« On a ostracisé et caricaturé Poutine »
Auteur de Poutine, Frédéric Pons juge que l’Occident n’a pas fait l’effort de comprendre le maître du Kremlin dans la crise ukrainienne. Et lui a su profiter de nos faiblesses…
Rédacteur en chef à l’hebdomadaire français Valeurs actuelles, Frédéric Pons a publié en 2014 Poutine (Calmann-Lévy, 365 p.). Dans une interview au Vif/L’Express, il évoque la personnalité du maître du Kremlin et son rôle dans la crise ukrainienne.
Levif.be : Quand il arrive au pouvoir, Poutine correspond-t-il à ce à quoi les Russes aspiraient après l’ère Eltsine ou est-ce Poutine qui s’est adapté à ce que les Russes attendaient ?
Frédéric Pons : Quand il arrive au pouvoir, les Russes ne le connaissent pas. Il a été Premier ministre après avoir été directeur du KGB pendant moins d’un an. Il est connu de la nomenklatura présidentielle où il véhicule l’image d’un haut fonctionnaire fidèle, un peu falot, terne, loyal. C’est le gars qui ne posera pas de problème. Mais depuis 1990-1991, depuis qu’il est revenu d’Allemagne, il a commencé à faire le constat de l’effondrement de l’Union soviétique, de l’économie administrée, du parti unique… Quand il intègre l’administration présidentielle à Moscou, une responsabilité va le marquer durablement. Nommé à la tête du service de coordination des gouverneurs de province, il plonge son thermomètre personnel dans l’état réel de la Russie profonde. Il découvre la désorganisation administrative, la corruption des gouverneurs, les petites arrangements entre amis. Pour lui, cela ne peut pas durer. Lui, le patriote et le nationaliste, ne supporte pas cela. Ensuite, ce qu’il observe une fois à la tête du KGB confirme son jugement. Le crime organisé et la corruption gangrènent tout. Devenu Premier ministre puis président par intérim, il diagnostique un troisième chantier. La deuxième guerre de Tchétchénie va être la matrice de son futur pouvoir. L’épreuve de vérité. La Russie ne doit pas la perdre alors qu’elle a déjà perdu la première. Les Russes en ont assez de la désorganisation administrative et de voir la Russie se faire humilier, notamment par les Tchétchènes. Vladimir Poutine est l’homme de la situation. Comme de Gaulle l’a été en juin 1940. Un homme, des circonstances, cela fabrique un destin.
L’armée, l’administration, les gouverneurs, les oligarques… Poutine se forge une conviction des chantiers qu’il doit mettre en oeuvre et des réseaux sur lesquels il doit s’appuyer ?
En cachant bien son jeu. Quand il est à l’administration présidentielle de 1996 à 1999, il voit fonctionner l’Etat et constate la désorganisation et la corruption. Il dresse son bilan sans rien dire. Il se rend compte aussi de la résurgence rapide, depuis l’effondrement de l’Union soviétique, de l’Eglise orthodoxe. Les Russes reviennent en masse dans les églises, jeunes et vieux. Conformément à l’histoire russe où l’Eglise est structurellement présente, il se dit qu’il ne réussira pas à redresser le pays sans l’appui de l’Eglise orthodoxe. Autant que les organes de sécurité, elle est essentielle pour restaurer la puissance russe.
Il s’agit d’une relation gagnant-gagnant ?
C’est un échange de bons procédés. Je t’aide ; tu me soutiens. Je te soutiens ; tu m’aides. A la faveur d’une série de lois, l’Eglise récupère ses biens religieux ; elle est associée dans les aumôneries, les administrations, les prisons, à l’armée… En même temps, elle prêche la bonne parole « poutinienne ».
Détermination, prise de risque, autocontrôle : trois qualités reconnues à Poutine et qu’il met en oeuvre dans sa politique étrangère. Est-ce l’héritage de sa pratique du judo ?
Il pratique le judo assez jeune, d’abord pour se muscler parce qu’il est un petit caïd. Puis pour la compétition : il devient tout de même champion de judo de Leningrad. Une babouchka qui l’a connu à cette époque me racontait qu’il travaillait des heures sur les tatamis et qu’il fallait l’en sortir à coups de pied. Enfin, il s’est approprié toute la pensée métaphysique du judo et de l’art martial russe, le sambo. Il en a fait une pratique comportementale et politique : ne rien montrer de soi jusqu’au moment de l’attaque, ne révéler aucune faiblesse, ne pas montrer qu’on a peur et utiliser la force de l’adversaire pour le renverser. Quand on analyse toutes les négociations qu’il a pu mener par la suite, il est frappant de voir combien il applique cette pratique philosophique héritée du judo, jusque dans ses dernières décisions en Ukraine. Il ne dit rien. Et, tout d’un coup, il s’empare de la Crimée. Demain, il peut dire : ok, j’arrête de déstabiliser l’est de l’Ukraine et je passe à autre chose. C’est un comportement qui rejoint le tréfonds de son caractère : depuis tout petit, il est timide. Il n’a pas appris le secret au judo ou au KGB ; il l’a intellectualisé.
