Le centre d’enrichissement d’uranium de Natanz, au centre de l’Iran, sera-t-il ciblé par Israël? © Getty Images

Proche-Orient: une arme nucléaire fonctionnelle pour l’Iran est «une question d’années»

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

«Téhéran s’approche sans doute des étapes finales» pour fabriquer une bombe atomique, estime le spécialiste Benjamin Hautecouverture. Mais il y a de la marge entre la mise au point et l’utilisation.

L’armement nucléaire est au cœur d’une possible confrontation d’ampleur entre Israël, les Etats-Unis et l’Iran. A la fois comme cible pour les premiers, et comme recours pour le troisième. Encore faut-il déterminer si la République islamique est en capacité de produire une arme atomique à court terme. Maître de recherche sur les questions militaires stratégiques à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) en France, Benjamin Hautecouverture dresse l’état des lieux connu du programme nucléaire iranien.

Quel serait l’état d’avancement du potentiel programme nucléaire militaire iranien?

L’Iran déclare toujours ne pas avoir repris son programme nucléaire militaire censément abandonné depuis plus de 20 ans, en 2003. Par conséquent, si programme militaire il y a, il est clandestin et relève d’allégations. Il n’est donc pas possible de connaître son état d’avancement, le cas échéant. Pour le reste, il faut continuer à s’en tenir aux rapports réguliers que fournit l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Il en existe de deux types: les rapports produits dans le cadre de l’accord de garanties qui lie les deux parties depuis mai 1974 s’agissant des obligations de l’Iran comme Etat partie au Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), et les rapports de vérification et de contrôle réalisés dans le cadre de la résolution 2231 du Conseil de sécurité des Nations unies qui accompagna l’entrée en vigueur du Plan d’action global commun en juillet 2015 (NDLR: le PAGC est le fruit de l’accord entre les grandes puissances et l’Iran). Ces rapports ne peuvent fournir de données exhaustives depuis que le 8 mai 2019, l’Iran a arrêté progressivement de tenir ses engagements contractés dans le cadre du PAGC. Depuis février 2021, il a totalement cessé de les honorer.

«Le programme nucléaire iranien est bien plus avancé aujourd’hui qu’il ne l’était il y a dix ans.»

Quelles conséquences ces décisions ont-elles eues?

L’agence de Vienne n’est plus autorisée à mener ses activités de vérification et de contrôle au titre du PAGC. La situation s’est aggravée en juin 2022 en raison de la décision de l’Iran de retirer tout le matériel de l’AIEA servant aux activités de surveillance et de contrôle au titre du PAGC. Depuis lors, cette dernière ne peut plus assurer la continuité des connaissances sur la production et le stock de centrifugeuses, de rotors et de soufflets, d’eau lourde et de concentré d’uranium. Le rapport de septembre 2022 sur l’application de l’accord de garanties avec l’Iran annonça, selon une formule devenue classique: «L’AIEA ne peut confirmer l’exactitude et l’exhaustivité des déclarations de l’Iran au titre de son accord de garanties généralisées. Partant, l’agence n’est pas en mesure de donner l’assurance que le programme nucléaire de l’Iran est exclusivement pacifique.» Sur la base de ce qui a pu être contrôlé, au 17 août 2024, le stock total d’uranium enrichi sous forme d’UF6 était de 4.950 kg, soit 1.650 kg d’uranium enrichi jusqu’à 2% en U235 (NDLR: isotope de l’uranium dont le nombre de masse est égal à 235), 2.320 kg d’uranium enrichi jusqu’à 5% en U235, 813 kg d’uranium enrichi jusqu’à 20% en U235 et près de 165 kg d’uranium enrichi jusqu’à 60% en U235.

Un missile balistique Fattah, possible vecteur de charge nucléaire pour l’Iran. © Getty Images

Peut-on considérer que l’Iran est proche de pouvoir fabriquer une arme nucléaire utilisable?

