Musk, Bezos, Zuckerberg, Gates… «Des forces régulatoires et de marché les empêchent de faire ce qu’ils veulent»
Elon Musk, Bill Gates, Mark Zuckerberg, Jeff Bezos… Les milliardaires 2.0 interfèrent-ils dangereusement avec des missions régaliennes? Entre les régulations, leur réputation et leurs intérêts économiques, les milliardaires les plus influents n’ont pas le champ libre, souligne Paul Belleflamme, professeur à la Louvain School of Management.
Entre son plan de paix très discutable pour l’Ukraine, le rôle qu’y joue son réseau satellitaire Starlink, ses conseils diplomatiques à Taïwan, ses projets de conquête spatiale et, depuis peu, le rachat de Twitter, tous les terrains semblent à la portée de la fortune d’Elon Musk. Le fondateur de Tesla et SpaceX n’est pas le seul à empiéter sur des missions en principe réservées aux Etats. Il en va de même pour Mark Zuckerberg et le Libra, le projet de monnaie virtuelle (certes abandonné) par le patron de Meta. Ou des 592 millions de dollars que la fondation Bill et Melinda Gates a déjà versés à l’Organisation mondiale de la santé, témoignant d’une privatisation croissante de l’aide humanitaire. Leur point commun? Tous ont largement bâti leur empire et leur fortune en recourant à l’optimisation fiscale, au détriment d’Etats dont ils dépouillent de ce fait une partie des recettes et des capacités d’action.
Elon Musk, Jeff Bezos, Mark Zuckerberg… Les milliardaires les plus connus aujourd’hui sont, pour la plupart, des acteurs investis dans l’économie de plateformes intervenant dans d’autres domaines que leur business initial. Leur pouvoir d’influence peut-il constituer une menace?
Si on prend Zuckerberg, Bezos, Gates, mais aussi Brin et Page, les cofondateurs de Google, leur richesse vient effectivement d’entreprises de plateformes. Les marchés dans lesquelles celles-ci opèrent se caractérisent par ce que l’on appelle le «winner takes all» (NDLR: le gagnant remporte tout): dès qu’elles atteignent une certaine taille, elles ont tendance à devenir plus grandes, aux dépens des concurrents. Pour Musk, c’est un peu différent, car sa richesse ne provient pas, au départ, des plateformes, mais il s’y implique aujourd’hui via Twitter. Pour les autres, c’est une richesse acquise par la force du marché. La concentration de la richesse entre quelques mains et le pouvoir de ces entreprises particulières peuvent représenter une menace.
Les priorités de la fondation de Bill Gates ne sont pas nécessairement celles d’une décision démocratique.
De quelle nature?
Je distinguerais d’un côté ce qui est lié aux activités de leurs entreprises, comme par exemple le scandale de Cambridge Analytica et Facebook (NDLR: une fuite de données au départ du réseau social, qui aurait permis de favoriser la campagne de Donald Trump en 2016), et, de l’autre, les menaces liées à l’usage que ces personnes peuvent faire de leur richesse. La fondation de Bill Gates, par exemple, n’a rien à voir avec Microsoft. Idem quand Jeff Bezos et Elon Musk s’aventurent dans l’espace: ce n’est ni Amazon ni Tesla qui le font.
Les balises actuelles sont-elles suffisamment robustes face à leur pouvoir d’influence?
Pour les activités de marché, et donc des entreprises en question, il existe une série de contrôles. Dans nos pays, on a des régulateurs pour des questions de concurrence, de vie privée ou de pluralité des médias. Et puis, il y a le contrôle du marché lui-même: si Meta se casse la figure pour le moment, c’est parce que l’activité actuelle ne fonctionne plus aussi bien et que son pari sur le métavers ne semble pas payer. Même si des entreprises peuvent induire des menaces, celles-ci sont donc prises en compte et les régulations changent en conséquence.
L’Europe a d’ailleurs rappelé à Elon Musk qu’il ne pourrait pas faire tout ce qu’il veut de Twitter au nom de sa définition de la liberté d’expression, ce dont il semble avoir conscience…
C’est l’illustration des deux forces que je soulignais. Celle de la force publique, des régulations bien plus fortes en Europe qu’aux Etats-Unis, qui l’empêchent de faire ce qu’il veut. Et puis, des forces de marché: sans une modération correcte, permettant de rencontrer les aspirations de tous les participants, des utilisateurs aux publicitaires, Twitter pourrait disparaître. Elon Musk doit, en outre, prendre sa réputation en compte: il ne peut faire ce qu’il veut de Twitter sachant que s’il veut que Tesla conquiert le marche des voitures électriques en Chine, il devra composer avec la fermeté du gouvernement chinois.
Comme vous l’évoquiez, il y a, d’autre part, les questions que soulèvent la provenance et l’usage de leur fortune personnelle.
C’est sans doute ce qui pose le plus problème. La richesse phénoménale de ces personnalités vient du fait que leurs entreprises paient très peu d’impôts. Or, moins on paie d’impôts, plus ce sont les individus qui décident ce qu’ils font de cette richesse. Je ne critique pas ce que fait une fondation comme celle de Bill et Melinda Gates: il faut une complémentarité entre fonds publics et privés. Mais il y a une question d’éthique: les priorités qu’identifie Bill Gates ne sont pas nécessairement celles qui émaneraient d’une décision démocratique, en bien ou en mal. Toutefois, il faut aussi voir le côté positif: pour des problèmes mondiaux comme le changement climatique, il est intéressant de pouvoir compter sur des visionnaires privés capables de dépasser les clivages étatiques.
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