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« Nous sommes en danger de rupture historique entre la Russie et l’Europe »

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

L’attentat meurtrier dans le métro de Saint-Pétersbourg, les manifestations anticorruption en Russie, les relations entre Poutine et Trump… Autant de sujets sur lesquels l’écrivain et ancien diplomate Vladimir Fédorovski apporte un éclairage qui bouscule les idées reçues et le politiquement correct.

Quelles conséquences aura l’attentat de Saint-Pétersbourg sur la politique de Vladimir Poutine contre le terrorisme ?

Elle va être renforcée, en collaboration avec les alliés de la Russie, comme l’Iran, et sans doute avec les Etats-Unis. Trump a offert le soutien total de Washington à la réponse qu’apportera Moscou à l’attentat meurtrier. Poutine voit dans les attaques islamistes une menace mondiale. Cette tragédie souligne, à ses yeux, la nécessité de mettre en place une coalition internationale. Mais il ne veut pas d’alliance avec le Qatar et l’Arabie saoudite, accusées de financer le terrorisme. Même si, en ce moment, la Syrie n’est pas la première préoccupation du pouvoir russe, la guerre contre le terrorisme va devenir une question centrale. L’attentat avait une visée symbolique : la ville natale de Poutine a été frappée, au moment même où le président s’y trouvait. Il s’agit clairement d’un défi personnel.

Des milliers de personnes, des jeunes pour la plupart, sont descendus récemment dans les rues d’une centaine de grandes villes de Russie pour protester contre la corruption. Quel avenir pour ce mouvement après l’attentat du 3 avril ?

Vladimir Fédorovski
Vladimir Fédorovski© MAURICE ROUGEMONT/BELGAIMAGE

Les Russes vont faire bloc après une telle attaque. Poutine va être renforcé dans l’opinion. Les manifestations ont toutefois montré qu’il existe, en Russie, des jeunes, et derrière eux une classe moyenne urbaine, qui veulent croire que tout n’est pas bloqué. Mais la contestation ne devrait pas prendre de l’ampleur outre mesure. La seule fragilité de Poutine est le fait que son pouvoir repose entièrement sur sa personne. Il n’a pas de dauphin, alors qu’il est dans la décennie qui le conduit vers ses 70 ans. Il paraît néanmoins en bonne santé. Staline et Poutine sont tous deux arrivés au pouvoir à 48 ans. Le  » petit père des peuples  » est resté vingt-neuf ans au sommet de l’Etat. Vu l’immense soutien dont Poutine dispose pour l’élection présidentielle de 2018, tout porte à croise qu’il y restera au moins vingt-quatre ans.

Poutine est très discret sur sa vie privée. Que sait-on de lui ?

Il dirige la Russie depuis sa résidence de Novo-Ogaryovo, située au coeur d’une vaste forêt, à une trentaine de kilomètres de Moscou. Le matin, réveil vers 8h30. Il nage un kilomètre dans sa piscine ou fait de l’équitation, puis prend un bain de relaxation à 43 degrés, et un second d’endurance à 12 degrés. Moment d’intimité en charmante compagnie, puis brunch vers midi, avec bouillie, fromage blanc au miel, oeufs de caille crus. Il déguste un cocktail végétarien, recette secrète qui contiendrait de la betterave et du raifort. Il s’envole ensuite en hélicoptère vers le Kremlin pour une journée de travail qui dure ordinairement jusqu’à trois heures du matin. Pendant les pauses, il consomme des dattes, des abricots secs et du thé. Il ne boit jamais d’alcool. Il n’a même pas touché aux grands crus servis à l’Elysée ! Souvent en retard, il n’hésite pas à faire attendre ses hôtes, y compris la reine d’Angleterre !

Il soigne son image de président sportif et viril !

Poutine s’est de plus en plus rapproché des nationalistes russes »

Ce n’est pas qu’une image de propagande. Il est ceinture noire de judo, sa passion depuis l’âge de 12 ans. Il aime à répéter que ce sport  » apprend à maîtriser ses émotions et à voir les points forts et les points faibles de ses adversaires « . Il a divorcé après trente ans de mariage. Toute trace de Lyudmila, ancienne hôtesse de l’air et mère de leurs deux filles, a été effacée du site Internet du Kremlin. Même si le sujet est tabou, il est de notoriété publique que le président vit en couple avec la ravissante ex-gymnaste Alina Kabaeva, de trente et un ans sa cadette, rencontrée en 2000. Députée, elle a démissionné pour prendre la direction d’un organe de presse pro-Kremlin détenu par un oligarque.

Vous êtes de ceux qui reprochent à l’Occident d’avoir  » diabolisé  » Poutine…

Entendons-nous, Poutine n’est pas un enfant de choeur. Je l’ai critiqué de longue date, avant-même que le monde découvre le personnage. Il me déteste et je ne l’aime pas non plus. Il a permis aux services secrets russes d’encadrer toutes les structures étatiques. Son clan dirige dans la plus grande opacité à la fois le pétrole et le gaz, l’industrie de l’armement et les télécoms, les mines d’or et les grandes chaînes de télé, la banque centrale et le Parlement, l’armée et les régions… Alors que l’effondrement du communisme aurait dû engendrer la liberté, les méthodes de l’époque tsariste sont de retour : intoxications, amalgames, chantages, meurtres… Mais l’Occident n’aurait pas dû adopter les sanctions contre la Russie et diaboliser Poutine. Cela n’a fait que renforcer sa popularité dans le pays.

Dans votre dernier livre, Poutine de A à Z (1), vous accablez Barack Obama.

