétal et qu’une idéologie forte captivante pour eux, des discriminations et un brin de folie peuvent produire le pire. Surtout lorsque l’on est un individu isolé, marginalisé, exclu, montré du doigt, ou fragile, sensible et influençable par d’autres, rêvant d’un monde meilleur, où la mort serait finalement plus exaltante que la vie. Ces drones idéologiques, produits chez nous ou pas, se bourrent de convictions radicales pour exploser en plein vol au coeur de nos sociétés.
Ils sont souvent bien jeunes en effet, à l’âge où l’on rêve encore plus de sa vie qu’on ne la réalise. L’utopie et le jusqu’au-boutisme deviennent religion. Comme le disait l’Abbé Pierre, l’enjeu pour nos sociétés d’aujourd’hui et de demain en mal de compassion et de bienveillance est de taille si nous ne voulons pas voir proliférer des centaines de Joker et d’apprentis sorciers terroristes : car « une civilisation se mesure à la qualité des objets de colère qu’elle propose à sa jeunesse ».
Les confinements ont eu un impact très problématique
Que faire pour prévenir de nouveaux attentats par de tels profils ? Il y a de grandes difficultés pratiques à suivre des personnes identifiées comme radicalisées ou à risque de radicalisation violente par les services publics, qu’il s’agisse de la justice (travail en prison, suivi des libérés sous conditionnelle, services de prévention), des services sociaux de première ligne ou encore de l’éducation du fait des confinements successifs, des obligations de travailler à distance, de l’interdiction faite de recevoir les personnes suivies dans les locaux habituels… Un des facteurs catalysant d’une radicalisation rapide vers la violence est la présence H24, 7 jours sur 7, de recruteurs ou recruteuses, qui enferment en continu leur proie dans un système de pensée unique et orienté dans le sens de leurs intérêts. En temps normal, les services de suivi connaissaient déjà de nombreuses difficultés à occuper cet espace-temps mental pour faire décroitre les failles laissées aux recruteurs et recruteuses. De ce point de vue, en dépit des efforts des services de suivi, les confinements ont eu un impact très problématique, ce à quoi se sont ajoutées les absences pour cause de quarantaine, etc. Les lock-downs et les fermetures des établissements d’enseignement ou de nombreux lieux de travail qu’ils ont générés ont eu pour effet d’augmenter sensiblement le temps libre de nombreux individus qui ont pu l’utiliser pour être mis en présence de ou se procurer des matériaux susceptibles de les entraîner vers une radicalisation idéologique, religieuse ou non, pouvant conduire à la violence. Là encore, le contrôle, ou à tout le moins la capacité de détecter des signaux faibles, ont été considérablement diminués.
Les confinements répétés, l’absence de lisibilité d’un grand nombre de mesures de distanciation physique/sociale, leurs modifications parfois d’une semaine à l’autre, les décès dans les familles, ont généré un haut niveau d’anxiété au sein de la population, avec des impacts importants sur le bien-être mental d’un grand nombre de personnes. Les services de soin de santé mentale sont débordés depuis des mois et les suivis sont chaotiques, faute de moyens suffisants. Or, dans un contexte très polarisé comme le nôtre, il ne faut pas être grand cler pour comprendre que des personnes fragilisées psychologiquement, voire souffrant de troubles psychiatriques précédant la pandémie ou exacerbés par les conditions induites par cette dernière, puissent perdre pied à un moment donné et céder à des pulsions de violence pour tenter de trouver un exutoire à une situation désespérée. Le passage à l’acte contre des ennemis imaginaires et des boucs émissaires construits, notamment, par des théories conspirationnistes débridées qui ne peuvent plus être mises à distance du fait de la diminution des capacités de certains outils cognitifs ou processus neurologiques peut s’imposer alors comme une solution pour certaines personnes. Ici aussi, la difficulté des suivis sociaux, psychologiques ou psychiatriques en contexte pandémique ne permet pas de détecter les situations individuelles problématiques avec autant d’acuité.
Un contexte favorable au passage sous le radar
Enfin, l’isolement imposé par la gestion de la pandémie, qui restreint drastiquement les contacts avec les ami·e·s et les proches de la famille, crée également un contexte favorable au passage sous le radar des signes d’une potentielle radicalisation violente, des ruptures des réseaux d’amitié ainsi que des décrochages familiaux. Les contacts se distendent dans le temps, ou passent sur mode digital, limitant par nature la richesse des interactions sociales, ce qui ne permet pas de repérer rapidement les comportements problématiques, les dissonances cognitives, les troubles psychologiques, les ruptures discursives, les inclinaisons à l’enfermement sur soi et à l’isolement. Il est dès lors possible que, dans un climat de polarisation autour de phénomènes tels que celui des caricatures de Mahomet, de tensions géopolitiques exacerbées ou d’autres externalités à impact négatif, la charge mentale constituée par la pandémie, sa longueur et sa gestion compliquée par les autorités publiques, puissent mener à des passages à l’acte violent, encore plus difficilement détectables par les autorités et services concernés.
Il n’y a guère de solution miracle pour cette problématique. L’identifier et reconnaître sa complexité constituent une étape décisive, d’autant qu’il se peut que nous soyons encore pour de longs mois dans des situations de confinement total ou partiel, qui ne feront que renforcer les questions soulevées dans cette tribune. Autant le souligner d’emblée, une surveillance de masse ne permettra pas nécessairement de détecter et de prendre en charge ces profils. Il va falloir travailler de manière très fine. Cela requiert des ressources humaines importantes, de l’expertise, des moyens, des collaborations efficaces entre les multiples services concernés. A l’heure où certains basculements vers la violence pourraient relever plus du mal-être mental que d’une véritable imprégnation idéologique, il est urgent, pour la cohésion de nos sociétés, d’investir dans une prévention efficace. Il est cependant à craindre que les préoccupations budgétaires, qui plus est, à l’heure où un cataclysme est à prévoir dans certains pans de notre économie, ne passent avant la prise en compte de l’humain. Avec les conséquences que l’on ne peut qu’anticiper.
Michaël Privot, islamologue (CEDEM ULiège)
Sébastien Boussois, politologue (ULB, UQAM) et consultant à SAVE BELGIUM
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