Au cœur du PAGC, figurait l’ambition d’encadrer et de prévoir un «breakout time» –le temps nécessaire à l’Iran pour accumuler assez de matière fissile pour une charge nucléaire– d’une année. On estimait en 2021 que le «breakout time» était descendu à cinq mois au plus. En février 2023, le sous-secrétaire américain à la Défense Colin Kahl déclarait que l’Iran pourrait fabriquer assez de matière fissile pour une charge en «environ douze jours». En quantité suffisante, cette matière fissile de qualité militaire (selon un enrichissement à plus de 80%) doit ensuite être usinée, montée en ogive, puis vectorisée. Il faudrait également que les Iraniens procèdent au moins à un essai explosif. Dans la temporalité nucléaire, qui se compte en décennies, l’Iran s’approche sans doute de ces étapes finales. Dans une temporalité classique, il est probablement encore question d’années pour voir le pays disposer d’une arme fonctionnelle. En particulier parce que la notion même d’arme nucléaire utilisable est équivoque: pour exercer son pouvoir dissuasif, un arsenal nucléaire doit être en mesure d’infliger une seconde frappe. Autrement dit, «une» arme nucléaire n’est pas utilisable. Enfin, pour être proche de fabriquer une arme, encore faudrait-il que le pouvoir iranien en prenne la décision. Or, jusqu’à présent, l’Iran a toujours décidé de ne pas décider. Selon la version 2024 du rapport de la communauté américaine du renseignement, reprenant en cela une formulation déjà utilisée en 2023 et en 2022, «l’Iran n’entreprend pas actuellement les principales activités de développement d’armes nucléaires nécessaires à la fabrication d’un dispositif nucléaire testable». En conflit désormais direct avec Israël, il sera utile de lire l’évaluation qui sera produite dans quelques mois, à savoir en février 2025.

Le programme de missiles balistiques de l’Iran peut-il être perçu comme un indice de la volonté d’un usage militaire de son potentiel nucléaire?

Si l’Iran veut être perçu sur la scène stratégique régionale comme un Etat du seuil crédible, le pays doit pouvoir coupler une capacité nucléaire latente avec un ou des moyens d’emport. Or, l’aviation et la marine iraniennes ne sont pas en mesure d’assurer l’emport d’une charge nucléaire explosive. On peut donc, dans une certaine mesure, traiter conjointement les programmes nucléaire et de missiles que développe le pays. Dans une certaine mesure seulement. Le programme de missile de l’Iran précède le programme nucléaire et participe d’une dissuasion originale du pays, toujours pensée de manière multidimensionnelle: ce qui concourt à prévenir une agression constitue une dimension de la dissuasion, ambition militaire mais aussi politique, financière, sociale ou culturelle. Les deux attaques directes menées contre le territoire israélien depuis Téhéran, Ispahan, Tabriz et Chiraz dans les nuits du 13 au 14 avril dernier et du 1er au 2 octobre illustrent l’autonomie du programme balistique en matière stratégique comme non stratégique. Aujourd’hui, le pays affiche l’arsenal le plus complet du Moyen-Orient. Depuis quelques années, l’accent est mis sur l’amélioration de la précision, de la létalité et de la fiabilité des engins. Parallèlement, les travaux menés sur les lanceurs spatiaux (SLV) –y compris son Simorgh– indiquent que le délai de production d’un missile intercontinental (ICBM) se raccourcit, les systèmes utilisant des technologies similaires.

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jours sont nécessaires à l’Iran pour fabriquer assez de matière fissile pour une charge nucléaire, selon le sous-secrétaire américain à la Défense Colin Kahl, en février 2023.

L’Iran a semblé disposer, sous la houlette du nouveau président Masoud Pezeshkian, à renouer un dialogue politique pour se conformer aux demandes de l’AIEA. Est-ce une réelle évolution?