Dans son idée, le peuple russe allait vivre de plus en plus mal les sanctions économiques et finirait par chasser Poutine du pouvoir. Obama aurait dû lire Tolstoï pour saisir un peu mieux l’âme russe. Il n’a pas pris en compte la psychologie d’un peuple champion de la résilience. Que représentent les sanctions actuelles face aux souffrances endurées par les Russes au long des siècles ? Et celles, sans précédent dans l’histoire de l’humanité, connues après le putsch bolchevique de 1917 : 25 millions de morts sous Lénine, Trotski et Staline, 26 millions sous les nazis. Et je compte pour rien l’inflation à 2 500 % en 1992 sous Boris Eltsine. Trois  » jamais  » guident l’action de Poutine :  » Jamais comme la révolution russe « , autrement dit la guerre civile et le chaos ;  » Jamais comme Gorbatchev « , archétype du souverain faible et soumis à l’Occident ; et  » Jamais comme Eltsine « , dont la corruption et la déchéance physique et mentale l’ont marqué. A son arrivée au pouvoir suprême en 2000, je me suis trompé sur son compte : issu du régime Eltsine marqué par la symbiose entre la pègre et le monde politico-économique, Poutine m’est apparu comme la marionnette des oligarques corrompus. Mais la marionnette était un marionnettiste. Sa force tient à son adéquation aux moeurs du peuple qu’il dirige et à son habileté à maintenir l’équilibre entre occidentalistes et nationalistes russes.

N’est-il pas surtout proche des nationalistes ?

C’est un homme complexe. Il reste attaché à la figure de Pierre le Grand, le tsar qui a fait de la splendide Saint-Pétersbourg la vitrine de l’occidentalisme russe. Mais, depuis la crise ukrainienne, Poutine s’est de plus en plus rapproché des slavophiles. Parmi les idéologues qu’il consulte figure le théoricien politique Alexandre Douguine, son  » Raspoutine « . Chantre du panslavisme et de l’ultranationalisme, Douguine estime que la civilisation maritime anglo-saxonne, protestante et capitaliste est antagoniste de la civilisation continentale russe, eurasienne, orthodoxe, musulmane et socialiste. Deux camps s’affrontent dans l’antichambre de Poutine : les libéraux patriotiques et les faucons impériaux, partisans de la confrontation avec l’Occident. Selon Douguine, le président a choisi son camp : grâce aux revenus du gaz et du pétrole, Poutine a pu renforcer le complexe militaro-industriel, réorganiser et réarmer de façon intensive l’armée, restaurer la puissance nucléaire.

Selon des membres du renseignement américain, le président russe serait directement impliqué dans les piratages informatiques qui ont marqué la présidentielle américaine. Qu’en penser ?

Aujourd’hui, partout, les services écoutent, espionnent, cherchent à manipuler. De là à prétendre que Trump est un  » agent  » de Poutine, il y a un pas que je ne franchirais pas. Si c’était le cas, le président américain déciderait-il, comme il l’a fait fin février, une  » hausse historique  » dans les dépenses de la défense américaine ? Certes, Trump et Poutine partagent les mêmes valeurs sur la famille ; ils sont tous deux persuadés de l’utilité politique de la religion et ils ont le même culte de la force. Le nouvel hôte de la Maison-Blanche a mandaté Henry Kissinger pour oeuvrer à la normalisation entre les deux pays. Mais mes sources m’assurent que la nouvelle administration américaine est très coriace en négociations avec les Russes, plus que ne l’était l’équipe d’Obama. La bonne nouvelle, c’est que  » la politique est de retour « , comme le dit Dominique de Villepin (NDLR : ancien Premier ministre français). On peut donc espérer la fin du règne du mépris et de l’idiotie diplomatique, où les diktats moraux primaient sur l’intelligence. Kissinger me signalait l’autre jour qu’à l’époque de la guerre froide, Soviétiques et Occidentaux respectaient certaines règles : ils savaient jusqu’où aller dans le mélange des genres entre propagande et réalité politique. Ce n’est plus le cas quand tout devient mise en scène. En octobre 2016, le chef d’état-major général de l’armée américaine, Mark Milley, a proclamé qu’une guerre avec la Russie était  » quasi inévitable « . De tels propos sont irresponsables.

Poutine cherche-t-il à affaiblir l’Europe, comme l’a affirmé Barack Obama, mais aussi l’opposant russe Garry Kasparov et d’autres ?

L’Europe n’a pas besoin de Poutine pour s’affaiblir : elle le fait très bien toute seule. Le Kremlin estime que lors de la crise des migrants, les Européens ont délaissé la réflexion stratégique au profit de considérations électoralistes clientélistes. Poutine pense aussi que l’Europe cède sur ses valeurs par son inertie à réagir à la montée de l’islamisme. Il ne cesse d’évoquer les racines chrétiennes de la Russie et d’appeler l’Europe à ne pas les oublier. Nous sommes en danger de rupture historique entre la Russie et l’Europe, avec le risque grandissant de voir mon pays repoussé du côté de la Chine.

(1) Poutine de A à Z, par Vladimir Fédorovski, Stock, 285 p.

Bio Express

1950 : Naissance le 27 avril à Moscou, d’origine ukrainienne.

1972 : Attaché à l’ambassade de l’URSS en Mauritanie, puis interprète de Brejnev pour la langue arabe.

1985-1990 : Assure la promotion de la perestroïka en France.

1990 : Déçu par Gorbatchev, quitte la carrière diplomatique.

1991 : Porte-parole du Mouvement des réformes démocratiques pendant la résistance au putsch de Moscou.

2017 : Poutine de A à Z, dernier d’une vingtaine de titres traduits dans 22 pays.

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