« Opération Nili »: comment Israël projette d’éliminer les dirigeants du Hamas
Israël projette d’éliminer les responsables du massacre de ses citoyens. Comme après la prise d’otages aux JO de Munich en 1972. Mais le Hamas n’est pas Septembre noir.
«C’était un vrai choc. La nature des assassinats, l’impuissance des athlètes et le fait que l’attaque soit perpétrée sur le sol allemand, tout cela avait une résonance particulière. Il y avait un profond chagrin, beaucoup de colère […] et aussi le sentiment non dit d’une revanche à prendre.» Ehud Barak n’est pas encore chef d’état-major de l’armée et encore moins Premier ministre quand il se confie sur l’issue de la prise d’otages aux Jeux olympiques de Munich, le 5 septembre 1972, par un commando du groupe terroriste palestinien Septembre noir. Onze athlètes israéliens sont tués lors de l’attaque et au cours de la fusillade qui s’ensuit avec les forces de police allemandes sur la base aérienne de Fürstenfeldbruck, d’où les assaillants espéraient fuir vers l’Egypte. Ehud Barak est alors le chef d’une unité d’élite de l’armée qui jouera un rôle central dans un épisode de l’opération Colère de Dieu, la campagne d’assassinats des responsables de l’attaque décidée par la Première ministre Golda Meir, dont Steven Spielberg tirera le film Munich. Aujourd’hui, Israël pourrait bien s’inspirer de l’opération Colère de Dieu pour lancer l’opération Nili.
Le contexte de pressions internationales rend la faisabilité d’une campagne d’assassinats risquée.
Le 7 octobre 2023, le Hamas attaque à l’aube depuis la bande de Gaza et, en assassinant 1 200 personnes, dont une majorité de civils dans des conditions horribles, provoque un traumatisme plus profond encore en Israël. C’est à nouveau le souvenir de la Shoah qui est invoqué. Jamais autant d’Israéliens n’ont été tués parce que juifs depuis la Seconde Guerre mondiale et la création de l’Etat d’Israël, fondé en 1948 pour précisément offrir un sanctuaire aux survivants de l’Holocauste.
Opération Nili: l’invocation religieuse
Dans ces circonstances, le cabinet de guerre et le gouvernement israéliens mettront-ils en œuvre une mission semblable à l’opération Colère de Dieu? La guerre menée dans la bande de Gaza la rendrait-elle au contraire caduque? Et le contexte international n’en complique-t-il pas grandement la réalisation?
Le 23 novembre, le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, dit avoir donné instruction au Mossad de prendre pour cible les dirigeants du Hamas «partout où ils se trouvent». Quelques jours plus tard, la chaîne de télévision publique Kan diffuse un enregistrement de Ronen Bar, le chef du service de renseignement intérieur, le Shin Bet. Il ne laisse planer aucune ambiguïté sur la réalité de la mission. «Nous irons les chercher partout: à Gaza, en Cisjordanie, au Liban, en Turquie, au Qatar, partout. Cela prendra quelques années, mais nous serons là pour le faire. […] C’est notre Munich.»
Ainsi est portée sur les fonts baptismaux ce que les médias israéliens appellent l’«opération Nili», soit l’acronyme d’une citation biblique: «Netzach Yisrael Lo Yeshaker» (L’éternel d’Israël ne mentira pas). Décidément, les Israéliens aiment s’en remettre à Dieu pour accomplir leurs missions qui s’affranchissent allègrement du droit international et sortent Israël du concert des nations et de leurs relations diplomatiques. Cinquante ans après les représailles de l’après-Munich, ce n’est pas nécessairement rassurant.
Le contexte de guerre
Nili serait donc une opération conjointe du Shin Bet, le service de renseignement intérieur, et du Mossad, le service de renseignement extérieur. Pour Raphaël Jerusalmy, ancien agent du renseignement israélien, aujourd’hui écrivain et consultant pour la chaîne d’information i24News, «elle est en cours. Elle a déjà éliminé beaucoup de responsables du Hamas, de niveau moyen, tant politiques que militaires, à Gaza, au Sud-Liban et peut-être au sud de la Syrie.» Le 8 décembre, une frappe de drone israélien a tué quatre personnes dans la ville de Quneitra, au sud de Damas. L’Observatoire syrien des droits de l’homme les a identifiées comme deux membres du Hezbollah, le mouvement libanais pro-iranien allié du Hamas, et «deux agents de sécurité syriens». Surtout, l’armée israélienne a assuré qu’au moins cinq commandants de la brigade Nord et de celle de Gaza City, cellules des brigades Ezzedine al-Qassam, la branche militaire du Hamas, avaient été tués dans les bombardements et les combats qui se sont déroulés dans le territoire palestinien depuis le 7 octobre.
