« Ni « bons » ni « mauvais » talibans. Ils sont tous pareils. »
Journaliste, écrivain, exilé depuis 2015, Khosraw Mani craint que la classe moyenne afghane, dont l’émergence a été permise par l’intervention des Occidentaux, ne disparaisse sous le joug des talibans. Mais il croit en la possibilité d’une résistance.
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Né à Kaboul en 1987, Khosraw Mani a connu le premier régime des talibans entre 1996 et 2001, l’intervention des Etats-Unis qui les a renversés parce qu’ils avaient refusé de livrer le commanditaire des attentats du 11-Septembre, Oussama Ben Laden, et le chantier erratique d’édification d’une société démocratique en Afghanistan. Exilé en France depuis 2015, le journaliste afghan porte un regard amer sur l’action des Occidentaux dans son pays. Mais il constate tout de même qu’elle avait permis de faire naître une classe moyenne éduquée et ouverte sur l’extérieur qui laissait espérer un autre destin au pays que le retour au pouvoir des « étudiants en théologie ». Pour lui, il n’y aucun doute. Les paroles de modération formulées par les dirigeants talibans depuis la prise de Kaboul le 15 août ne sont qu’un leurre pour amadouer les Occidentaux. Les promesses d’exercice tolérant du pouvoir affichées à Kaboul cachent la réalité d’une répression qui a déjà été mise en oeuvre en province.
Les talibans d’aujourd’hui sont plus sophistiqués. Mais cette sophistication ne leur sert qu’à appliquer leur loi qui est celle de la barbarie. »
Khosraw Mani, journaliste, écrivain exilé en France depuis 2015.
Khosraw Mani confirme la traque, par les talibans, des anciens collaborateurs des forces étrangères, des opposants, des intellectuels. Il évoque ainsi le cas du jeune poète Mehran Popal, porté disparu à Hérat avant la conquête de Kaboul, après avoir dénoncé les exactions des nouveaux maîtres du pays. Interrogés sur son sort, les responsables talibans n’ont pas éclairci le mystère de sa disparition.
La sauvagerie comme compagne du quotidien, Khosraw Mani la décrit très bien dans son dernier livre, La Mort et son frère (1), récit des répercussions du décès d’une famille de Kaboul dans un attentat sur plusieurs franges de la société. Dans un post sur Facebook montrant la photo d’un survivant du drame, une journaliste pose cette question: « Dans votre ville, est-ce la mort qui est accidentelle ou la vie? » Khosraw Mani craint qu’elle ne soit de plus en plus d’actualité parce qu’avec les talibans, la mort est à l’intérieur de Kaboul. Rencontre.
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Fatiguée par quarante années de guerre, la population afghane aspire-t-elle à la stabilité, même sous le joug des talibans?
La population afghane est lasse de cette guerre interminable. Mais elle réfléchit aussi à son avenir. On n’aura peut-être plus de guerre en Afghanistan. Mais on aura une dictature insupportable. La loi des talibans, c’est: « Si tu ne penses pas comme moi, si tu ne t’habilles pas comme moi, si tu ne fais pas ce que je te dis, je te tue. » La population sait que, dans un avenir proche, cette situation sera insoutenable. C’est pourquoi je crois que bien qu’elle soit lasse de la guerre, la population est prête à se battre. Les gens comme moi ont envie de lutter pour que cela ne soit pas la fin de la période « démocratique ». Elle a certes donné lieu à l’émergence de politiciens et de dirigeants corrompus. Mais elle a aussi permis l’éclosion d’une petite classe moyenne. Il faut défendre les acquis de ces années.
Une forme de résistance de la part de la société civile afghane est-elle imaginable?
C’est complètement imaginable. J’ai des amis écrivains, poètes bloqués en Afghanistan et qui sont directement menacés par les talibans à cause de leurs activités. Allez sur leur page Facebook, la plateforme la plus utilisée dans le pays, vous verrez qu’ils font preuve d’un incroyable courage dans ce qu’ils écrivent. C’est une forme de résistance. Cela étant, la plupart des membres de la société civile attendent de voir ce qui va se passer au niveau de la formation du gouvernement, coalition ou pas, avant d’agir.
L’Afghanistan a changé depuis que les talibans ont été chassés du pouvoir en 2001. Classe moyenne, société civile, nouvelles technologies: ne sera-ce pas plus compliqué pour les talibans d’imposer une dictature?
