« On préfère être traité de pyromane ou d’assassin que de conservateur »
« Le président américain Donald Trump n’est pas conservateur », estime l’historien Frank Judo dans un entretien avec nos confrères de Knack sur l’opposition conservatisme – nationalisme, la façon dont le conservatisme veut faire de nous de meilleures personnes et pourquoi nous nous méprenons sur l’islam.
« Un penseur néerlandais a dit un jour que les gens préféraient être traités de pyromanes ou d’assassins que de conservateur », dit en riant Frank Judo. Judo est historien et juriste. Il a coécrit plusieurs livres sur l’histoire des Pays-Bas. L’année passée, il a publié « Belg en Bataaf » (belge et batave), ouvrage consacré à la période entre 1815 et 1830, lorsque la Belgique et les Pays-Bas étaient un pays. À l’heure actuelle, Judo travaille à un livre sur le conservatisme, dont le but est de se débarrasser d’un certain nombre de malentendus sur ce courant.
Judo considère le conservatisme comme un courant qui veut tirer le meilleur de l’homme. « Socio-économiquement, il n’est pas élitaire », affirme Judo. « Au Royaume-Uni, le conservatisme est surtout populaire à la campagne, mais ce n’est pas là qu’habitent les élites. Pourtant, il y a certainement un côté élitaire au conservatisme, car il souhaite que les gens ne se satisfassent pas de ce qu’ils sont. ‘Plus est en vous’ est un bon slogan pour un véritable conservatisme. »
Êtes-vous un pessimiste culturel? Notre société est-elle tombée en proie à un nivellement par le bas ?
Le nivellement est le propre de l’humain. C’est la traduction sociétale de la paresse privée. Celui qui se connaît sait que la paresse est l’une des caractéristiques de base de l’humain et c’est contre cette paresse que met en garde le conservatisme.
Pourtant, les conservateurs sont souvent opposés à l’establishment culturel. Aux États-Unis, les conservateurs sont les opposants de beaucoup d’intellectuels.
C’est un gros malentendu de dire que le conservatisme est anti-intellectualiste. Au fil des siècles, les conservateurs se sont occupés de cette étude. C’est un mouvement d’érudition qui essaie de comprendre la réalité et d’y découvrir une signification.
Quel regard politique devons-nous poser sur le conservatisme?
Le conservatisme est une politique de l’offre. Il ne regarde pas ce que veulent les gens, mais propose son propre éthos.
Si l’électeur est d’accord, tant mieux. Sinon, c’est dommage, mais ce n’est pas une raison de changer son propre éthos. Si les politiques le font tout de même, il n’y a plus de différence entre les partis. Et cela ne mène pas une meilleure politique, il mène à l’altération et l’insatisfaction.
Plaidez-vous en faveur de la radicalité?
La radicalité est dangereuse et non conservatrice. Le conservatisme est une philosophie de la réserve : il faut maintenir une certaine distance à l’égard de ses principes et oser les relativiser. C’est évidemment mieux d’adopter une perspective historique qui s’étend sur plusieurs siècles que de s’arrêter au dernier sondage.
Ce passé fait l’objet de critiques. Beaucoup de critiques estiment que notre histoire se caractérise par l’oppression et l’exploitation.
Nous devons faire preuve d’esprit critique, mais nous ne pouvons pas nous rendre la tâche trop facile en « répétant les erreurs des idiots du passé ».
Je note cependant qu’on confond souvent conservatisme et insatisfaction liée à crise de la cinquantaine. Ces gens luttent durement pour conserver les valeurs de leur jeunesse.
Ce n’est pas indécent, mais le conservateur a un horizon beaucoup plus large. Nous ne devons pas uniquement conserver les valeurs d’il y a quarante ans, mais un héritage de nombreux siècles.
Devons-nous tous relire Cicéron et Thomas d’Aquin ?
Cela aiderait, car ce sont des auteurs passionnants. Évidemment, Platon ne résout pas tous les problèmes, mais ces penseurs nous apprennent à contextualiser les choses.
Notre société est sous l’emprise de tensions religieuses. Les conservateurs disent souvent que nous n’avons pas suffisamment de respect pour la religion.
Il y a un problème plus profond. Nous ne connaissons plus le phénomène de religion. Nous le voyons comme quelque chose d’étrange et nous en avons peur. Si nous comprenions mieux la religion, une partie de notre peur disparaîtrait.
C’est surtout l’islam qui entraîne des tensions. Comment gérer cela ?
