«N’imaginez pas que la Russie est à genoux ou prête à s’incliner»: comprendre l’escalade de violence en Ukraine
La Russie a lancé ce 21 novembre un missile balistique d’un calibre inédit vers l’Ukraine, dans la zone de Dnipro. Une première en plus de 1000 jours de guerre. Et si c’était le signe… d’une paix prochaine?
Depuis quelques jours, l’affrontement entre l’Ukraine et la Russie accuse une escalade de violence. Dernier fait majeur: le lancement par l’armée russe vers la ville ukrainienne de Dnipro d’un R26, un missile «hypersonique». Cette attaque fait suite à des bombardements que l’armée ukrainienne a menés sur le sol russe, avec des missiles fournis par le Royaume-Uni et les États-Unis (respectivement de types Storm Shadow et Atcams). Britanniques et Américains ont autorisé la puissance ukrainienne à de tels usages après que des troupes nord-coréennes sont venues apporter du renfort à l’armée russe, notamment. Poutine a déclaré que l’utilisation sur son territoire de matériel de fabrication occidentale conférait au conflit «un caractère mondial», se justifiant alors du franchissement de cette étape supplémentaire.
Escalade de moyens… et de termes
Le missile R26 appartient théoriquement à la catégorie des engins dits «interrégionaux» ou de moyenne portée. Dans le cas de la frappe du 21 novembre, cette catégorisation fait déjà débat. «On sait que les Russes ont menti à propos de leurs R26, tranche Xavier Tytelman, ancien membre de l’aviation navale et membre du Centre opérationnel de gestion interministérielle des crises en France. Vu leur fabrication, ils permettent en réalité de s’écraser à plus de 5.500 kilomètres de leur lieu de tir, ce qui les rend intercontinentaux, soit de longue portée. La spécificité de ces engins réside dans la vitesse qu’ils peuvent atteindre, qui varie entre 10.000 et 15.000 kilomètres heure, ce qui rend leur interception impossible sans un système de défense de pointe, que seuls les armées américaine et israélienne possèdent.»
À ce jour, seuls la Corée du Nord et l’Iran avaient eu recours à de appareils comparables, respectivement tirés vers la mer du Japon (lors de tests) et vers Israël. Nina Bachkatov, docteure en science politique et spécialiste de l’ex-URSS, déplore plutôt une exagération ambiante, qu’il s’agisse de l’estimation de la portée du missile russe ou de la «panique infondée de mondialisation du conflit» qui gagne les discours. «On est passé d’une sous-estimation à une totale surestimation de ce qui se joue dans cette guerre», regrette la chercheuse.
« Ces missiles étaient tout à fait inadaptés »
Xavier Tytelman
Un non-sens militaire, entre intimidation et mise en garde
Traditionnellement conçu pour porter des charges nucléaires, le missile que la Russie a tiré jeudi était dépourvu de toute charge explosive. «Une coquille vide», selon Xavier Tytelman. «Tous les jours, Poutine vise l’Ukraine avec du matériel capable de transporter des charges nucléaires. Il n’y a rien d’inédit à cet égard. La vraie nouveauté, c’est la portée potentielle de ce missile. Mais cette manœuvre est encore une gesticulation insensée de Poutine, il y a une disproportion criante entre la cible – apparemment une usine à Dnipro – et les moyens engagés. Lancer un R26, ça coûte 200 millions de dollars et ça offre une précision de tir très mauvaise. Ces missiles étaient tout à fait inadaptés.»
Pour Xavier Tytelman, le président russe est poussé dans des retranchements économiques et militaires de plus en plus inconfortables, ce qui l’incite à agir de façon toujours plus outrancière, comme le montre cette frappe aux moyens démesurés: «Les Russes tentent de frapper toujours plus fort, mais cela ne ressemble plus à rien car ils sont déjà au maximum. Ils bombardent continuellement des civils, utilisent des gaz illégaux, annoncent la déportation de 700.000 enfants ukrainiens, saccagent les villes avec des armes incendiaires et des mines anti-personnel… Ils ne pourraient pas faire pire. Il ne leur reste donc plus que l’intimidation, qui prend une fois de plus ici une forme irrationnelle.»
