Guerre Israël-Hezbollah: la lente agonie des civils libanais (reportage)
L’armée israélienne pilonne quotidiennement une partie du pays. Le tribut humain est lourd. Le point de non-retour a-t-il été atteint?
Le jour s’est levé depuis quelques heures sur la ville côtière de Saïda, à une cinquantaine de kilomètres au sud de Beyrouth. Dans le bureau de leur ONG, un groupe de travailleurs, tous originaires du Sud-Liban, se préparent à repartir sur le terrain. S’ils tâchent de faire bonne figure, ils sont déjà irrémédiablement marqués par les semaines écoulées. Car en plus d’affronter les désolations de la guerre, ils doivent composer avec leurs propres souffrances, et celles de leurs familles. Tous font partie du million de Libanais déplacés depuis le début des hostilités.
Peu enclins à parler de leurs épreuves personnelles, ils finissent par briser la glace. L’un d’entre eux, la quarantaine, s’effondre. Son témoignage, brut, fait écho à celui de tant d’autres: «A la suite de la disparition de mon neveu dans un bombardement, j’ai fait le tour des morgues pendant huit jours avant d’aller au travail, ouvrant les sacs un à un afin de retrouver son corps.» Il reprend: «Nous aidons tous les matins ceux qui en ont besoin, mais dès que la journée est finie, nous devons faire face à nos propres problèmes. Nous vivons à onze dans une même pièce, mais grâce à Dieu, nous avons un endroit où loger, d’autres n’ont pas cette chance.»
Terre rasée
Sur les hauteurs de Baabda, qui dominent la banlieue sud de Beyrouth –connue sous le nom de Dahieh–, tous les soirs depuis une quinzaine de jours, ce sont les mêmes scènes. Peu après la diffusion d’ordres d’évacuation relayés par la porte-parole arabophone de Tsahal sur ses réseaux sociaux, des dizaines de déplacés, qui ont trouvé refuge sur le site, scrutent l’horizon avec anxiété. Des moteurs d’avions militaires en pleine poussée résonnent, assourdissants. La suite est toujours la même, ou presque: deux clignotements éclairent la nuit noire libanaise, avant qu’un monstre de flammes ne surgisse des entrailles de la Terre au cœur de l’immense banlieue sud. Quelques secondes plus tard, il ne reste qu’un panache de fumée ténébreuse venu s’ajouter aux autres dans une danse macabre.
Les déflagrations, incessantes, secouent Beyrouth –souvent jusqu’à l’aube– et plongent la capitale et ses environs dans une interminable insomnie collective. Au petit matin, les mines sont défaites, les traits tirés par ces nuits d’angoisse. D’autant qu’il est difficile de connaître l’étendue des dégâts. Pénétrer dans Dahieh n’a rien de simple, même pour ses habitants: aux risques de bombardements diurnes –moins constants, mais malgré tout quotidiens–, se conjugue la surveillance du Hezbollah, qui a bouclé la zone à double tour.
A la faveur d’une autorisation exceptionnelle du parti chiite, nous pouvons, pendant quelques heures, arpenter la banlieue sud. D’ordinaire bouillonnantes et chaotiques, les rues sont désertes; seules quelques silhouettes apparaissent furtivement ça et là, pressées de venir récupérer quelques effets personnels tant qu’il en est encore temps. Dans le quartier de Haret Hreik, cible privilégiée de l’armée israélienne, les destructions sont majeures. A perte de vue, les bâtiments éventrés vomissent leur vie passée: ici, c’est un canapé qui ne tient qu’à un fil et menace de s’effondrer du deuxième étage d’une résidence, là des meubles de salon que le souffle des explosions a propulsés à plusieurs dizaines de mètres. Devant un monticule de béton, un homme laisse éclater sa colère. «Il y a quatre jours, ce bâtiment a été touché par un missile, et entre 30 et 40 personnes ont été tuées, dont des femmes et des enfants, uniquement des civils», assure-t-il.
Ali Ahmad, un universitaire qui réside à deux rues de là, abonde. Lui aussi est venu constater les dégâts: «Ce sont des immeubles civils, les habitants sont délibérément visés par Israël qui veut leur faire payer de vivre dans ce quartier auprès de la résistance.» La visite est brusquement interrompue par l’imminence d’une nouvelle frappe, la presse sommée par les membres du Hezbollah d’évacuer la zone au plus vite. S’il ne fait aucun doute que le parti chiite a fait de son bastion beyrouthin et de ses sous-sols une place forte, il n’en demeure pas mois que les quelque 500.000 personnes qui vivent sur place sont, dans leur immense majorité, des civils. Ali Mourad, farouche opposant politique au Parti de Dieu, explique: «Dahieh s’est construit au fil des années sur l’exil des gens du Sud-Liban, déplacés par les guerres du passé. La vie s’y est organisée, et beaucoup de personnes modestes n’ont eu d’autre choix que de s’y installer, pour des raisons économiques. Beaucoup n’ont plus rien aujourd’hui.» Ironie du sort, ces dernières semaines, près de 400.000 personnes ont choisi l’exil et ont rallié la Syrie voisine.
«Beaucoup de réfugiés syriens, considérés par le régime de Bachar al-Assad comme des traîtres, risquent gros.»
Fuite vers la Syrie
Plaine de la Bekaa. Un minivan surchargé vient juste d’arriver à Masnaa, un des rares postes-frontières encore ouverts entre les deux pays. Le véhicule à peine garé, une ambulance et des secouristes accourent. La confusion est totale. Les vitres teintées du van laissent entrapercevoir des yeux larmoyants et des mines défaites. A l’intérieur, sur la banquette du fond, un homme âgé n’a pas survécu au voyage. Il est décédé dans le véhicule depuis plusieurs dizaines de minutes. Réfugié syrien, il avait été jeté sur les routes de l’exil durant la guerre civile sévissant dans son pays. Sous les bombes israéliennes, il s’était décidé à faire le chemin inverse.
