Avec ses quelque 700 personnes à bord, le bateau qui a échoué au large de la Grèce devait d’évidence être secouru. © reuters

Naufrage de migrants en Grèce: « Les frontières européennes sont les plus dangereuses au monde »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Le naufrage du bateau au large de la Grèce rappelle que le régime européen est défaillant. Et si on réhumanisait les migrants ? C’est ce que propose Martin Deleixhe, professeur au Centre de théorie politique de l’ULB.

Le rafiot était-il immobilisé ou poursuivait-il sa route vers l’Italie? Les migrants ont-ils repoussé les demandes d’assistance? Les secours après le naufrage ont-ils été lents et insuffisants? Plus les interrogations sur le naufrage d’un bateau de migrants en Grèce s’accumulent, plus les soupçons de non-assistance à personne en danger enflent à l’encontre des garde-côtes et des autorités grecs. Qu’ils n’aient pas été exemplaires dans un passé récent attise encore le questionnement sur leur part de responsabilité.

Mais si on prend du recul sur le naufrage de ces migrants en Grèce, c’est la politique migratoire de l’Union qui doit être examinée. Car le naufrage du 14 juin, même s’il est le plus meurtrier enregistré depuis longtemps, en annonce d’autres. Pourquoi dès lors ne pas innover en matière de politique migratoire? C’est ce que propose Martin Deleixhe, professeur au Centre de théorie politique et à l’Institut d’études européennes de l’ULB, qui a étudié, avec des confrères de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, le décalage entre les valeurs de l’Union européenne et ses pratiques de contrôle migratoire.

Au plan statistique, les frontières européennes sont aujourd’hui les plus dangereuses du monde.» Martin Deleixhe, professeur au Centre de théorie politique de l’ULB.

En quoi la politique migratoire de l’Union européenne est-elle en contradiction avec ses valeurs?

L’Union européenne a pris la peine d’expliciter ses valeurs dans un texte, la Charte des droits fondamentaux. Certes, elle n’est pas un exemple de cohérence philosophique, parce qu’elle est le résultat d’un compromis entre des traditions assez différentes. Mais il y est écrit noir sur blanc la volonté de respecter un ensemble de principes, parmi lesquels l’Etat de droit, la démocratie, les droits fondamentaux ou le droit d’asile tel qu’il est exprimé dans la Convention de Genève. Tant par négligence que par volonté politique délibérée, on observe une érosion de ce droit. Ainsi, l’Union européenne néglige parfois de prendre en considération que le principe de non- refoulement s’accompagne d’un ensemble d’obligations positives. Pour pouvoir l’honorer, il faut construire des capacités d’accueil des demandeurs d’asile dans des conditions décentes et respectueuses de la dignité humaine. Il faut installer un système juridique suffisamment robuste et résilient pour pouvoir traiter leur demande dans des délais raisonnables, etc. Le régime migratoire européen actuel présente une incapacité structurelle à se porter à la hauteur des principes formulés par l’UE. Les moyens manquent et, à certains égards, la volonté aussi. Une série d’acteurs, des Etats ou des institutions européennes, ne veulent clairement pas renforcer le droit d’asile mais cherchent, au contraire, à le fragiliser. C’est la position de la Pologne, de la Hongrie, et celle qui tend à devenir dominante au sein du Conseil européen – pas au Parlement européen.

Martin Deleixhe
Martin Deleixhe © National

L’Union européenne en tant qu’institution ne pourrait-elle pas être garante du respect de ces principes?

L’Union européenne est à la fois très faible et très puissante. Elle a des capacités de coordination immenses, est un géant économique et, d’une certaine manière, un mastodonte politique. Mais elle ne dispose ni de police ni d’armée. Ce qui a fait aussi sa puissance est sa capacité de projection normative. Elle a su imposer à ses Etats membres les normes qu’elle avait édictées et les a même parfois diffusées au-delà de ses frontières. Cette volonté, dans un premier temps, a aussi prévalu pour le dossier de l’immigration. L’Union européenne a développé, dans les années 1990 et au début de la décennie 2000, un discours grandiloquent sur les valeurs européennes. Aujourd’hui, elle n’est plus du tout à la hauteur de ce discours mais elle continue quand même à le tenir. Du point de vue de nos voisins, c’est complètement insupportable. Il faut se mettre dans la position des acteurs du pourtour méditerranéen qui n’en peuvent plus d’entendre l’Union européenne leur faire la morale sur les valeurs et de constater que les pratiques de contrôle migratoire qu’elle met en œuvre n’ont rien à voir avec ces valeurs professées. Ils y voient une forme d’hypocrisie. On ne mesure pas les dommages faits à la réputation internationale de l’Union en raison de son comportement en matière d’immigration. Le naufrage du bateau de migrants au large de la Grèce le démontre à nouveau. Les garde-côtes grecs savaient qu’il était à la dérive et ont décidé de ne pas intervenir… Comment des Etats d’émigration, dont des ressortissants sont confrontés en permanence à la violence aux frontières européennes, ne pourraient-ils pas avoir du ressentiment quand ils entendent le discours sur les valeurs de l’Union européenne?

