Dans le village de Maasaké, les funérailles officielles de miliciens du Hezbollah tués pendant la guerre avec Israël. © LAURENT PERPIGNA IBAN

Dans le Sud-Liban, la faiblesse de l’armée et le poids du Hezbollah (reportage)

Laurent Perpigna Journaliste, correspondant à Beyrouth

Beaucoup d’habitants revenus dans leurs habitations doutent de la pérennité du cessez-le-feu avec Israël. Certains appellent le Parti de Dieu à œuvrer à l’union nationale.

«Je ne m’attendais pas à voir ma ville dévastée de la sorte. Pourquoi les Israéliens ont-ils fait ça? Pourquoi?» Malek, 71 ans, ne parvient pas à retenir ses larmes. L’homme, canne à la main, se déplace péniblement dans les rues du centre-ville de Tyr, qui a subi dans les heures ayant précédé le cessez-le-feu entré en vigueur le 27 novembre un pilonnage massif par l’armée israélienne. L’asphalte a littéralement disparu sous les gravats. «C’est une punition, ils ont voulu nous faire mal, et c’est réussi», poursuit-il, la voix tremblante.

De retour d’autres régions du pays, des véhicules surchargés, matelas empilés à la hâte sur le toit, défilent dans un déluge de poussière. Partout, des habitants errent, désorientés, dans une cité qu’ils disent ne plus reconnaître. Sadik, 25 ans, se tient devant la demeure familiale, défigurée par les bombardements. «C’est un choc terrible, il me reste un semestre à l’université, après, je partirai. Personne ne mérite de vivre ce genre de drame, c’est une décision douloureuse, mais elle est prise. Je ne crois pas que ce cessez-le-feu durera, malheureusement, et la guerre nous rattrapera, tôt ou tard.» A quelques centaines de mètres, Jina, 25 ans, tente avec ses sœurs de déblayer l’entrée de leur maison: «Nous avons pleuré toutes les larmes de notre corps en revenant. Dieu merci, nous sommes en vie, c’est la seule chose à laquelle je peux me raccrocher. Deux amis sont morts à quelques rues d’ici.»

Nabatiyeh touchée au cœur

Scénario similaire à une cinquantaine de kilomètres de là, dans la ville de Nabatiyeh, historiquement très favorable au Hezbollah. Des bannières du parti politicomilitaire pro-iranien, qui avait décidé unilatéralement de l’ouverture d’un front de soutien au Hamas palestinien au lendemain du 7-Octobre, ont été plantées sur chaque bâtiment en ruines. Etendards libanais autour du cou, une famille chrétienne est venue constater les dégâts. «Il y a beaucoup de drapeaux jaunes, et pas assez de drapeaux libanais. Si c’est le Hezbollah qui a attaqué, c’est notre nation qui en paie le prix. Notre réponse doit être l’union derrière une seule et même bannière», témoigne Shirine, 25 ans, émue aux larmes.

A Nabatiyeh plus qu’ailleurs, la désolation est totale: des dizaines de personnes défilent devant l’ancien souk de la ville, datant de l’époque ottomane, rayé de la carte en octobre. Dans les rues adjacentes, les Libanais se confrontent à ce qui fut pendant plus d’un an leur pire cauchemar: que leurs cités ne se drapent du voile grisâtre de destruction dans lequel Gaza est plongé depuis le 7 octobre 2023. La ressemblance est pour le moins frappante. A des kilomètres à la ronde, pas un bâtiment n’a résisté aux récurrents raids israéliens.

«La guerre nous rattrapera, tôt ou tard.»

Juché sur le toit-terrasse de son café, Jalal Nasr fume un narguilé et observe le va-et-vient des tractopelles, déjà à l’œuvre. «Je suis resté jusqu’à la fin du mois d’octobre, j’ai passé un mois sous les bombes, c’était interminable. Jusqu’à ce qu’une frappe touche le centre commercial situé de l’autre côté de la rue. Si je restais un jour de plus, j’allais à une mort certaine.» Avant de poursuivre: «A la place de ces ruines, il y avait une clinique dentaire, un magasin de chaussures, une boutique de jouets pour enfants. Quel rapport avec le Hezbollah? Que le gouvernement me donne de l’argent ou non, ça m’est égal. Donnez-moi un mois, je rouvrirai mon café-restaurant, en hommage à tous les habitants de la ville qui sont tombés.»

Des soldats de l’armée libanaise dans la ville de Tyr. Aura-t-elle les moyens de se déployer dans tout le Sud-Liban? © LAURENT PERPIGNA IBAN

L’aura du Hezbollah confortée

Alors que le soleil décline lentement, la petite bourgade de Maasaké, également défigurée par les bombardements, arbore des couleurs Parti de Dieu. Six de ses combattants, originaires du village, sont tombés au Sud-Liban; leurs corps, enterrés provisoirement ailleurs, s’apprêtent à être inhumés dans le cimetière du patelin. Leurs cercueils défilent devant une foule immense. Des dizaines de femmes, enveloppées dans des abayas sombres, hurlent de douleur au passage du convoi funéraire, tandis que les hommes, les yeux rougis par le chagrin, portent leurs camarades à bout de bras. «Ce sont nos martyrs, ceux du village, mais également du Liban. Ils sont immortels», pleure Rania, 45 ans. C’est une évidence qui saute au visage: fragilisé sur le plan militaire, privé de sa chaîne de commandement, le Hezbollah a néanmoins renforcé son aura auprès de la communauté chiite du pays.