Ce pourrait être le cas, surtout grâce aux nouvelles technologies. Il sera compliqué pour les talibans de se comporter comme ils l’ont fait il y a vingt ans. Mais on risque d’assister à une évolution semblable à celle d’un pays comme l’Iran. Le gouvernement y est stable depuis quarante ans malgré la permanence des résistances. En 2019, l’Iran a été le théâtre de nombreuses manifestations. Le gouvernement y a répondu par une action très simple: il a coupé l’Internet et les réseaux. Pendant cette courte période, 1 500 personnes ont été assassinées. Or, on parle en Afghanistan des talibans qui sont plus sauvages que les mollahs de l’Iran. Pour eux, couper les réseaux sera très aisé. Or, quand vous n’avez pas les moyens d’élever la voix, vous vous faites tuer plus facilement.
Des dissensions peuvent-elles apparaître au sein des talibans entre une faction ultraradicale et une autre qui le serait moins?
D’après mon expérience personnelle – j’ai grandi en Afghanistan où j’étais jusqu’en 2015 – il n’y a pas de « bons » ou de « mauvais » talibans. Ils sont tous pareils.
N’auront-ils pas besoin de l’aide des pays étrangers et, pour cela, ne seront-ils pas contraints à une certaine retenue?
C’est ce qu’ils font actuellement. Leurs discours sont modérés. Ils veulent démontrer qu’ils ne sont plus les mêmes qu’en 1996. Mais l’important réside dans les actes. Or, leurs actes démontrent que ce n’est pas le cas. Au vu des prises de position de ces deux pays, les talibans savent déjà qu’ils seront soutenus par la Chine et la Russie. Et par l’Iran et par le Pakistan, leur patron. Les Etats-Unis sont dans l’expectative. C’est la raison pour laquelle les talibans affichent cette image-là. Mais le soutien économique de la Chine et de la Russie suffit déjà pour un pays comme l’Afghanistan et pour un régime comme celui des talibans.
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Dans votre livre La Mort et son frère, on voit que la mort et la violence touchent toutes les classes de la société afghane. Est-ce le message que vous avez voulu transmettre?
Le projet de ce livre consistait plutôt à montrer l’étrangeté d’une ville comme Kaboul au sens étymologique du mot « étrange », c’est-à-dire « du dehors, de l’extérieur ». Kaboul est une ville étrange parce qu’elle se situe d’une certaine façon en dehors de l’histoire avec un grand H. Le seul espoir de l’intégrer résidait dans l’existence d’une petite classe moyenne. Elle représentait le seul rapport que l’on avait avec le monde extérieur et nous laissait espérer qu’à l’avenir, nous puissions rattraper le temps perdu. Cet espoir est ruiné par l’exode massif des Afghans. J’ai l’impression que cette société-là est en train de disparaître. L’exil est un privilège parce que ceux qui y aspirent, s’ils ne sortent pas du pays, courent le risque d’être tués. Mais avec tous les problèmes que l’on rencontre dans d’autres pays, ce ne sera peut-être pas toujours le cas. A propos de la mort, il y a une différence entre ce que j’ai vécu et ce qui se passe maintenant. Jusqu’il y a deux semaines, la mort à Kaboul venait de l’extérieur: ce sont les talibans qui l’exportaient en envoyant leurs hommes commettre des attentats. Désormais, la mort est à l’intérieur de cette ville. Chaque taliban y est l’incarnation de la mort.
Bien qu’elle soit lasse de la guerre, la population afghane est prête à se battre.
Qu’est-ce que l’Europe peut ou doit faire pour les Afghans?
L’urgence absolue est d’aider ceux qui sont menacés directement par les talibans et de les évacuer. Je sais que ce n’est pas simple pour les Européens. Mais on connaît la réalité. Ce n’est pas une situation normale. Ces gens-là seront tués. C’est sûr. L’urgence est là. Pour l’avenir, les Afghans qui sont à l’étranger essaient d’élever la voix afin de montrer aux dirigeants des pays européens que les talibans n’ont pas changé, qu’ils ne sont pas fiables et qu’il ne faut pas se fier à eux. La seule différence avec les talibans de 1996 est qu’ils ont appris comment la diplomatie fonctionne et ils savent utiliser les réseaux sociaux. Ils sont plus sophistiqués. Mais cette sophistication ne leur sert qu’à appliquer leur loi qui est celle de la barbarie et du massacre.
(1) La Mort et son frère, par Khosraw Mani, Actes Sud, 160 p.
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