Guerre Israël-Hezbollah: «Le Liban est en train d’être sacrifié» (reportage)
Frappes et incursions israéliennes, Hezbollah largement affaibli, population traumatisée: sur la corde raide depuis des mois, le pays du Cèdre a irrémédiablement sombré.
Vendredi 27 septembre, 18 h 20. Alors que le jour décline lentement sur la côte libanaise, un déluge de feu s’abat sur la banlieue sud de Beyrouth, aussi connue sous le nom de Dahieh. L’impact, interminable, dure près d’une dizaine de secondes et secoue l’ensemble de la capitale. Quatre-vingt-trois tonnes de bombes viennent de s’abattre sur un quartier général du Hezbollah. S’en suivent des scènes de désolation: un épais panache de fumée apparent à des kilomètres à la ronde, des sirènes d’ambulance hurlantes et un nouvel exode massif de population. Comme une réminiscence du passé, Beyrouth est littéralement coupée en deux parties, transpercée en son cœur par une ligne rouge invisible séparant Dahieh du reste du monde.
Sur son flanc nord, le long du front de mer, des milliers de personnes –hommes, femmes, enfants, vieillards– s’entassent anarchiquement sur les trottoirs et assistent impuissants au pilonnage méthodique du sud de la capitale, où se trouvent leurs habitations. Avec quelques bouteilles d’eau, un tapis et un narguilé pour seul paquetage, Ali, 30 ans, a quitté son appartement situé à quelques centaines de mètres de la frappe qui a tué «l’insaisissable» secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah. A ses côtés, sa compagne et ses trois enfants en bas âge sont en état de choc. L’homme raconte: «Le bruit a été épouvantable, tout a tremblé. Nous sommes partis dans la minute. Je n’ai pas de famille ailleurs, pas d’argent, nulle part où aller. Les petits sont terrorisés, ils hurlaient encore quinze minutes après les bombardements. Je me suis arrêté ici, je ne sais même pas si je retrouverai mon appartement un jour.» Rana, 40 ans, est sur le même trottoir. Elle a dû fuir en toute hâte son quartier, à pied, avec sa mère âgée. «Nous avons marché jusqu’à l’épuisement, plus d’une heure, nous nous sommes arrêtées ici, nous ne savons pas quand nous rentrerons et encore moins ce que nous trouverons en rentrant», confie-t-elle, fataliste. Des témoignages qui se répètent à l’infini, sur plusieurs kilomètres.
Au petit matin, Beyrouth, méconnaissable, ressemble à un immense camp de déplacés. Alors que les frappes se poursuivent, l’armée israélienne annonce la mort du secrétaire général du Hezbollah, confirmée en milieu d’après-midi par l’organe de communication du Parti de Dieu. La nouvelle est à peine connue que des rafales de tirs automatiques raisonnent dans toute la capitale, au nord comme au sud. La suite, ce sont des scènes déchirantes qu’une femme de 35 ans décrit: «Dans le quartier de Hamra (NDLR: au nord de Beyrouth), tout le monde pleurait, hommes, femmes, enfants. Je sortais d’une école qui accueille des déplacés, les femmes se frappaient le visage et hurlaient de douleur, je ne trouve pas les mots pour décrire le chagrin de mon peuple. Beaucoup souffrent comme s’ils avaient perdu un père.»
Hassan Nasrallah n’était pas un ennemi malgré tout ce qui nous séparait.»
La politique de la terre brûlée
Dans la guerre psychologique que se mènent l’Etat hébreu et la formation libanaise chiite depuis un an, l’assassinat de Hassan Nasrallah –qui a aussi coûté la vie à 300 personnes– pèse très lourd. D’autant que ses interventions régulières ces derniers mois lui avaient conféré la stature d’un chef d’Etat, alors même que la classe politique libanaise s’enfermait dans un mutisme assourdissant. L’onde de choc traverse tout le pays, et la peine ne se lit pas seulement sur les visages des supporters du Parti de Dieu. Comme de nombreuses voix critiques du Hezbollah, la réalisatrice Hoda Kerbage accuse le coup: «Je l’avoue, j’ai pleuré. Il est indécent de pleurer un ennemi, mais je pense qu’il est décent de pleurer un adversaire. Hassan Nasrallah était un opposant politique. Il n’était pas un ennemi malgré tout ce qui nous séparait. Maintenant, je dois aller pleurer à nouveau, pleurer pour un peuple fatigué, corrompu, blessé, et qui saigne partout.»
Sur les hauteurs de Beyrouth, dans la ville multiconfessionnelle de Aley où vivent ensemble Druzes, chrétiens et musulmans chiites, la mort de celui qui s’était imposé par la force des choses comme la figure tutélaire du Liban est sur toutes les lèvres. «Nous étions beaucoup à être contre ses positions et à les avoir combattues, que cela soit en Syrie ou sur des questions de politique interne. Mais c’était quelqu’un d’important pour le Liban, le seul à prendre la parole dans les heures critiques», confie Zeina, 37 ans. Avant de poursuivre: «J’ai peur que les Israéliens profitent de ce moment pour détruire totalement le pays. Et puis, je me sens trahie. Trahie, car j’ignore ce qui se joue en coulisses. Je crois que le Liban est en train d’être sacrifié, par la communauté internationale d’un côté qui laisse faire, mais également par l’Iran. Pendant que le Hezbollah subit des coups très durs, la République islamique continue de négocier sur son programme nucléaire et le dit haut et fort. Nous sommes beaucoup à avoir ce sentiment.»
