« Nous assistons à la première guerre mondialisée »
Le conflit en Ukraine, limité territorialement, a un effet d’irradiation sur le système international. Attention, même défait, Poutine peut s’ériger en «grand défenseur du monde» face à l’hégémonie occidentale, met en garde le politiste Bertrand Badie.
Professeur émérite à l’Institut d’études politiques de Paris, Bertrand Badie a coécrit l’ouvrage collectif Le Monde ne sera plus comme avant (1). Spécialiste des relations internationales, il tire les premiers enseignements géopolitiques de la guerre en Ukraine, selon lui «la première guerre mondialisée».
En quoi le conflit en Ukraine est-il la «première guerre mondialisée»?
On n’a jamais été confronté à une situation de cette nature, à savoir un conflit qui, sans entraîner plusieurs nations dans sa dynamique guerrière comme ce fut le cas avec la Première et la Seconde Guerres mondiales, a un effet d’irradiation sur le système international dans son entièreté. Cette irradiation est un phénomène nouveau. Dès le 24 février dernier, on a vu avec quelle précipitation tous les Etats du monde, de la Zambie à la Corée du Sud, du Sénégal jusqu’à la Bolivie, réagissaient en se sentant concernés, et peut-être futurs payeurs de cette guerre bilatérale russo-ukrainienne.
La mondialisation, c’est d’abord un contexte. On pouvait en effet s’attendre à ce qu’une guerre au départ très classique, réactionnaire au sens étymologique du terme, prenne une configuration nouvelle vu le contexte d’interdépendance qui caractérise notre époque. Au-delà du contexte, la guerre mondialisée a été une réalité. En réaction à l’agression de l’Ukraine, les puissances occidentales ne sont pas entrées en guerre mais ont exclu l’agresseur du système international, économique, médiatique, sportif, culturel…
Cette exclusion a eu un effet boomerang dans la mesure où elle a très rapidement affecté les principaux paramètres de la sécurité globale, la sécurité alimentaire, énergétique, commerciale, etc., et dans la mesure où elle a engendré une crise d’abord énergétique et économique puis sociale qui a atteint particulièrement les pays à l’initiative de cette exclusion, les Etats européens. A mesure que la guerre militaire échouait, se mettait en place une logique systémique qui échappait, et qui échappe encore, au contrôle de tout le monde. Il y a tellement d’effets de chocs et d’entrechocs que plus personne ne peut véritablement en contenir la charge. Nous en sommes là, dans une situation d’incertitude absolue puisque nul n’est capable aujourd’hui de percevoir quels en seront les échéances et l’aboutissement.
« Le rapport de force depuis 1945 n’a jamais joué en faveur du plus fort. »
Bertrand Badie, spécialiste des relations internationales
Est-ce par sa dimension alimentaire, énergétique et économique que cette guerre a une répercussion mondiale?
Oui, et ces trois paliers montrent l’effet tache d’huile. Au départ, les questions alimentaire et énergétique pouvaient être considérées comme des aspects techniques liés directement à la guerre. Maintenant, nous sommes face à une crise économique globale dont nous voyons des émergences encore plus surprenantes puisque d’aucuns parlent de crise financière et d’autres d’une crise monétaire mondiale. Il est de plus en plus question de dédollarisation, de transformation des données des échanges internationaux. Cette guerre pourrait accoucher de nouvelles formes d’échanges monétaires internationaux, ce qui dépasserait de beaucoup le litige autour du Donbass.
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Vous insistez sur l’interdépendance économique entre les Etats, ce qui distingue ce conflit de l’époque de la guerre froide. Cette interdépendance, par exemple entre les Etats-Unis et la Chine, peut-elle aussi être un rempart contre l’extension de la guerre?
Cette interdépendance joue autant dans le sens de la guerre que dans celui de la paix. Dans un premier temps, elle a servi la guerre. Elle est devenue un instrument de pressions réciproques, pressions du monde occidental sur la Russie, de la Russie, notamment à travers les ressources énergétiques, sur le reste du monde et l’Europe en particulier (lire page 66). Mais l’interdépendance peut aussi être la petite lueur d’espoir dans la mesure où les économies sont tellement dépendantes les unes des autres que le «tiers parti», à savoir les pays émergents et avant tout, par ordre d’importance, la Chine, a besoin que l’économie mondiale ne s’effondre pas. Il a conscience qu’une aggravation du conflit risque de porter préjudice à tout le monde. L’interdépendance pourrait donc, in fine, favoriser la prudence. La Chine pourrait accentuer ses pressions sur la Russie pour contenir un conflit qui risque d’anéantir le commerce mondial à un moment où elle-même souffre déjà des répercussions économiques du Covid.