De quand date le basculement de la conception de la politique migratoire européenne?

Le conseil européen de Tampere, les 15 et 16 octobre 1999, est la manifestation la plus nette de la volonté de l’UE de se profiler comme une puissance normative sur la question de l’immigration. Le discours est très respectueux des droits fondamentaux des migrants. A l’évidence, le point de bascule survient en 2001, avec le 11-Septembre. De manière générale, un amalgame est créé entre terrorisme, insécurité internationale et immigration. On assiste à une tentative de «sécurisation» de la question migratoire. Elle devient un enjeu existentiel, de vie ou de mort, et, à ce titre, elle est soustraite au débat démocratique. Elle est traitée dans le secret des délibérations entre professionnels de la sécurité. S’ensuit un durcissement progressif de la position européenne. Cela étant, il est important de noter que le régime migratoire européen actuel n’est pas intégré et cohérent. C’est le résultat de décennies de solutions ponctuelles, fruits de compromis, ayant abouti à un monstre administratif et législatif que l’on essaie de restructurer pour lui assurer un minimum de cohérence. Le 8 juin, les ministres de l’Intérieur des Vingt-Sept ont conclu un accord au forceps, décevant à bien des égards, dont on ne sait pas encore s’il atterrira vraiment. En réalité, la seule chose sur laquelle tout le monde s’accorde, parfois pour des raisons différentes, c’est que le régime migratoire actuel est dysfonctionnel. Personne ne se satisfait du statu quo.

Les acteurs du pourtour méditerranéen n’en peuvent plus d’entendre l’UE leur faire la morale et de constater que les pratiques de contrôle migratoire les contredisent.

L’accord du 8 juin ne consacre-t-il tout de même pas une avancée en matière de solidarité entre Etats?

Oui, c’est un pas en avant dans la solidarité entre les Etats membres. Mais la solidarité n’est intéressante que dans la mesure où elle permet de remplir certains objectifs. Ici, elle se construit manifestement aux dépens des migrants. L’Union européenne crée une double filière dès l’examen des demandes d’asile. Une partie d’entre elles sont quasiment condamnées d’avance sur base la de critères, la provenance de pays «sûrs», qui ne sont pas vraiment individuels. Elles doivent être étudiées dans un délai extrêmement court, ce qui laisse sceptique quant à la rigueur avec laquelle elles le seront. La deuxième mesure phare de l’accord porte sur cette solidarité européenne qui pourrait potentiellement représenter une avancée dans la qualité d’accueil aux migrants. Mais pour que la procédure fonctionne, suffisamment d’Etats membres doivent jouer le jeu puisque le principe est qu’ils peuvent accueillir des migrants ou, en cas de refus, verser un montant de 20 000 euros par personne dans un fonds. Que se passe-t-il si tous les Etats décident de payer plutôt que d’accueillir? Que se passe-t-il si un Etat comme la Pologne, comme ses dirigeants l’ont laissé entendre, décide de boycotter le mécanisme? Ces Etats seront-ils sanctionnés? La possibilité que ce système échoue est quand même assez significative.

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Vous proposez l’attribution d’une citoyenneté européenne aux migrants. Quel en serait l’avantage?

