7-Octobre, un an après: «Se résoudre à l’inéluctabilité de la mort est insupportable»
«Le pouvoir israélien a choisi la mort» en réponse au massacre du Hamas, déplore l’historien Jean-Christophe Attias, qui, avec Esther Benbassa, en appelle à la conscience juive pour favoriser une autre voie.
Comment ramener les Israéliens et les Juifs de la diaspora dans une démarche d’écoute de l’autre –palestinien, arabe– après le traumatisme du massacre du 7 octobre 2023 par le Hamas? Esther Benbassa, ancienne sénatrice Europe Ecologie Les Verts en France et directrice d’études émérite à l’Ecole pratique des hautes études (EPHE) à Paris, et Jean-Christophe Attias, philosophe du judaïsme et directeur d’études à l’EPHE, convoquent la conscience juive pour tenter d’y répondre. Ils publient Israël-Gaza. La conscience juive à l’épreuve des massacres (1).
Qu’a de spécifique la conscience juive et que peut-elle contre le massacre du 7 octobre 2023 et ceux à Gaza?
Esther Benbassa: D’abord, la conscience juive ne doit pas se taire devant les massacres. Elle doit considérer l’ampleur et la gravité de ce que le terrorisme du Hamas a commis le 7 octobre, les tueries, les viols… Israël doit exister. Cela fait 75 ans que la guerre continue. A un moment, il faut trouver des solutions. Or, on retarde les solutions.
Jean-Christophe Attias: La conscience juive est aussi la conscience de ce qu’a été l’histoire du peuple juif, des origines à nos jours. Cette histoire, ce n’est pas seulement le désir d’un Etat, et sa construction, c’est aussi une longue histoire vécue en diaspora, et qui l’est toujours par une bonne moitié du peuple juif ou des personnes qui s’identifient comme juives. La prise en compte de cette histoire longue, de ce qu’elle a comporté de moments glorieux ou favorables, et de moments d’oppression et de ruine, cette conscience-là devrait pousser les Juifs à refuser ce que d’autres Juifs imposent aux Palestiniens. De ce point de vue, la conscience juive me semble un peu endormie, atone. Nous avons voulu la réveiller en faisant entendre une voix qui n’est celle ni des Israéliens dans leur majorité ni du pouvoir israélien. Une voix qui nous semble pourtant fidèle à ce qu’a été l’histoire du peuple juif pendant des siècles.
E.B: Il est choquant d’entendre le grand rabbin de France exprimer récemment: «C’est la guerre. Dans une guerre, il y a des morts. Il faut que les Israéliens terminent le travail…» Quelle conscience juive peut accepter cela sans être endoctrinée? Ce n’est pas possible. Le grand rabbin n’est pas l’ambassadeur d’Israël en France. Je ne dis pas qu’il ne fallait pas répondre à ce qui s’est passé le 7-Octobre. Mais pas de cette façon. Qui peut accepter ce qui s’est passé à Gaza? Et maintenant, va-t-on éliminer totalement le Hezbollah?
«La conscience juive ne doit pas se taire devant les massacres.»
Vous parlez d’une judaïsation du sionisme. En quoi cette évolution a-t-elle un impact sur la situation actuelle?
J.-C. A.: La judaïsation du sionisme, c’est l’incapacité à prendre en compte le judaïsme dans sa très longue histoire. Le judaïsme a, d’une certaine façon, sauvé les Juifs en diaspora. Donc, réduire le judaïsme au sionisme, c’est l’appauvrir, c’est atteindre son efficacité, sa capacité de compromis, de compréhension de l’autre. Il y a là quelque chose de terrible. On transforme le sionisme en une cause religieuse, sacrée. Une fois qu’on fait cela, comme peuvent d’ailleurs le faire des soutiens islamistes de la cause palestinienne, on est dans une impasse parce que le sacré ne se négocie pas. On va jusqu’au bout puisque l’on a Dieu avec soi.
E.B.: D’ailleurs, aujourd’hui, on peut dire que le sionisme en Israël a pris des voies très différentes de celles du sionisme pionnier des débuts. Les kibboutz ont des entreprises, font travailler des ouvriers extérieurs. La vie socialiste que le sionisme préconisait a évolué… Et curieusement, depuis 1967 (NDLR: année de la guerre des Six-Jours qui a permis à Tsahal de conquérir des territoires aux pays arabes voisins, dont la Cisjordanie et la bande de Gaza), le sionisme est devenu la cause des ultrareligieux nationalistes qui prétendent être les vrais sionistes. Itamar Ben-Gvir et Bezalel Smotrich (NDLR: les deux principaux ministres d’extrême droite du gouvernement de Benjamin Netanyahou) sont des suprémacistes. Ils n’ont rien de sionistes. Ils veulent éradiquer les Palestiniens.