Le rapport de force entre la Chine et la Russie sera-t-il modifié par cette guerre en Ukraine?
Si vous le permettez, je n’emploierais plus jamais le terme «rapport de force». Le rapport de force depuis 1945 n’a jamais joué en faveur du plus fort. Qu’il s’agisse des guerres de décolonisation, de la guerre du Vietnam, de l’Irak, de la Syrie, du Yémen, du Sahel, de l’Afghanistan, ou aujourd’hui de l’Ukraine, le plus fort a été à chaque fois sinon battu, du moins complètement neutralisé par le plus faible. C’est une leçon de l’histoire contemporaine que l’on a du mal à tirer. Il y a dans ce monde nouveau, dont on ne réfléchit pas suffisamment au caractère inédit, des ressorts qui souvent contredisent les rapports de puissance.
Nous sommes aujourd’hui face à un jeu extraordinairement subtil d’interdépendance d’une part et de fluidité d’autre part. Les Occidentaux, en particulier, ont eu tort de présenter la Chine comme l’alliée de la Russie au nom de cette idée un peu fantaisiste de distinction entre les démocraties d’un côté, les dictatures de l’autre. C’est infiniment plus compliqué que cela. La Chine n’est l’alliée de personne. Dans son histoire, elle n’a jamais été l’alliée de quiconque. Elle joue un jeu d’une extrême fluidité qui crève les yeux aujourd’hui. Il suffit de voir son comportement lors du sommet du G20 à Bali, les 15 et 16 novembre, ou les conditions de la visite de son président Xi Jinping, du 8 au 10 décembre, en Arabie saoudite pour comprendre que l’on est entrés dans une ère de fluidité avec laquelle l’Otan, vieille alliance classique et institutionnalisée, est en parfait décalage. Arrêtons de raisonner en termes d’alliances.
Quand vous parlez de fluidité, cela signifie-t-il que des Etats peuvent être alliés sur certains dossiers et en opposition sur d’autres?
Je dirais que l’on est passé du temps du mariage classique à celui de l’union libre, une sorte d’infidélité systémique. Regardez ces rapports étranges, que nous avons du mal à comprendre en Occident parce qu’ils ne sont pas très conformes à notre grammaire, entre Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan, qui ne sont d’accord sur rien mais qui s’entendent sur presque tout. Regardez les relations entre Vladimir Poutine et le roi Salman d’ Arabie saoudite ou les dirigeants des Emirats arabes unis. Regardez les relations entre la Russie et Israël et la manière dont la première ferme les yeux sur les bombardements de l’armée israélienne contre les positions du Hezbollah libanais en Syrie. Tout cela relève de la fluidité. Cette fluidité est en train de refaire les relations internationales. Et nous, Occidentaux, nous ne la voyons pas. L’Inde est un autre exemple très intéressant pour comprendre le monde d’aujourd’hui. Le ministre indien des Affaires étrangères, Subrahmanyam Jaishankar, parle de multialignement, un terme nouveau qui va comme un gant à la diplomatie de ce pays présenté en Occident comme structurellement ennemi de la Chine. C’est beaucoup plus compliqué que cela. Pour preuve, le bloc, occasionnel, constitué par les Brics – le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine – et l’Afrique du Sud.
On est entrés dans une ère de fluidité avec laquelle l’Otan, vieille alliance classique et institutionnalisée, est en parfait décalage.
Les effets de la guerre sur l’approvisionnement alimentaire ont affecté beaucoup de pays du Sud. La nouvelle fracture entre le Nord et le Sud que vous évoquez à ce propos est-elle durable ou circonstancielle?