Nous devons davantage reconnaître l’élément religieux de l’islam. Nous devons nous interroger sur le message religieux de l’islam, sur ses mérites, sur ce que nous pouvons accepter et ce que nous ne pouvons pas accepter.
Est-ce trop peu le cas?
Aujourd’hui, tout entretien sur l’islam se transforme en discussion politique. Il tourne au dialogue de sourds, car certains parlent de foi et d’autre idéologie.
Il y a évidemment une dimension politique à l’islam, mais il y a aussi un noyau de religiosité dont nous ne comprenons pas grand-chose. C’est comme si vous n’aviez jamais été à un opéra et que vous deviez soudain décider de ses subventions. Faut-il être un spécialiste pour en parler ? Non, mais cela aide de choisir en connaissance de cause. C’est ainsi qu’on apprend à relativiser ses propres idées.
L’homme occidental n’a-t-il pas perdu l’expérience religieuse ?
Nous avons une image faussement linéaire de l’histoire. Nous pensons qu’entre la christianisation et le milieu du vingtième siècle la plupart des Européens étaient pieux et dévots.
Cependant, il y a toujours eu des tensions. Une partie de l’élite intellectuelle était pour les Lumières, une autre partie était contre. Et au dix-septième siècle, les prêtres se plaignaient déjà que la population rurale était récitante à l’égard de la foi. Les chansons satiriques sur l’église et les prêtres ont toujours existé et on utilisait les mêmes arguments qu’aujourd’hui.
L’histoire n’est pas une ligne droite. L’expérience religieuse n’est pas irrévocablement perdue. Il n’y a évidemment pas de bouton qui permet aux églises de se remplir, mais une étude démontre qu’il y a plus de gens qui s’identifient au catholicisme qu’il y a quelques années. C’est partiellement une réaction contre l’islam, mais qui répond aussi à une tendance profondément humaine.
Le conservatisme n’est pas un programme politique clair?
Non. Ce n’est plus de notre époque, mais autrefois l’Union chrétienne historique (NDLR : un parti conservateur néerlandais) se présentait à l’électeur sans programme électoral. Ils trouvaient ça contraire à leur façon de faire de la politique, même s’ils avaient une série de principes auxquels ils confrontaient l’actualité politique.
Au lieu d’un programme politique, le conservatisme est plutôt une anthropologie, une façon d’observer l’humain.
Quelle est l’image de l’homme véhiculée par le conservateur?
Une image pessimiste modérée, tant de l’individu que de sa façon de se comporter un groupe.
Du coup, les conservateurs sont souvent en faveur du marché libre. Pas parce que comme les libéraux classiques ils s’imaginent que le marché libre entraîne automatiquement un bon résultat, mais parce que toute alternative est encore pire.
Les conservateurs se méfient-ils de l’état ?
Oui, parce que l’état est un instrument humain aux défaillances humaines. Mais ils se méfient de l’individu aussi.
Souvent, on prétend que les conservateurs sont de grands défenseurs de la société civile. C’est vrai, car la société civile atténue les défaillances humaines et tire le meilleur de l’humain. Cependant, ce n’est pas une solution miracle. Les conservateurs n’y croient pas. Cela les affaiblit évidemment dans le débat politique, car les miracles sont bien accueillis.
Croyons-nous trop aux solutions miracles ?
Absolument. Les conservateurs inspirés par la religion croient aux miracles, parce qu’ils savent qu’ils ne peuvent en réaliser. D’autres ont abjuré la foi en un miracle, mais pensent qu’ils peuvent les réaliser.
Donald Trump est-il conservateur ?
Celui qui trouve que Trump est conservateur, trouve probablement que Leo Tindemans est un punk. C’est absurde.
Le style de Trump est en contradiction flagrante avec le conservatisme. En outre, l’idéal du self-made-man est respectable, mais pas du tout conservateur : le self-made-man prétend en effet qu’il n’a pas de lien avec le passé.
Les partis nationalistes, tels que la N-VA chez nous, sont souvent associés au conservatisme. Est-ce justifié ?
Historiquement, il y a eu une tension entre ces deux tendances. Le nationalisme comprend une tendance messianique, une vision onirique d’une « Flandre indépendante où il ne pleuvra plus jamais ». Cependant, la foi en un monde parfait n’est pas conservatrice du tout.
En outre, les nationalistes voient l’État-nation comme cadre ultime du processus décisionnel, même si le niveau régional et provincial a également sa place. Et même le niveau supranational a ses droits. C’est ce qui explique par exemple la forte dose de conservatisme dans la pensée européenne.
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