De quoi questionner l’utilité d’une opération ciblée d’assassinats, alors que l’offensive de Tsahal a pour premier objectif d’éradiquer le Hamas et, par corollaire, ses principaux responsables militaires, dont, en priorité, ceux de la force Nukhba, le corps d’élite des brigades Ezzedine al-Qassam, qui auraient piloté le massacre des 1 200 Israéliens. Raphaël Jerusalmy rappelle la hiérarchie des priorités pour Israël. «Ce n’est pas la mort de tel ou tel dirigeant qui décidera de la victoire sur le terrain, plutôt le démantèlement de la puissance militaire du Hamas, l’élimination des commandants militaires, le nombre de prisonniers et de tués faits dans ses rangs… La neutralisation des leaders comme Yahya Sinouar ou Mohammed Deif (NDLR: le chef du Hamas à Gaza et le leader des brigades Ezzedine al-Qassam) viendra après.»
Opération Nili: une mission sacrée
«Dans l’état actuel des choses, une campagne d’assassinats ciblés hors d’Israël me semble secondaire par rapport à l’importance et l’urgence de ce qui se déroule à Gaza, analyse Didier Leroy, chercheur au Centre d’études de sécurité et défense (CESD) et expert invité à l’ULB. Tous les membres du cabinet de guerre, et certainement Benjamin Netanyahou, ont des objectifs à plus court terme qui seront décisifs par rapport au moyen et au long termes de l’avenir de l’Etat d’Israël. Cette guerre se déroule dans un contexte de pressions internationales sans précédent, qui rend la faisabilité de ce genre de campagnes d’assassinats hors des frontières d’Israël assez risquée et probablement trop risquée par rapport à ce qui pourrait en être retiré politiquement par Benjamin Netanyahou. La priorité pour lui est d’essayer de sauver son avenir politique.»
Sur l’ordre des priorités, le propos de Didier Leroy rejoint celui de Raphaël Jerusalmy, pas sur l’utilité et les conséquences de l’opération Nili. Pour le consultant israélien en matière de renseignement, le risque d’embrasement que provoqueraient des assassinats de dirigeants du Hamas au Liban, en Turquie ou au Qatar est limité. «Le Hamas ne jouit pas d’une grande popularité, même dans les pays où il est bien accueilli. Etant lui-même un autocrate mégalomane, Recep Tayyip Erdogan serait très vexé si Israël opérait sur son sol (NDLR: un responsable des services de renseignement turcs a mis en garde, le 4 décembre, contre «les graves conséquences» d’une telle action), le Qatar aussi. Il y aurait des tensions. Israël se ferait taper sur les doigts, mais pas beaucoup plus. De toute façon, ce n’est pas cela qui arrêtera le gouvernement israélien», insiste Raphaël Jerusalmy. Pourquoi? Parce que, selon lui, l’opération Nili relève pour les dirigeants israéliens de «la mission sacrée pour honorer la mémoire des gens qui ont été massacrés le 7 octobre, punir ceux qui ont perpétré ces actes, et permettre une réparation interne aux services de sécurité et à Tsahal, responsables de la défaillance de l’Etat à cette occasion». Vengeance et revanche, comme après l’attaque de Munich.
Israël agira avec des pincettes à l’égard du Qatar.
Les chefs militaires et politiques
En 1972, onze personnes, comme le nombre des athlètes tués, avaient été désignées comme hauts responsables du terrorisme anti-israélien et, à ce titre, promises à la mort. Ali Hassan Salameh, le cerveau de l’attaque des Jeux olympiques, fut assassiné dans l’explosion d’une voiture piégée au passage de la sienne dans une rue de Beyrouth, en janvier 1979. Le Dr Wadie Haddad, grand ordonnateur du terrorisme palestinien, décéda d’une leucémie en République démocratique allemande (l’Allemagne de l’Est communiste), probablement après avoir été empoisonné. Mohammed Youssef al-Najjar, connu comme Abou Youssef, numéro 2 du Fatah et chef du groupe Septembre noir, fut assassiné en avril 1973 avec son épouse dans la chambre à coucher de son appartement de Beyrouth. Deux autres membres de la liste, Kamal Nasser et Kamal Adouan, le furent dans la même opération, celle que dirigea Ehud Barak.
A l’époque, ni Yasser Arafat, chef de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), ni Georges Habache, leader du Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP), ni Ahmed Jibril, celui du Front populaire de libération de la Palestine-Commandement général (FPLP-CG), ne furent exposés aux représailles des agents du Mossad. Israël s’en tint aux dirigeants de Septembre noir, groupe né de la répression du mouvement palestinien en Jordanie en septembre 1970, et composé pourtant de nombreux militants du Fatah de Yasser Arafat.
Aujourd’hui, l’opération Nili cible autant les chefs militaires du Hamas, Mohammed Deif et Yahya Sinouar, présents dans la bande de Gaza sauf exfiltration par l’Egypte, que les mentors politiques, Ismaël Haniyeh et Khaled Mechaal au Qatar, et les responsables financiers installés à Istanbul ou ailleurs en Turquie. Bref, du lourd.