Non loin, une trentaine de personnes, hommes et femmes, tous Syriens également, descendent de la remorque surchargée d’un camion. Ils partent d’un pas pressé en direction des points de contrôle. «Nous vivions à Dahieh, nous rentrons», confie l’un d’entre eux, avant de prendre congé, la tête basse. L’inquiétude se lit sur son visage. Même s’ils ont des papiers en règle, tous ces exilés craignent d’être interrogés, arrêtés –voire pire– par les soldats du régime syrien.
Quelques centaines de mètres avant le poste-frontière, des dizaines de personnes, portant de lourdes charges à bout de bras sous un soleil de plomb, prennent la tangente et s’engouffrent dans des collines aux couleurs arides. Des femmes avec des nouveau-nés dans les bras, des vieillards, des enfants marchent en file indienne, tâchant d’échapper aux regards. Des sources locales indiquent que les soldats libanais ont eu ordre de laisser passer ces réfugiés, dont la présence massive –un million, soit près d’un cinquième de la population totale–, créé des tensions dans un pays en proie à une crise économique, politique et humanitaire totale. Partout, des hommes hèlent les personnes présentes sur place, leur proposant «un taxi» pour la Syrie, «ou autre chose». Tous sont des passeurs, qui œuvrent sans se cacher devant le regard des commerçants.
Beaucoup de réfugiés syriens, considérés par le régime de Bachar al-Assad comme des traîtres, risquent gros. Un Libanais originaire d’un village tout près de la frontière, raconte: «Un jeune que je connaissais est passé il y a 48 heures par le poste-frontière pour rentrer en Syrie. Depuis, il est injoignable. Il a certainement été arrêté, peut-être sera-t-il enrôlé dans l’armée du régime et envoyé au front», envisage-t-il. Non loin, adossée à un mur, une famille libanaise prend son mal en patience. Mariam (1), 60 ans, vivait dans un village à une dizaine de kilomètres. La plaine de la Bekaa, dans l’ombre de la banlieue sud de Beyrouth et du Sud-Liban, a fait l’objet de frappes massives et quotidiennes. L’une d’elles a détruit à la fois sa maison familiale et son commerce. «Nous allons tenter de rejoindre Damas. Nous n’avons pas de famille ni de proches là-bas, nous verrons sur place», soupire-t-elle, s’en remettant à Dieu.
«Je suis impressionné par le nombre important d’enfants, âgés de 5 à 10 ans, touchés grièvement.»
Troubles de santé mentale
Dans les environs de Zahlé, au centre du Liban, l’hôpital de Rayak est à flux tendu depuis des semaines. Face à la gravité de la situation, le personnel n’a pas été autorisé à regagner son domicile depuis 20 jours. Le docteur Ali Abdallah, 67 ans, dirige l’établissement: «De toute façon, une partie du staff médical n’a plus de maison, soupire-t-il. Nous avons accueilli 425 blessés, tous des civils. Je suis impressionné par le nombre important d’enfants, âgés de 5 à 10 ans, touchés grièvement. Quatre-vingts personnes sont mortes dans l’hôpital, certaines ont été transportées ici le corps en lambeaux.» Autour de lui, ses collègues rapportent que les environs de l’hôpital – situé dans un fief du Hezbollah–, sont le théâtre de frappes incessantes. «Une bombe est tombée à 700 mètres d’ici il y a deux jours. Des vitres ont volé en éclats et un faux plafond s’est effondré», assure le docteur Toni A.
Les récits du personnel médical sont insoutenables, la visite des chambres des patients encore plus. Un jeune garçon de 13 ans, les yeux écarquillés et le regard terrifié, gémit sur son lit. Blessé alors qu’il travaillait dans un champ, les chirurgiens n’ont eu d’autre option que de lui amputer une jambe et de lui retirer un rein. «Nous venons tout juste d’opérer une jeune femme de 23 ans, elle avait des éclats partout, y compris dans ses parties intimes. Elle a eu moins de chance, nous lui avons amputé les deux jambes», souffle Toni A. Dans une chambre avoisinante, Rima Hamsi, 35 ans, veille sa fille de 6 ans qui se débat dans son lit. Les médecins disent avoir dû retirer des fragments de projectiles du crâne de la fillette, admise inconsciente en soins intensifs. «Nous étions quinze dans la maison quand une explosion a dévasté la bâtisse voisine. Tout le monde a été blessé. Aujourd’hui, je n’ai pas d’autre choix que de veiller ma fille, en regardant par les fenêtres les bombes continuer de s’abattre près de nous», confie la maman.
Le pays du Cèdre est-il en train de voir éclore une nouvelle génération de traumatisés? C’est une évidence, pour le psychiatre Rabbih Chammai, qui dirige depuis 2014 le programme de santé mentale, patronné par le ministère de la Santé au Liban. Alors qu’avant la guerre, selon une étude, près de deux Libanais sur trois souffraient de troubles de santé mentale, il tire la sonnette d’alarme. «On ne sort pas indemne d’une guerre, on apprend à gérer, mais il y a des cicatrices et des plaies ouvertes. Nous devons préparer une réponse face à cela, mais la seule véritable solution est l’arrêt des combats. Aujourd’hui, au Liban, personne ne se sent en sécurité, et c’est en soi une alerte rouge.»
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