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Moins que comme un coup de folie dénué de sens, Nina Bachkatov analyse le geste de Poutine comme une mise en garde envers l’Occident. «Comme cela s’est vu en automne 2022, beaucoup d’observateurs, notamment des militaires, estiment que l’état de délabrement économique de la Russie est tel que le pays tombera en faillite en 2025, et qu’il suffira d’attendre cette échéance pour négocier en position de force. Dans l’attitude récente de Poutine, je décèle une façon de répondre: “N’imaginez pas que la Russie est à genoux ou qu’elle est prête à s’incliner, on dispose d’armes que vous n’avez même pas vu venir.” Et de fait, même si la Russie affiche un piteux état à bien des égards, je ne rejoins pas l’avis selon lequel une attente de quelques mois suffira à faire sortir automatiquement l’Ukraine la tête haute.»
Des allures de pré-négociations
«On assiste en ce moment à de la détresse et à des pertes considérables dans les deux camps, poursuit Nina Bachkatov. Cette guerre présente une impasse militaire qui est assez récente. Elle coïncide avec l’approche de l’hiver.» Pour la chercheuse, plusieurs interventions récentes du président ukrainien Volodymyr Zelensky et de haut-gradés de l’armée ukrainienne laissent entrevoir des perspectives de discussions pour mettre fin à la guerre. « L’Ukraine a pris conscience qu’elle ne gagnerait pas militairement. Même si je pense qu’une majorité de la population se dit encore prête à endurer davantage pour empêcher les agressions russes. Ce qui menace toujours plus de faillir et qui pourtant joue un rôle central dans ce qui fait encore tenir un petit peu l’Ukraine, ce sont ses installations énergétiques. Pour tenter de préserver ce qui lui reste, Zelensky est à mon sens en train de se résoudre à négocier. Mais il ne peut pas y aller en situation de faiblesse. Et pour la Russie, pour qui les pertes à répétition deviennent également insoutenables, la situation est de ce point de vue semblable. On se retrouve donc avec deux partenaires obligés qui veulent faire monter les enchères avant de s’asseoir à une table de négociations. Les dégâts sont tellement immenses de part et d’autre que la nécessité de passer à autre chose vaut pour toutes les parties impliquées, alliés et soutiens externes compris. » Un contexte d’impasse et de pré-négociations inévitables qui, selon la chercheuse, met cette guerre au-devant de pics de violence notables et fréquents dans les jours et semaines à venir.
Du côté américain, la décision de Biden d’autoriser l’Ukraine à utiliser des missiles occidentaux sur le sol russe – l’élément déclencheur du tir d’un missile hypersonique par Poutine quelques heures plus tard – nourrit un débat animé. «On peut en effet se demander si le plus grand bénéficiaire de cette histoire, ce n’est pas Trump, avance Nina Bachkatov. La décision de Biden provoque en effet une montée de tension telle que son successeur républicain parviendra d’autant plus facilement à faire coïncider son début de second mandat avec un dénouement tant attendu à travers le monde. Trump pourra alors très vite se présenter comme le grand pacificateur.»
Pour Xavier Tytelman, le retour de Trump donne aussi des perspectives de fin de combats relativement imminente, mais par le fait de la volonté de Trump lui-même: «En promettant d’exiger un cessez-le-feu, le républicain ne contente peut-être pas les Russes pour qui les objectifs territoriaux ne sont pas rencontrés, mais les Ukrainiens, sans le dire ouvertement, y seraient eux plutôt favorables dans l’immédiat. Donald Trump pourrait donc effectivement accélérer les choses.» Des prévisions qui, au vu du caractère imprévisible de Trump comme de son administration en construction, demeurent toujours incertaines.
Gaëtan Spinhayer
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