Vladimir Poutine « porte l’histoire de son pays dans tous ses choix politiques », écrivez-vous . Est-il un vrai nationaliste ?
Je croyais que c’était un communiste soviétique mal dégrossi qui essayait d’habiller ses idées au goût du jour. Je ne le crois plus. C’est en cela qu’il est intéressant. A un moment donné, il a décidé de faire la synthèse de toutes les histoires russes en rejetant ce qui lui paraissait inutile et inapproprié. C’est ce qui fait sa popularité. La population se dit : la Russie est un grand pays ; elle a fait des grandes choses – et des moins grandes – sous tous les régimes. Poutine s’efforce de reprendre le meilleur de l’Empire des tsars, du régime soviétique… Il a tendance à minimiser les crimes de Staline parce qu’il estime que cela ne sert à rien de gratter le passé pour diviser la population. Il laisse ça aux historiens. Lui s’attache à faire la synthèse. C’est sa force.
En quoi l’attitude de Poutine à l’égard des oligarques est-elle plus honorable que celle de son prédécesseur ? Ne les a-t-il pas tout autant instrumentalisés ?
Quand Poutine devient directeur du KGB, Premier ministre puis président, il est propulsé par le clan Eltsine qui est cornaqué par sa fille et l’homme d’affaires Boris Berezovsky. Ceux-ci cherchent quelqu’un qui puisse couvrir leurs petites affaires et leur permettre de les pérenniser. Le plus fidèle, le plus loyal, le plus terne, c’est Poutine. Il est propulsé au pouvoir. Mais il a bien identifié depuis 1999 ce qui ne fonctionne pas dans le pays. Poutine se montre d’abord prudent, manoeuvrier. Et puis, dès sa première année de présidence, il lance les enquêtes. Petit à petit, Berezovsky se rend compte que cela ne tourne pas comme prévu. Il sera la première victime de la campagne anti-oligarque… Face aux oligarques, Poutine a été d’un cynisme absolu. Adepte de la realpolitik, il leur propose un marché très clair. « Vous pouvez continuer à vous enrichir à deux conditions. 1. Vous enrichissez aussi le pays. Arrêtez de tout placer dans les paradis fiscaux, une partie de vos immenses fortunes doit revenir au pays. 2. Ne faites pas de politique. » Pour ne pas l’avoir accepté, Mikhaïl Khodorkovski, le patron de la société pétrolière Ioukos qui a cru pouvoir braver le Kremlin, a été brisé menu et a fait dix ans de prison. Poutine s’est servi des oligarques ; il les a remis au pas ; il a fait cesser le pillage des richesses de la Russie. En cela, les Russes lui sont reconnaissants.
Le poids persistant du pouvoir russe sur la justice n’est-il pas le meilleur exemple de l’échec de l’installation d’un Etat de droit en Russie ?
L’Etat de droit n’est pas complètement accompli en Russie, qui est une démocratie de vingt ans d’âge seulement. Est-il complètement achevé en France ? C’est un peu provocateur. Mais ces dérives judiciaro-politiques sont inhérentes à la politique en général. En Russie, avec un pouvoir fortement centralisé et une tradition moins ancrée du droit, ce phénomène prend des proportions plus grandes. Poutine en a joué assez facilement.
Le spectre d’une démographie déclinante, très sensible en Russie, peut-il expliquer à lui seul l’opposition du pouvoir russe à l’homosexualité ?
Il y a un vieux fond homophobe en Russie. Par son côté populaire, Poutine ne doit pas porter les homosexuels dans son coeur même s’il ne pourra jamais être ouvertement homophobe. C’est l’écume. Plus profondément, Poutine est dans une démarche politique. Il a fait le constat de l’effondrement démographique de la Russie. D’emblée, il a convenu qu’il ne pourrait pas restaurer la Russie si la démographie restait aussi faible. Il a un plan politique pour encourager la natalité, au-delà de toute appréciation personnelle. Il veut restaurer, défendre et structurer la famille, en liaison avec l’Eglise orthodoxe. Refaire de la famille la cellule de base de la société passe par une protection politique et juridique forte. Elle se traduit par la lourde condamnation des Pussy Riot, des Femen… Il s’attaque aux personnes qui ridiculisent la famille, l’Eglise… D’où ces lois non pas « anti-homos » mais interdisant la propagande homosexuelle aux mineurs.
Pourquoi Poutine se montre-t-il coopératif avec l’Otan au début de son « règne », entre 2000 et 2007, et puis s’y oppose-t-il ?
