Pourquoi l’élimination de Sinouar, chef du Hamas, crée une triple déflagration (analyse)
L’élimination du chef du Hamas, Yahya Sinouar, provoque une triple déflagration: locale à Gaza, régionale au Moyen-Orient, et symbolique. Sa mort change l’équilibre organisationnel du Hamas, dont la survie est désormais en jeu, et pourrait faciliter un projet de cessez-le-feu.
L’élimination de Yahya Sinouar, le 16 octobre, est un coup dur sans précédent pour le Hamas. Depuis la mort d’Ismaël Haniyeh en juillet dernier, ancien chef politique du mouvement, Sinouar avait concentré entre ses mains tous les pouvoirs, aussi bien politiques et militaires. Il était révéré et craint par ses troupes, admiré par ses soutiens, détesté à Gaza par ceux qui estimaient qu’il exerçait une gouvernance très autoritaire. A Gaza, c’est probablement son frère Mohammed Sinouar, son ex-bras droit, qui prendra le relais.
Sinouar incarnait aussi le déplacement du centre du gravité du pouvoir de la branche extérieure du Hamas, notamment au Qatar, vers la bande Gaza. «Son élimination provoque un rééquilibrage, observe David Khalfa, co-directeur de l’observatoire du Moyen-Orient de la Fondation Jean-Jaurès. La branche extérieure va probablement détenir plus d’influence qu’elle n’en avait ces derniers mois.»
La branche extérieure du Hamas retrouve de l’importance
Cinq personnalités du Hamas, toutes basées à Doha, vont exercer le pouvoir conjointement. Au sein de ce conclave, on retrouve notamment Khaled Mashal, qui a dirigé la branche politique extérieure pendant plusieurs années, et Khalil al-Hayya, vice-président de la branche politique extérieure et proche de Sinouar. «Cela traduit la volonté du Hamas de pluraliser sa direction, explique David Khalfa. Car leur crainte est d’être décimé comme ils l’ont été depuis le début de la guerre.»
Désormais, le canal de discussion avec les Occidentaux passera plus que jamais par la branche extérieure au Qatar.
Une rupture stratégique pour le Hamas
La disparition de Sinouar incarne également une vraie rupture stratégique pour le Hamas. Depuis sa création en 1987, le mouvement n’a jamais été aussi affaibli. A chaque fois, la perte d’un dirigeant s’est traduite par une longue réorganisation et un réarmement.
A Gaza, le mouvement ne fonctionne cependant plus comme une armée structurée, mais plutôt comme une milice. L’élimination de Sinouar va renforcer cette «miliciarisation», ainsi que la position de ceux qui estimaient, à Doha, qu’il fallait accepter de ne plus exercer seul le pouvoir à Gaza. «Ce qui impliquerait un partage des pouvoirs avec l’autorité palestinienne et un renforcement des politiques aux dépens des militaires.»
«Sinouar était le Caligula de la cause palestinienne, illustre David Khalfa. Sa mort inaugure une nouvelle séquence historique. Les gains militaires tactiques d’Israël pourraient cette fois se concrétiser en succès diplomatiques et stratégiques, ce qui a rarement été le cas jusqu’ici.»
Aujourd’hui, le dilemme du Hamas est très clair. Avec l’élimination de Sinouar, le mouvement subit un reflux historique de son influence, qui provoque une réorganisation à l’international: au Qatar, en Syrie et en Irak. «La question qui se pose est donc celle de la survie du mouvement», assure David Khalfa.
Espoirs pour un projet pilote de «cessez-le-feu»
Sinouar s’érigeait également en principal obstacle en vue d’un cessez-le-feu et d’une négociation pour la libération des otages. Ses positions étaient maximalistes. «Désormais, une fenêtre d’opportunité se profile, selon le spécialiste du Moyen-Orient. Un accord de cessez-le-feu temporaire, modeste et partiel est envisageable. D’une certaine façon, les Américains veulent tester la nouvelle direction du Hamas, en voyant s’ils accepteraient un cessez-le-feu de deux semaines, en échange de la libération d’un peu moins de dix otages.»
C’est donc une espèce de projet pilote qui se dessine. Il servira à tester le sérieux de la nouvelle direction. «Antony Blinken veut profiter de cette fenêtre de tir pour faire entrer dans le jeu les Saoudiens et les Emiriens. Ce qui impliquerait, pour Israël, des concessions politiques sur la question palestinienne. Une hypothèse évidemment peu probable dans le chef de Netanyahou, plus dépendant que jamais de ses alliés d’extrême droite.»
Le Hamas n’est plus en état de gouverner Gaza
Cependant, et contrairement au discours de Netanyahou, le mouvement n’est pas totalement détruit: il est certes très affaibli militairement (il reste entre 5.000 et 10.000 combattants) et continue à exercer théoriquement l’autorité civile. «Tant qu’il n’y a pas de stratégie de sortie de crise, de projet robuste pour mettre en place un gouvernance alternative, les Gazaouis se trouvent dans une situation intermédiaire. Concrètement, le Hamas n’est plus en état de gouverner Gaza, son leadership militaire et politique est décapité.»
L’élimination de Sinouar, sur un plan symbolique et psychologique, est une déflagration. Non seulement pour le Hamas, mais aussi pour le réseau de proxys pro-Iran. Dans ce réseau régional, Sinouar était un des principaux relais de l’influence iranienne en Palestine.
La stratégie d’Israël: provoquer un effondrement des chaînes de commandement
La stratégie israélienne est d’éliminer les chefs, «mais aussi les successeurs des chefs voire même les successeurs des successeurs, explique David Khalfa. Autrement dit, ils veulent avant tout empêcher le Hamas et le Hezbollah de reprendre pied en provoquant un effondrement de la chaîne de commandement.»
Le Hezbollah n’est aujourd’hui pas capable de réaliser des «tirs de saturation». Le dôme de fer israélien est en mesure d’intercepter toutes les attaques, car le haut commandant du Hezbollah a été décapité: ce sont donc des officiers du Hezbollah, moins aguerris, qui sont en charge de l’arsenal. Qui, par ailleurs, a été détruit aux trois -quarts.
«Toute la séquence actuelle s’inscrit dans une volonté israélo-américano-arabe de faire refluer l’influence de l’Iran au Levant, pointe le chercheur. Saoudiens et Emiriens se réjouissent de l’affaiblissement du Hamas en Palestine et du Hezbollah au Liban, car ils considèrent les Frères musulmans comme les relais d’influence de l’Iran. Ils souhaitent que cet affaiblissement s’amplifie. Même s’il existe des divergences sur le plan tactique, il y a des convergences sur le plan stratégique.»
Pour sûr, l’élimination de Sinouar s’inscrit donc dans un changement plus global. Un séisme majeur des plaques tectoniques régionales.
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