J.-C. A. : Il faut rompre avec l’idée que l’Etat d’Israël est le seul dépositaire du destin juif. Des millions de Juifs vivent en diaspora. Ils ont peut-être des choses à dire, des rêves à accomplir. Ils ont peut-être en tête une façon d’accompagner l’Etat d’Israël qui ne soit pas simplement de servir de force d’appoint, de soutien de l’extérieur. L’Etat d’Israël a démontré sa fragilité. Il l’a vécue. Et il continue de la vivre douloureusement. Il serait grand temps que les Israéliens reconnaissent qu’ils ont renoué d’une certaine façon avec la condition diasporique et qu’il y a peut-être des choses à apprendre de cette expérience et des Juifs de diaspora.
«On transforme le sionisme en une cause religieuse, sacrée.»
Benjamin Netanyahou poursuit-il la guerre à Gaza et engage-t-il un conflit avec le Hezbollah au Liban aussi pour des raisons de survie politique personnelle?
J.-C. A.: Oui, certainement. C’est ce qui le pousse à se maintenir à tout prix au pouvoir et à prendre des alliés fort peu recommandables comme Bezalel Smotrich et Itamar Ben-Gvir. Mais c’est plus grave que cela. Ces personnes ont été élues. Les Israéliens n’ont pas élu Netanyahou simplement pour le sauver de je ne sais quel procès, ou quelle condamnation judiciaire. Ils ont voté pour lui par adhésion à un projet. Un projet d’extrême droite. Ce qu’il faut avoir en tête, c’est la politique menée par le gouvernement israélien en place. Considérer que se débarrasser de Netanyahou suffira est faire preuve d’une grande naïveté. Il y a derrière Netanyahou, ceux qui sont alliés à lui, les électeurs, une population qui va dans ce sens-là. Tandis que, il faut bien le reconnaître, le peu qui reste de la gauche est en grande partie inaudible, et a été très touchée par le 7-Octobre. Il y a eu une sorte de repli patriotique compréhensible. Il est possible que les militants de la gauche israélienne se reprennent avec le temps…
E.B: Ils sont dans la rue. Les slogans deviennent de plus en plus patents, appelant à la démission de Netanyahou. Cela s’inscrit dans la continuité de ce qui avait été initié contre le projet de loi sur la Cour suprême. Mais personne, aujourd’hui, ne revendique le fait de créer un Etat palestinien…
J.-C. A.: Cette dé-démocratisation de l’Etat d’Israël, cette rupture avec les idéaux démocratiques doit beaucoup à la faute morale qui ronge le pays, l’occupation, et le refus de la reconnaissance des droits des Palestiniens. Sauver la démocratie israélienne implique de résoudre la question palestinienne.
E.B.: Il faut proposer une solution: deux Etats, un Etat binational, ou un Etat fédéral… Mais vu la haine qui règne actuellement des deux côtés, nous sommes assez sceptiques.
En quoi, comme vous l’écrivez, «nous venger, nous venger seulement», est-ce «mourir spirituellement nous-mêmes»?
J.-C. A.: C’est finalement se résoudre à l’inéluctabilité de la mort. C’est faire triompher la mort. Et cela, c’est insupportable. Un des devoirs du judaïsme, qui figure dans un verset souvent cité, c’est l’invitation, l’exhortation lancée aux Juifs à choisir la vie. Là, il est clair que le pouvoir a choisi la mort. Et cette mort n’affecte pas seulement ceux qui meurent à Gaza, elle affecte ceux qui tuent, ceux qui sont complices du massacre, et ceux qui s’aveuglent sur sa réalité, détournent le regard pour toutes sortes de raison. Ce poids du massacre, il va falloir le porter. Et on le fera porter aux générations suivantes. Moralement, spirituellement, c’est un poids qu’il sera très difficile de porter. C’est un défi lancé aux Israéliens et aux Juifs de la diaspora…
(1) Israël-Gaza. La conscience juive à l’épreuve des massacres, par Esther Benbassa et Jean-Christophe Attias, éd. Textuel, 80 p.Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici