Christian Makarian
« On ne mesure pas à quel point le modèle économique britannique a irradié le continent »
L’inquiétant dans le Brexit n’est pas tant de voir le Royaume-Uni se décrocher du train de l’Europe et perdre son élan comme un wagon en roue libre. C’est plutôt de constater l’embarras total dans lequel se trouve le reste de l’Union pour élaborer une réponse appropriée à la situation.
Or, cette inertie découle surtout d’une fragmentation imposée par la conception britannique de l’idée européenne. Si l’on met à part la zone euro et les mécanismes de la monnaie unique, l’état actuel de l’UE résulte en grande partie de la façon dont le Royaume-Uni a invariablement accentué l’affirmation des égoïsmes nationaux et l’approche boutiquaire.
Dans un livre courageux, très intelligemment argumenté pour une cause devenue difficile à défendre, Réinventer la social-démocratie (*), le financier Philippe Latorre et l’ancien ministre Christian Pierret (NDLR : en charge de l’Industrie dans le gouvernement Jospin de 1997 à 2002) résument bien cette réalité incontestable : » Les chefs d’Etat et de gouvernement se sont mis à l’heure anglaise ; les intérêts nationaux et de politique intérieure électorale à court terme ont pris le pas sur la vision européenne et fédératrice léguée par les pères fondateurs. »
Si bien que ce n’est pas uniquement l’Europe des mythiques pères fondateurs qui est aujourd’hui à bout de souffle, mais aussi celle voulue directement par les Britanniques à travers une série de dévoiements : un marché unique réservé aux échanges commerciaux, l’abandon total de la perspective fédérale, le recul de l’idée d’une Union » sans cesse plus étroite « , l’habitude d’exciter la colère des peuples contre Bruxelles, l’exaltation des identités nationales, la désignation de ses partenaires comme des concurrents. Ces reculades (et ces facilités politiciennes) ont fini par dessiner une impasse.
On pourrait en déduire que les Britanniques, en quittant l’UE, font au final un fort mauvais calcul : ils perdent l’effet de levier qu’ils exerçaient sur le continent. Faux : il existe pour Londres une deuxième forme d’influence, déterminante, et qui ne tient pas aux institutions européennes mais à la position indétrônable acquise par la place financière de Londres. On ne mesure pas à quel point le modèle économique britannique, porteur d’un libéralisme conquérant depuis les années Thatcher, a irradié le continent et se trouve cité comme modèle, jusqu’à attirer toute une jeunesse continentale assoiffée de jobs d’avenir et de fiscalité basse. La City a acquis une position dominante, et Londres a bien l’intention de renforcer, amplifier, promouvoir, cette dimension. Le combat de la vieille Angleterre contre l’Europe n’est pas terminé.
(*) L’Archipel, 334 p.
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