Au moment où on a créé la citoyenneté européenne, on a maintenu le lien avec la nationalité. Il faut être un national d’un Etat membre pour avoir cette citoyenneté. C’est dommage parce que, à mon sens, la citoyenneté n’est pas seulement un ancrage dans une communauté politique, c’est avant tout l’expression d’une participation à la vie publique. L’Union européenne compte une population statistiquement significative de résidents de longue durée, au statut régulier ou irrégulier d’un point de vue administratif, qui participent à sa vie citoyenne, à son économie… et qui se comportent à bien des égards comme les nationaux des Etats. Si on prend en considération ce constat et le fait que la citoyenneté européenne est, en quelque sorte, une citoyenneté seconde et est attachée à des principes de mobilité, il serait intéressant de reconnaître que les personnes en situation de séjour de longue durée sont des citoyens européens par excellence. Ce statut leur donnerait une protection juridique renforcée et leur permettrait d’agir en tant qu’acteur politique et de pouvoir faire entendre leur voix. Ce qui rend uniques les délibérations politiques sur l’immigration est que les premiers concernés n’ont jamais l’opportunité de faire entendre leur voix. Dans l’état actuel de déshumanisation du discours autour des migrants, c’est une des seules façons de leur restituer une part de leur humanité. Cela ne me semble pas si irréaliste que cela d’un point de vue juridique et institutionnel, même si je suis bien conscient que les conditions politiques ne sont pas réunies pour l’instant.

Le naufrage de ces migrants en Grèce suscite-t-il des questionnements sur le rôle de Frontex?

Dans ce genre de dossiers, on touche à des questions complexes de droit maritime, avec des enjeux juridiques que je ne maîtrise pas. En revanche, d’un point de vue politique, on sait que les autorités grecques sont coutumières des pratiques du push-back. Cela a été établi. Et on sait que l’agence Frontex les a, par le passé, couvertes ou encouragées. Cela a été révélé par la commission d’enquête diligentée au sein de la Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures du Parlement européen, et cela a contraint Fabrice Leggeri, le directeur de Frontex, à la démission en avril 2022. Par-delà le drame de ce naufrage des migrants en Grèce, il faut bien constater que les chiffres sont dramatiques. On parle de plusieurs milliers de morts par an. Au plan statistique, les frontières européennes sont aujourd’hui les plus dangereuses du monde. Peut-on se satisfaire de ce bilan et porter un discours dans lequel on se dépeint comme des défenseurs des droits fondamentaux des migrants? Le traitement des migrants en Libye, fait de pratiques d’esclavage et de racisme, est absolument abject. Mais l’Union européenne est-elle vraiment en position de faire la leçon à la Libye? Pour prétendre tenir ce genre de discours critique, il faut d’abord être capable de faire le ménage chez soi et se regarder dans un miroir. On n’y est pas encore. Si rien ne change structurellement, il y aura d’autres drames comme celui de de ce naufrage de migrants en Grèce. Il n’y a aucune raison que cela s’arrête.

Après le 11-Septembre, un amalgame est créé entre terrorisme, insécurité internationale et immigration.

Un sursaut est-il possible? Une prise de conscience de la gravité du problème est-elle en cours au sein des dirigeants européens?

Je suis d’un naturel optimiste. Mais là, c’est difficile parce que la dynamique n’est pas porteuse. La droite xénophobe gagne du terrain à peu près partout en Europe. Il y a de grands débats au sein même de la communauté de la science politique. J’appartiens à ceux qui pensent que plus on met en place des régimes migratoires durs et répressifs, plus on alimente l’extrême droite. Quand on agit comme cela, on déshumanise les migrants et on ne les envisage que sous la forme d’un problème à gérer. La réponse à l’extrême droite n’est pas de mettre en œuvre une partie de son programme pour rassurer son électorat. Au contraire, il faut affronter son discours bille en tête et réhumaniser les migrants. Cela implique de mettre en place une politique d’accueil qui fasse une place à la valeur de l’hospitalité. Y a-t-il des raisons d’espérer? Oui, parce qu’il y a une structuration de la société civile, des gens qui se bougent, des acteurs critiques qui disposent de relais institutionnels, notamment au Parlement européen. Celui-ci reste l’acteur qui se perçoit le plus comme le défenseur des valeurs européennes, donc qui ferraille avec le Conseil européen et la Commission européenne pour faire entendre ces préoccupations normatives. Enfin, ne sous-estimons pas la capacité d’auto-organisation des migrants. Il n’y aura pas de solution sans inclusion démocratique des migrants, d’une façon ou d’une autre.

La responsabilité des garde-côtes grecs dans le bilan du naufrage est grandement engagée.
La responsabilité des garde-côtes grecs dans le bilan du naufrage est grandement engagée. © getty images

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