Je me demande si ce n’est pas un circonstanciel qui risque de se transformer en durable si on ne prend pas des initiatives. Je suis allé plusieurs fois en Afrique depuis le début de la guerre en Ukraine. On commence à y entendre que cette guerre est totalement étrangère aux intérêts de l’Afrique et que c’est pourtant elle qui risque d’en payer une bonne partie de la facture. On commence à y observer une méfiance montante à l’égard d’un Occident embastillé dans l’Otan, une alliance qui donne l’impression d’un entre-soi hiérarchiquement supérieur et qui alimente de nouvelles braises sur lesquelles Vladimir Poutine se met à souffler dangereusement. On dirait même que celui-ci tire profit de ses défaites pour se présenter comme le grand défenseur du monde face à l’hégémonie occidentale. Cette vision prend parce qu’elle répond, dans le Sud le plus démuni mais aussi, pour d’autres raisons, parmi les pays émergents, à un ensemble de frustrations et parce qu’elle fait écho à cette incapacité structurelle des pays occidentaux d’établir des relations normales et fécondes avec les puissances émergentes comme avec les pays les moins avancés.
A vous entendre, l’Otan qui a connu un regain de vitalité à l’occasion de cette guerre, ne serait pas l’instrument le plus adapté à ce monde de la fluidité?
L’Otan est née en 1949 dans un autre monde. L’ époque était celle de la guerre froide naissante, de l’opposition entre blocs qui n’étaient pas interdépendants, dans un contexte qui ignorait encore la mondialisation et où le Sud n’existait pas. L’Otan telle qu’elle subsiste est en total décalage avec les réalités que nous vivons et avec les paramètres auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui. L’Otan n’a pas dissuadé Vladimir Poutine d’agresser l’Ukraine. Certes, celle-ci n’est pas membre de l’Otan mais on aurait pu considérer que sa proximité avec l’alliance dissuaderait Poutine. Cela n’a pas été le cas.
On a expliqué avec une certaine précipitation que l’Otan ressuscitait à l’occasion de la guerre en Ukraine. Si vous y regardez de très près, tous ses Etats membres n’ont pas la même vision. Les divisions ont même plutôt tendance à s’aggraver. Quand vous observez la posture d’un Recep Tayyip Erdogan, d’un Viktor Orban, ou la radicalité de la politique étrangère des pays Baltes et de la Pologne, vous ne pouvez que constater une différence singulière avec les positions de pays comme l’Allemagne, la France, l’Espagne ou la Belgique. Il faut être très prudent. On s’est emballés en parlant d’une relégitimation de l’Otan. Pour moi, beaucoup d’incertitudes entourent l’usage un peu naïf et passéiste de cette institution.
Les Occidentaux seraient-ils dès lors bien avisés de travailler davantage sur les dimensions économiques et sociales de leurs relations avec leurs partenaires, en particulier du Sud?
Oui. Pour résumer cette perspective, je pense qu’il est temps que les Occidentaux, et les Européens en particulier, comprennent ce que veut dire la mondialisation. Si l’on additionne les deux principaux Etats émergents, la Chine et l’Inde, on se rapproche de la moitié de l’humanité. Les grands équilibres commerciaux, financiers, sociaux, culturels, etc. sont profondément transformés. Et l’Europe ne sait pas composer avec ce qui lui est extérieur. Elle a tendance à l’appréhender à l’aune d’un passé où cet extérieur lui était inférieur. Ce temps est terminé.
Vladimir Poutine peut-il encore ne pas perdre la guerre?
Il l’a déjà perdue. Il a perdu trois guerres. La guerre de conquête: plus personne ne mise véritablement sur la conquête de Kiev par l’armée russe. La guerre de crédibilité: il a montré à la face du monde que l’armée russe n’est pas cette armée surpuissante que d’aucuns pensaient. Et, avec une réserve liée à la façon dont les choses peuvent encore évoluer, il a perdu la guerre de démoralisation de la société ukrainienne: pour le moment, elle n’a produit aucun résultat. Il a accumulé trois échecs en neuf mois. C’est une forme de record dans l’histoire des conflits.
(1) Le Monde ne sera plus comme avant, sous la direction de Bertrand Badie et Dominique Vidal, Les Liens qui libèrent, 336 p.
Bertrand Badie a aussi publié récemment Vivre deux cultures. Comment peut-on naître franco-persan? (Odile Jacob, 224 p.).
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