Le dialogue politique entre Téhéran et Washington n’a pas été rompu sous la présidence iranienne précédente. En réalité, un tel dialogue a repris avec l’arrivée de Joe Biden à la Maison-Blanche, même s’il est resté marginal et peu ambitieux. L’évolution de l’été 2024 réside dans la volonté exprimée par le nouveau président iranien issu de l’élection de juin de reprendre des discussions sur la question nucléaire qui pourraient paver la voie à des négociations conduisant à un nouvel accord. Reprendre l’accord de juillet 2015, de facto caduque depuis sa dénonciation par l’administration Trump en mai 2018, n’est plus l’enjeu de telles négociations. Il s’agirait de nouveaux engagements. L’évolution, pour réelle qu’elle soit au plan diplomatique parce que c’est une volonté du président iranien, doit aujourd’hui se concrétiser.

Benjamin Hautecouverture, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique. © DR

Est-ce envisageable?

Deux variables viennent perturber l’équation qui était celle du cycle de négociation entre 2012 et 2015: la fissuration profonde du groupe de négociation E3/UE+3 (Allemagne, France, Royaume-Uni, Union européenne, Chine, Etats-Unis, Russie), et le conflit avec Israël. Dans ce contexte, si les parties européennes de ce groupe demeurent à peu près inchangées, les intérêts russes, américains et chinois sont devenus plus intriqués et plus complexes. C’est dire que l’évolution vers une normalisation souhaitée à Téhéran n’arrive pas dans un environnement stratégique et politique opportun. En tout état de cause, rien ne se décidera avant l’issue de la prochaine élection présidentielle américaine. Enfin, une telle expression de volonté en dit peu sur les intentions iraniennes quant à la conduite du programme nucléaire du pays. Plus de 20 ans de contentieux nucléaire doivent conduire à la plus grande prudence sur ce qui est souhaitable et ce qui est possible. Le programme nucléaire iranien est bien plus avancé aujourd’hui qu’il ne l’était dix ans plus tôt, quand les négociations étaient en cours. L’Iran est devenu un Etat du seuil nucléaire qui ne renoncera pas à ce statut, aussi délicat est-il à qualifier.

«Plus de 20 ans de contentieux nucléaire avec l’Iran doivent conduire à la plus grande prudence.»

Dans le cadre de représailles israéliennes et américaines à l’attaque de l’Iran sur Israël, des dommages pourraient-ils être infligés à l’infrastructure nucléaire iranienne sans prendre un risque de contamination nucléaire?

Que la riposte armée israélienne s’exerce sur des installations du programme nucléaire iranien n’est pas inenvisageable, mais la probabilité reste faible. D’abord, il s’agirait d’un signalement stratégique sans rapport direct avec les dernières attaques iraniennes. Le ciblage d’installations liées au programme balistique ou d’infrastructures critiques pour endommager sensiblement l’économie iranienne aurait plus de sens. Ensuite, un tel ciblage ferait grimper l’escalade militaire au niveau nucléaire, ce qui a été soigneusement évité jusqu’à présent par les deux parties. «Si le régime sioniste [Israël] ose endommager les installations nucléaires iraniennes, notre niveau de dissuasion sera différent. Nous n’avons pas décidé de produire une bombe nucléaire, mais si l’existence de l’Iran est menacée, nous devrons changer notre doctrine nucléaire», déclarait au début du mois de mai dernier le chef du Conseil stratégique pour les affaires étrangères et ancien ministre des Affaires étrangères Kamal Kharazi. Enfin, quel serait l’effet recherché? Pour être efficace, le nombre de cibles à engager serait tel que Tel Aviv ne pourrait pas arguer d’une simple riposte. En outre, le programme nucléaire subirait des dommages mais surtout verserait définitivement dans la clandestinité, alors que la nouvelle présidence à Téhéran donne des signes de vouloir réengager un cycle de négociations. On ne voit pas que l’administration américaine actuelle prenne le risque de laisser faire une action israélienne en ce sens. Quant au scénario selon lequel des frappes viseraient le réacteur de puissance de Bouchehr, au sud-ouest du pays sur le Golfe persique, raccordé au réseau électrique iranien depuis l’été 2011, il est à peu près nul: l’Etat d’Israël serait mis au ban de la communauté des Etats nucléaires. Même Vladimir Poutine en guerre contre l’Ukraine n’a pas autorisé le ciblage des réacteurs de puissance.

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