Qu’importe si ses dirigeants ont accepté de séparer le front de Gaza de celui du Liban –ce que Hassan Nasrallah avait juré de ne jamais faire– et si ses troupes ont annoncé, conformément à l’accord de cessez-le-feu, se retirer du Sud-Liban, la rhétorique du Parti de Dieu, qui a proclamé sa victoire, fait consensus. Mauvaise foi ou différence sincère de perception? Sayyid Adam, membre de haut rang du Hezbollah, accepte de répondre: «Nos réalisations ne se mesurent pas avec les critères de l’ennemi ni ne se servent de notre lutte pour des concepts étriqués ou temporaires. Dans la phase de résistance, chaque bataille est un maillon d’une longue chaîne de défense. Ce qui a été réalisé aujourd’hui est un nouveau témoignage de l’incapacité de l’ennemi à atteindre son objectif clairement déclaré: éliminer le Hezbollah et briser la volonté de notre peuple.»

S’il reconnaît les pertes immenses, il affirme néanmoins que sa formation politicomilitaire «est sortie de cette confrontation plus forte et plus déterminée»: «Nos pertes parmi les dirigeants et les combattants ne sont pas une faiblesse, mais plutôt une démonstration claire de nos sacrifices pour le bien de la nation. La résistance tire sa force du sang des martyrs. Chaque martyr est une école qui forme un millier de nouveaux résistants et le Hezbollah n’est pas lié à une personne ou à un leader.»

«J’aimerais que le Hezbollah ne donne pas à Israël l’excuse d’attaquer à nouveau.»

Si Israël attaque l’Iran…

En début de semaine, 75 violations israéliennes du cessez-le-feu avaient été recensées par les autorités libanaises. Beaucoup craignent que l’accord passé ne soit pas pérenne, et qu’aucune des parties ne s’active sincèrement à le mettre en œuvre. Depuis Nabatiyeh, Hassan, la soixantaine, se montre volontiers critique du Parti de Dieu. Et pour cause: militant infatigable de la Thawra –le mouvement de contestation qui a secoué le Liban en octobre 2019 et qui réclamait, entre autres, un retour de l’Etat au centre de l’équation nationale–, il a eu maille à partir avec les partisans de la formation pro-iranienne toute puissante dans sa ville. «Ce n’est pas la fin de la guerre, ni même un cessez-le-feu total. Les termes de l’accord ne sont pas clairs. Beaucoup de sujets ont été enterrés. Pendant ces deux mois de trêve, j’aimerais que le Hezbollah ne donne pas à Israël l’excuse d’attaquer à nouveau», soupire-t-il.

Pour ce dernier, c’est une évidence: la branche militaire et l’aile politique du parti ont des agendas différents. «Si Israël agresse l’Iran, le Hezbollah répondra. Probablement depuis la Syrie, même si la relance du soulèvement contre le régime de Bachar al-Assad, observée depuis quelques jours, complique encore la donne.» Les images de l’armée libanaise se déployant massivement dans le sud du pays conformément à l’accord ne semblent pas le rassurer. «Je n’ai aucun espoir, poursuit-il. L’armée est absente depuis 30 ans. Après 2006, le Hezbollah a tout fait pour la fragiliser et c’est une des raisons qui a fait que les termes du cessez-le-feu obtenu en 2006 n’ont pas fonctionné

Une jeune femme en larmes à la fenêtre du minibus qui la ramène dans les rues de Nabatiyeh. © LAURENT PERPIGNA IBAN

Des doutes sur l’action de l’armée

Alors que l’institution militaire est restée impassible malgré les tonnes de bombes israéliennes larguées sur le pays et l’offensive terrestre au sud, beaucoup craignent que la jeunesse chiite, empreinte d’un sentiment de vengeance, ne se tourne vers le Hezbollah, qui, lui, cultive adroitement la politique du martyr. Un ancien officier de haut rang de l’armée libanaise, qui a souhaité garder l’anonymat, entend l’incompréhension générale des Libanais face à l’inaction de l’institution lors des derniers mois: «Le gouvernement libanais n’a pas décrété la guerre à Israël. Par conséquent, il est normal que l’armée ne soit pas mobilisée», justifie-t-il. Dans ces conditions, comment «la grande muette» pourrait-elle réussir une mission qu’elle a échoué à mener après 2006?

«En 2006, 15.000 soldats ont été déployés, conformément à la résolution 1701. En 2007, les affrontements dans le camp palestinien de Nahr el-Bared (NDLR: avec des factions islamistes) nous ont contraints d’envoyer 2.000 d’entre eux sur site. Puis face à la menace de groupes armés sunnites à Tripoli, 2.000 autres ont quitté le terrain. Ensuite, il y a eu la prise de Beyrouth par le Hezbollah en 2008, puis les tentatives d’infiltrations des djihadistes depuis la Syrie. Ce fut un long dépeçage

Face à l’urgence, la Conférence internationale de soutien à la population et à la souveraineté du Liban, qui s’est tenue à Paris le 24 octobre dernier, a prévu un nouveau don de 200 millions. Sera-t-il suffisant? «Les problèmes sont nombreux, estime l’ancien officier. Il est compliqué de demander à un soldat de risquer sa vie pour 200 euros par mois. Aujourd’hui, beaucoup ont pris un autre métier pour assurer leur survie financière, on les retrouve serveurs dans les restaurants, chauffeurs de taxi… […] Nous avons besoin de fonds, mais nous avons surtout besoin d’une décision politique. Le Hezbollah ne veut pas d’une armée libanaise forte. Tant qu’il n’acceptera pas cela, nous n’avancerons pas. Et la responsabilité de la situation n’incombe pas qu’au Parti de Dieu. Plus l’Etat est faible, plus l’armée l’est aussi, et plus les partis confessionnels règnent en maître. Tous en profitent.»

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