Des dirigeants très protégés
Pour Didier Leroy, chercheur au Centre d’études de sécurité et défense, la volonté d’Israël est surtout de faire payer les membres de la composante armée du Hamas, les brigades Ezzedine al-Qassam, au premier chef Yahya Sinouar et Mohammed Deif. «Il serait erroné de frapper les leaders politiques du Hamas en exil au Qatar parce qu’ils servent encore d’interlocuteurs dans une éventuelle négociation pour la libération d’otages et parce qu’ils n’étaient probablement pas au courant eux-mêmes de la nature de l’opération du 7 octobre avant qu’elle ne se déroule, en raison de la dimension hétérarchique (NDLR: qui implique une multitude de hiérarchies) de ce genre de mouvement milicien.» Raphaël Jerusalmy reconnaît qu’«Israël agira avec des pincettes à l’égard du Qatar parce que ce pays peut encore être d’une certaine utilité». Mais l’opération Nili sera menée à son terme, selon lui, même si elle prend des années. «Pour certains dirigeants, les éliminer sera plus difficile, parce qu’ils sont très protégés et seront encore plus sur leurs gardes. Mais Israël usera de beaucoup de ruses pour les atteindre.»
L’histoire enseigne d’ailleurs que l’échec dans ce domaine est toujours possible. Israël a essayé d’éliminer Khaled Mechaal et Mohammed Deif à plusieurs reprises. Les tentatives ont toutes échoué. Une opération menée contre le premier en Jordanie en 1997 – il devait être éclaboussé en rue par l’ouverture d’une canette de soda contenant un puissant dérivé du fentanyl – avait d’ailleurs conduit à une crise diplomatique entre les deux pays. Elle n’avait pu être résolue que grâce au feu vert donné, la mort dans l’âme, par le Premier ministre israélien de l’époque à un échange entre les deux agents du Mossad arrêtés à Amman et des prisonniers palestiniens, dont le célèbre cheikh Ahmed Yassine, le fondateur du… Hamas, accueilli en héros à Gaza. Le chef du gouvernement israélien était déjà Benjamin Netanyahou. Vengeance, revanche… Un cycle sans fin?
Les moyens du Mossad contre le Hamas
Quelles sont les ressources du Mossad pour mener aujourd’hui une campagne d’assassinats ciblés contre les dirigeants du Hamas? Raphaël Jerusalmy, ancien membre des services de renseignement israéliens, les juge plus performantes que celles dont l’agence disposait après l’attaque de Munich.
Le renseignement humain et les complicités locales. «Le Mossad a beaucoup plus de facilités à récolter des informations au sein même des pays arabes et en Iran. Il bénéficie de plus de complicités que par le passé. Il s’agit soit d’opposants aux régimes en place, soit d’informateurs motivés par des questions d’argent, ou encore de membres de mafias locales qui peuvent faire office d’intermédiaires pour éliminer certaines personnes», assure Raphaël Jerusalmy. Au rang des opposants, le consultant en matière de renseignement cite les Palestiniens eux-mêmes, que ce soit les Gazaouis qui s’opposent au Hamas, ou les responsables de l’Autorité palestinienne pour lesquels le Mouvement de la résistance islamique est un rival juré. Certains pays arabes ne seraient pas mécontents non plus de s’en débarrasser. Le Hamas est une émanation des Frères musulmans, qui ne sont pas en odeur de sainteté dans certains Etats, au premier chef l’Egypte.
L’avantage technologique. «Le Mossad et Tsahal disposent aujourd’hui de programmes informatiques et d’algorithmes qui leur permettent de suivre pratiquement à la trace tous les mouvements d’argent et de personnes», analyse Raphaël Jerusalmy. L’expert donne pour exemple les voyages en avion très surveillés. «Le talon d’Achille de ceux qui vivent à l’étranger est le déplacement. C’est la raison pour laquelle ils utilisent plusieurs avions, des jets privés, afin que l’on ne sache pas dans lequel ils se trouvent. Israël a les moyens technologiques de les repérer et de les suivre.»
Les développements technologiques produits par Israël, révélés notamment par le scandale Pegasus, le logiciel espion qui peut cibler les smartphones, font que les méthodes anciennes d’élimination par armes à feu sont aujourd’hui supplantées par des techniques plus sophistiquées, empoisonnement ou explosion de l’ordinateur ou du téléphone portable.
Un procès inédit depuis celui d’Eichmann
A côté des représailles militaires et des assassinats ciblés, Israël a ouvert une enquête judiciaire sur les massacres du 7 octobre. L’unité de police criminelle Lahav 433 recueille un maximum d’indices sur les crimes commis par les miliciens du Hamas et du Djihad islamique. Le quotidien Yediot Aharonot a qualifié ces devoirs judiciaires de «travail d’instruction sans précédent depuis le procès d’Adolf Eichmann». Artisan de la Solution finale contre les Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, le dirigeant nazi a été reconnu coupable de crimes contre le peuple juif, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, le 15 décembre 1961. Il a été condamné à mort. Quelque deux cents terroristes du Hamas ont été arrêtés par les Israéliens après les massacres. On ne sait pas encore s’ils seront jugés par un tribunal de la juridiction existante ou par une cour spéciale ad hoc sur le modèle du procès Eichmann. Autre interrogation: les dirigeants israéliens préféreront-ils, si la possibilité se présente, capturer vivant Yahya Sinouar pour le traîner en justice ou lui faire subir le châtiment fatal?
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