Mort du président iranien: «L’hypothèse d’un sabotage ne doit pas être exclue» (entretien)
La disparition d’Ebrahim Raïssi ouvre une bataille pour la présidence et la succession du Guide suprême. Le fils de ce dernier, Mojtaba Khamenei, pourrait émerger, selon le chercheur Majid Golpour.
C’est à une double succession que doit pourvoir la hiérarchie du pouvoir iranien après la disparition, dans le crash de son hélicoptère le 19 mai, du président Ebrahim Raïssi. Le futur détenteur de son poste sera connu à l’issue de l’élection présidentielle dont la date a été arrêtée au 28 juin, dans le délai des 50 jours prévu par la Constitution en pareil cas. Le processus de sélection préalable au scrutin devrait permettre au Guide suprême de la Révolution, Ali Khamenei, d’éliminer les importuns. Mais le plus haut personnage de l’Etat, à 85 ans, devrait aussi revoir les préparatifs de sa propre succession puisque le défunt apparaissait comme le mieux placé pour le remplacer. La bataille pour la plus haute fonction du pays est-elle relancée par l’accident qui a coûté la vie au président ou en était-ce un épisode? Au-delà de l’image de pouvoir monolithique que dégage le régime iranien, ce sont des factions toutes conservatrices mais aux intérêts parfois divergents qui semblent s’affronter à Téhéran. Chercheur associé à l’ULB et consultant en relations internationales auprès des institutions européennes, Majid Golpour nous aide à démêler l’écheveau des rivalités iraniennes.
L’hypothèse d’une cause accidentelle au crash d’hélicoptère qui a coûté la vie au président Raïssi est-elle la plus probable à ce stade?
A mon sens, non. Les informations que nous recevons indiquent que les autorités n’ont pas respecté le protocole technique et sécuritaire du vol présidentiel. Dans le cas de l’utilisation de trois hélicoptères, le premier est qualifié de «leader», le deuxième transporte la personnalité et le troisième sert à la protection. D’après des indications non encore officialisées, les autorités ont proposé en dernière minute à Ebrahim Raïssi de prendre place dans l’hélicoptère «leader» en raison de problèmes techniques présumés sur l’hélicoptère qu’il devait emprunter. La question se pose donc de savoir ce qui s’est passé. Des personnes qui se trouvaient dans les deux autres appareils ont témoigné avoir vu un feu se déclencher dans celui où se trouvait le président iranien. En définitive, on se demande pourquoi l’endroit précis où l’hélicoptère est tombé n’était pas connu par les autorités, ce qui a entraîné des demandes d’aides extérieures – aux Etats-Unis, à l’Union européenne, à la Turquie – afin d’aider l’Iran en matière d’imagerie et de cartographie pour déterminer le lieu exact. Plus le temps passe, plus on est dans le brouillard.
«Ali Khamenei doit montrer qu’il est toujours capable de gérer les conflits internes entre les différentes factions.»
L’hypothèse d’un sabotage ne vous semble donc pas exclue?
Je crois que l’hypothèse d’un sabotage ne doit pas être exclue. Le 20 mai, Matthew Miller, le porte-parole du département d’Etat américain, a fait état de «problèmes logistiques» pour justifier que les Etats-Unis, qui étaient prêts à le faire, n’aient pas pu apporter l’aide demandée par l’Iran. Ce dossier n’est pas clair.
Une commission d’enquête a été mise en place par Téhéran pour déterminer les circonstances de l’accident. Sera-t-elle libre de révéler ce qui s’est vraiment passé?
Le destin malheureux des présidents et de personnalités de haut rang dans l’histoire de la République islamique ne permet pas de donner une réponse positive à cette question. Ne serait-ce que si l’on se remémore les circonstances qui ont entouré la mort du président (1989-1997) Hachemi Rafsandjani. La commission d’enquête mise en place à cette occasion n’a toujours pas donné d’information précise sur son décès (NDLR: même si la thèse officielle a évoqué un crise cardiaque).
Pour la succession du président Raïssi, peut-on s’attendre à un filtrage strict des candidatures à l’élection présidentielle fixée au 28 juin?
Plus qu’un filtrage. Vous devez savoir que le rôle d’Ebrahim Raïssi était avant tout de marginaliser les autres factions, notamment les «réformateurs». Il a réussi à capturer toutes les ressources économiques, tous les vecteurs de communication avec les Iraniens de l’intérieur et de l’étranger et tous les moyens diplomatiques des relations avec la Russie, la Chine et les Etats-Unis. En moins de trois ans, il est parvenu à mettre en place le réseau des réseaux. Il a dépouillé la République islamique de ses institutions. C’est-à-dire que le Guide suprême de la Révolution, Ali Khamenei, et le président ne suivent plus eux-mêmes leur propre Constitution parce qu’ils ont mis en place des réseaux qui, de façon très formelle, favorisent leurs propres intérêts, financiers, économiques, surtout avec la Russie. Ebrahim Raïssi était russophile. Il est intéressant de lire le message très émotionnel de Vladimir Poutine commentant sa mort: «En tant que véritable ami de la Russie, il a apporté une contribution personnelle inestimable au développement des relations de bon voisinage entre nos pays et a déployé de grands efforts pour les amener au niveau d’un partenariat stratégique», a déclaré le président russe. C’est le plus grand compliment jamais entendu de la part de Vladimir Poutine.
Mojtaba Khamenei est-il un successeur possible à son père comme Guide suprême de la révolution?
C’est «le» candidat principal à sa succession. C’est pour lui que tous les drames depuis la mort d’Hachemi Rafsandjani et les guerres entre les factions ont eu lieu. L’Iran vit un cycle «infernal» de batailles de postes, parce qu’Ali Khamenei, pour des raisons économiques et financières, veut perpétuer l’oligarchie suprême. Sa famille possède et contrôle plus de 200 milliards d’euros de ressources directes. Nous allons voir s’il sera capable, contre vents et marées, d’imposer son fils pour sa succession.
Les ambitions de Mojtaba Khamenei pourraient-elles expliquer «l’accident» du président Raïssi?
En raison du manque d’informations et de transparence des autorités et au vu des éléments objectifs que j’ai en main, je peux vous dire que l’hypothèse de l’accident s’est affaiblie. Le message très ordinaire que Mojtaba Khamenei a publié pour ce genre d’événement instille un doute légitime sur cette hypothèse. Plus qu’un jugement «théologique», il s’agit là d’éléments de réflexion. Mais ceux-ci laissent le dossier grand ouvert et obligent à une grande vigilance sur les causes de ce crash.
Quand on parle de divergences entre des clans conservateurs au sein du régime iranien, sur quoi portent-elles?
Premièrement, sur l’élément idéologique. En l’occurrence, l’interprétation idéologique venant de l’école de l’ayatollah Khomeini (NDLR : premier Guide suprême de la révolution, de 1979 à sa mort, en 1989). Le khomeinisme est une idéologie qui propage l’idée de la conquête internationale, politique et économique, au nom de l’islam. Cela fait 35 ans qu’Ali Khamenei se positionne comme le maître de la diffusion de cette idéologie. Les personnes qui acceptent la prédominance du khomeinisme peuvent percevoir des rentes financières et bénéficier d’une ascension dans la hiérarchie qui l’entoure. A la fin, Ebrahim Raïssi plaidait pour une mise en œuvre totale de cette idéologie. Dans le même temps, les tenants d’autres lignes conservatrices, comme les frères Ali et Sadeq Larijani, qui ont occupé des postes très importants, donnent une interprétation plus «modérée» du khomeinisme. Tout en vouant une forme d’admiration au Guide suprême, ils se laissent une marge de manœuvre pour leurs propres intérêts et aussi pour leur interprétation de l’islam.
«Mojtaba Khamenei est le candidat le plus solide à la succession de son père comme Guide suprême de la Révolution.»
Le futur président qui sortira vainqueur de l’élection en juin sera-t-il nécessairement adoubé par Ali Khamenei?
Il faut voir comment la situation évoluera. Pendant ces 50 jours, Ali Khamenei doit montrer qu’il est toujours capable, mais j’en doute, de gérer les conflits internes entre les différentes factions. En même temps, pour conserver son rôle de Guide suprême, il doit donner une sorte de gage de sécurité aux Russes et aux Américains. Aux Russes quant à sa loyauté et sa disponibilité pour toujours préserver leurs intérêts sur les ressources financières, sur les réseaux bancaires, sur le détournement des sanctions en matière d’énergie et sur les grandes bases de données d’information pour interférer dans les élections en Europe, etc. Mais aussi aux Américains, sur le plan de l’ouverture de négociations sur la crise nucléaire et, éventuellement, sécuritaire et régionale. En 50 jours, pour Ali Khamenei, ce sont des objectifs très difficiles à atteindre.
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Cette agitation interne pourrait-elle avoir des conséquences sur le rôle de l’Iran dans la guerre à Gaza?
Sans nul doute. Ali Khamenei sera incapable à la fois de régler la question nucléaire, le dossier sécuritaire régional et notamment les relations avec Israël, et en même temps, de préparer sa propre succession. L’Iran connaît aujourd’hui plusieurs crises qui se superposent. Chacune, comme un volcan, a en elle des énergies destructrices et constructrices. La résistance de la population engagée depuis des années développe une énergie extraordinaire pour la restauration des droits politiques et civils, notamment ceux des femmes. Face à elle, il y a une énergie destructrice, le totalitarisme islamique. Lui est capable de mener une répression des plus violentes. Nous rentrons dans une phase à la fois déstabilisante pour le pouvoir central en Iran mais en même temps, on observe des forces vives au sein de la société en mesure d’agir positivement pour le renouveau de l’Iran. De plus en plus, Ali Khamenei semble avoir perdu les moyens de contrôler et de maîtriser la situation.
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