Parce que Eltsine puis Poutine se rendent compte qu’ils sont très en retard au plan militaire sur les procédures et les technologies. L’affaire du sous-marin Koursk l’illustre (NDLR : il sombre avec 118 hommes d’équipage en 2000): ils sont incapables de le sauver et sont obligés de faire appel aux Occidentaux. Pendant une dizaine d’années, étonnamment, des rapprochements sont menés avec l’Otan. En même temps, la conscience de l’humiliation grandit. Jusqu’au milieu des années 2000, les Russes subissent. Et puis, ils regagnent de la confiance. Au même moment, l’Otan, qui leur avait promis de ne pas s’étendre plus à l’ouest après la Pologne, la Hongrie et les Pays baltes, pousse un coin dans leur arrière-cour du Caucase. Le dossier de la Géorgie est un signal fort du réveil, encore malaisé, de la Russie à l’encontre de ce qu’ils considèrent comme la stratégie d’encerclement de l’Otan. L’Alliance est en train de phagocyter la Géorgie, qui devient très pro-américaine. Les Russes décident de frapper par une petite guerre. Et cela marche. La Russie bloque l’élargissement de l’Otan en se saisissant de l’Ossétie du Sud et en entretenant le conflit avec la Géorgie. De facto, cela gèle le processus d’adhésion de la Géorgie à l’Otan parce qu’un pays théâtre d’un conflit territorial sur son sol est empêché d’adhérer. Ces dernières années, les Russes voient le balancier de l’Otan revenir par l’Ukraine. Danger. Avec la révolution de Maidan, ils perdent leur correspondant naturel à Kiev. C’est la réaction brutale qui mène à l’annexion de la Crimée, puis à la rébellion dans l’est de l’Ukraine. La Crimée, ils la garderont parce que les Occidentaux ont compris que c’est une terre russe. L’est de l’Ukraine est le petit conflit gelé et dégelé qui neutralise le processus d’adhésion de l’Ukraine à l’Otan.
L’extension de l’Otan dans l’est de l’Europe menace-elle vraiment la sécurité de la Russie ? Ou est-ce le prestige écorné d’un empire que Poutine a voulu préserver en s’opposant à l’Otan en Géorgie et en Ukraine ?
C’est une question de perception. Le concept d’encerclement est vraiment une vieille obsession des milieux intellectuels russes. Les Russes veulent conserver une profondeur stratégique, comme l’accès aux mers chaudes. Préservés de cette inquiétude pendant la période soviétique grâce au glacis stratégique constitué par les démocraties populaires, ils ont eu le sentiment de revivre une forme d’encerclement avec l’Otan. L’Ukraine était le pas de trop. Une décision facilitée par les moyens offerts par le pétrole et le gaz. La sécurité de la Russie serait-elle mise en cause ? Difficile de le dire. Mais voir des bases de l’Otan s’ériger tout au long de leur frontière orientale peut faire naître un sentiment d’insécurité.
En Ukraine, Poutine n’a-t-il pas déjà perdu la partie ? D’une part, parce que le sentiment pro-européen s’est enraciné, hors les régions sécessionnistes de l’est ; d’autre part, parce que la fracture avec l’Eglise orthodoxe ukrainienne est consommée ?
Il perdra vraiment la partie si la Crimée lui échappe. Là est le vrai casus belli. Cela dit, je ne sais pas qui ira les déloger de Crimée. L’est de l’Ukraine ne l’intéresse pas. C’est un petit gage territorial, une petite braise qui agace tout le monde. Du reste, il pourrait s’entendre avec l’actuel président ukrainien. Petro Porochenko est russo-compatible. Kiev pourrait accepter un projet fédéral donnant un peu plus d’autonomie aux régions russophones de l’est et Poutine pourrait convaincre ses alliés séparatistes d’y adhérer. Je pense que l’on se dirige vers cette solution. Cela permettrait à Poutine de se retirer avec les honneurs.
Poutine a-t-il une carte diplomatique ou idéologique à jouer comme « dernier rempart de l’Europe chrétienne » ? Est-ce ce qui alimente la fascination qu’il exerce sur certaines formations politiques européennes comme le Front national ?
Oui, incontestablement. Poutine séduit l’extrême droite comme l’extrême gauche. Il joue la carte du « rempart contre le matérialisme consumériste américain » après avoir renié le matérialisme athée communiste. C’est un centriste. Il défend l’idée d’un pays qui ne renie pas ses racines chrétiennes et qui les met en valeur pour rendre confiance à sa population.
Les Occidentaux se sont-ils trompés sur la personnalité de Poutine et sur ses projets ?
On s’est trompés. On l’a ostracisé et caricaturé. Ce n’est pas comme cela que l’on mène une bonne politique, en agissant émotionnellement. On doit être réaliste et pragmatique comme lui l’est. Il profite de nos faiblesses. Il faut prendre les éléments en compte tels qu’ils sont et non tels qu’on voudrait qu’ils soient. Dans ce cas, on se condamne à toujours courir après l’événement.
Lire dans Le Vif/L’Express de cette semaine, l’analyse de la crise ukrainienne, un volet de la rétrospective 2014, « l’année de toutes les provocations ».
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