Une catastrophe humanitaire
Un sentiment d’abandon largement partagé, à tous les étages: alors que, selon le Premier ministre sortant Najib Mikati, plus d’un million de personnes ont dû déserter leur logement –soit plus d’un cinquième de la population–, le Liban fait face à une indicible catastrophe humanitaire. A une cinquantaine de kilomètres à l’est, Jana D., depuis la ville de Zahlé, observe avec effroi les frappes israéliennes s’abattre sur la plaine de la Bekaa, située en contrebas. Dans l’angle mort des attaques sur le Sud-Liban et Beyrouth, la région, bastion du Hezbollah, est également depuis plusieurs jours la cible de bombardements israéliens massifs.
«C’est presque toutes les nuits le même scénario, soupire la jeune femme. Un bruit assourdissant, des explosions à quelques kilomètres de nous, avant que le ciel ne vire au rouge sous le feu des bombes. Le pire reste d’imaginer qu’il y a des humains en dessous.» Elle témoigne de scènes déchirantes, où des colonnes de véhicules surchargés prennent la fuite à la hâte pendant que les bombes continuent de pleuvoir. «Des femmes, des enfants en bas âge en pleurs, des bébés. C’est effroyable, personne ne mérite cela.»
Si les plus chanceux sont hébergés dans leur famille loin des zones de frappes, des dizaines de milliers d’autres s’entassent à la hâte dans des collèges et des universités de la capitale et de ses environs, et ne survivent que grâce à la solidarité extrême de milliers de Libanais, qui multiplient les initiatives et pallient, comme au lendemain de l’explosion du port de Beyrouth, l’absence de l’Etat. Dans l’école Bir Hassan, Ali a trouvé refuge, comme 1.250 autres personnes. L’homme, qui vivait à huit kilomètres de Nabatiyeh, explique avoir fui après une frappe sur son domicile, en laissant ouvertes les portes de son magasin de fruits et légumes «pour que ceux qui restent puissent se nourrir». «Nous sommes solidaires avec Gaza, nous ne voulons pas que la guerre ici se termine tant qu’elle ne se termine pas en Palestine. Avant le 7-Octobre, l’équilibre confessionnel était fragile, mais aujourd’hui, nous nous aidons tous.»
Un sentiment partagé par de nombreux Libanais. A Aley, un commerçant druze de 70 ans ayant requis l’anonymat abonde: «Je considère que le Hezbollah est un gros problème pour le Liban. Mais toutes les personnes qui arrivent de Dahieh sont accueillies et aidées, malgré nos désaccords politiques. C’est la guerre, et nous devons mettre tout le reste de côté. Si je suis en colère contre Netanyahou? Bien sûr. Le Liban, c’est ma maison, le Liban, c’est mes parents, personne n’a le droit d’y toucher.»
«Avant le 7-Octobre, l’équilibre confessionnel était fragile, mais aujourd’hui, nous nous aidons tous.»
Le pire est-il à venir?
L’annonce, le 30 septembre au soir, du début d’une «incursion terrestre limitée» israélienne dans le sud du Liban est venue ajouter encore à l’angoisse des Libanais, faisant resurgir les traumatismes d’années d’occupation; une opération, malgré le désaccord de façade affiché par le président américain Joe Biden, rendue publique par Washington. Le Hezbollah, qui a refusé d’entrer dans une guerre totale malgré le franchissement de toutes les lignes rouges par son adversaire, se voit désormais contraint de s’engager pleinement, et joue sa survie militaire dans ce qui est certainement le moment le plus délicat de son histoire.
Décapité, amputé de certains de ses plus hauts commandants, infiltré jusqu’à la moelle, le Parti de Dieu semble, selon de nombreux experts, garder des capacités militaires importantes. Particulièrement sur son terrain du Sud-Liban, où il pourrait être en mesure de mettre en difficulté l’armée israélienne. Le fera-t-il? «On a l’impression que le Hezbollah retient ses coups depuis des mois, répond un fin connaisseur du mouvement ayant requis l’anonymat. Plusieurs explications à cela: soit le parti souhaite que son front de soutien à Gaza ne se transforme pas en front ouvert, soit, après toutes les pertes subies, il ne le peut pas. La troisième possibilité rejoint les deux premières, il ne veut pas parce qu’il ne le peut pas.» Quoi qu’il en soit, face à la bataille au sol qui a débuté, le parrain iranien du Hezbollah a affirmé sans détour qu’il n’enverrait pas de troupes au Liban, affirmant que «les gouvernements du Liban et de la Palestine ont la capacité et la puissance nécessaires pour faire face à l’agression du régime sioniste».
Notre seule terre
Une déclaration perçue par de nombreux soutiens du Hezbollah comme une trahison, au moment où la milice, au nom de «l’unité des fronts» pour Gaza, joue sa survie. «Les Israéliens ont compris depuis plusieurs mois que ni l’Iran ni le Hezbollah ne franchiraient un certain seuil dans leurs réponses, et cela les a convaincus qu’ils avaient un boulevard devant eux, poursuit l’expert. L’Iran est donc dans une situation très difficile.»
Reste qu’au-delà des dilemmes stratégiques, le Liban n’en finit plus d’agoniser. «Nous sommes à un tournant décisif de notre existence. Nous devons apprendre une fois pour toutes que ce petit bout de terre que nous appelons pays est la seule terre que nous n’aurons jamais et que toute force extérieure, qu’elle soit occidentale ou orientale, nous trahira un jour ou l’autre et travaillera avec acharnement à nous diviser, nous affaiblir et nous assujettir», affirme Hoda Kerbage. Avant de conclure: «Nous sommes des Méditerranéens, des Levantins arabes, mais multiples. Nous pouvons devenir un pont entre les civilisations. Un pont et non un éternel cimetière. Un pays qui comme avant, dans mes rêves d’enfant, pouvait allumer le soleil, être faiseur de pluie et faire des merveilles, toutes confessions réunies.»
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