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Guerre Israël-Hamas: que reste-t-il de Gaza?

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Les dommages aux terres agricoles, au bâti et au patrimoine du territoire palestinien interrogent sur les objectifs du gouvernement israélien. Poursuit-il une logique de destruction, y compris de la mémoire?

Depuis quinze mois, Gaza est l’objet d’un pilonnage permanent par l’armée israélienne, que l’on a compris dans les premières semaines comme un moyen d’«éradiquer» le groupe islamiste palestinien Hamas, responsable du massacre de près de 1.200 Israéliens le 7 octobre 2023, mais dont on est fondé aujourd’hui à questionner la finalité: dans l’entendement des dirigeants israéliens, ne s’agit-il pas d’«éradiquer» la société palestinienne gazaouie?

Génocide, urbicide, écocide… Les accusations sont sans précédent au XXIe siècle pour tenter de déterminer ce à quoi sont soumis par Tsahal cette bande de territoire de 365 km2 et ses 1,5 million d’habitants. Dans un rapport publié le 5 décembre (1), l’organisation des droits de l’homme Amnesty International a franchi un pas lourd de conséquences en affirmant, selon les mots de sa secrétaire générale Agnès Callamard, qu’«il s’agit d’un génocide, qui doit cesser immédiatement». «Bombardements incessants de zones densément peuplées, destruction de structures hospitalières, coupure permanente d’eau et d’électricité, entrave à la délivrance d’aide humanitaire, multiples déplacements forcés de la population… Ces différentes attaques et actions commises par les forces israéliennes dans la bande de Gaza depuis le 7 octobre 2023 ont été scrupuleusement examinées. Les conclusions sont claires: ce que subissent les Gazaouis […] correspond à trois actes qualifiant le terme de génocide selon la Convention de 1948 (pour la prévention et la répression du crime de génocide)», établit le rapport en référence aux «dommages physiques ou mentaux graves», aux «meurtres de membres d’un groupe» et aux «conditions de vie visant la destruction physique». Le 10 décembre, le bilan des pertes humaines dans la bande de Gaza, annoncé par le ministère de la Santé du gouvernement du Hamas, approchait les 45.000 morts. D’après Amnesty International, 60% d’entre eux sont des enfants, des femmes et des personnes âgées.

La mosquée al-Khaldi de Gaza-ville, avant et après les bombardements israéliens. © GETTY IMAGES

Inédit par sa continuité

L’Etat hébreu argue qu’il a le droit de se défendre après le 7-Octobre, que ses attaques sont justifiées par un objectif militaire, ciblent les miliciens du Hamas, et que ceux-ci utilisent la population civile comme «bouclier humain». «L’armée israélienne a recours à des attaques aveugles, indiscriminées et/ou disproportionnées contre les civils et les biens à caractère civil, ce qui relève du crime de guerre et est contraire au droit international», répond Amnesty, qui a analysé en particulier quinze frappes, entre le 8 octobre 2023 et le 20 avril 2024, qui n’ont tué que des civils, faisant 334 morts, dont 141 enfants. «L’objectif militaire israélien coexiste avec une intention génocidaire envers la population», assure le rapport.

«En annihilant la mémoire de l’autre, on ampute aussi la sienne de quelque chose.»

A cette vengeance sur les habitants, s’ajoute une politique présumée de la terre brûlée qui touche surtout les villes de Gaza et de Khan Younès, mais à laquelle aucune portion du territoire ne semble échapper. Amnesty International estime à 62% la proportion des habitations qui, en janvier 2024, avaient été endommagées ou détruites à Gaza. «Des experts en analyse de preuves ont noté que les dommages étaient « plus rapides et étendus » que tout ce qu’ils avaient cartographié auparavant», relate le rapport. En France, des historiens, archéologues, géographes… ont uni leurs compétences pour documenter le patrimoine gazaoui et recenser les destructions ou les dommages qu’il a subis en raison de l’offensive israélienne. «Sans entrer dans le détail des destructions de villes au cours des millénaires, il nous semble quand même que, par sa densité et sa continuité, ce qui se passe à Gaza a quelque chose d’inédit, avance Fabrice Virgili, directeur de recherche au CNRS, spécialiste des territoires de guerre, et coinitiateur du projet Gaza histoire (2). La Seconde Guerre mondiale n’a pas donné lieu à des bombardements qui durent 365 jours sur 365, sauf peut-être les situations de siège comme celui de Leningrad. A Gaza, une population de tous âges vit quotidiennement avec la possibilité de la mort, entend le bruit des bombes et doit se déplacer en fonction soit des injonctions de l’armée israélienne, soit des logiques de survie pour manger ou s’abriter. Un million et demi de personnes sortiront de cette guerre dans un état épouvantable, pour celles qui en sortiront… Pour nous, penser le patrimoine, c’est aussi penser les milieux où les gens vivent, se déplacent…»

Des enfants devant ce qu’il reste du palais al-Basha dans la vieille ville de Gaza: «Sans la mémoire, l’être humain n’est rien.» © GETTY IMAGES

Patrimoine ciblé

Grâce aux listes établies par l’Unesco et aux données numériques en sources ouvertes, notamment disponibles via le Centre satellitaire des Nations unies Unosat, Gaza histoire a établi des fiches détaillées des éléments du patrimoine gazaoui et de leur état après quinze mois de conflit. Il découle de cette analyse que ces biens ont eux aussi, dans certains cas, été pris intentionnellement pour cibles. Fabrice Virgili cite en exemple le souk d’al-Qissariya, qui était le marché de l’or dans la vieille ville de Gaza. «C’est une rue couverte comme on en voit dans les villes arabes. Le souk a été visé à trois reprises entre novembre 2023 et juillet 2024 sur des portions différentes et selon des formes de destruction différentes: une ou plusieurs bombes la première fois, puis des bulldozers qui « terminent le travail ». Au fil des mois, on voit que la destruction est complète et délibérée.»

«Dans cet exemple, le patrimoine est un objectif, poursuit le chercheur. Il ne s’agit pas de dommages collatéraux comme on a pu le dire dans d’autres conflits. Aujourd’hui, les bombes sont beaucoup plus contrôlées par toutes les technologies qui permettent de savoir exactement où elles tombent. Il y a manifestement une volonté d’éradiquer l’histoire, la culture, les lieux de vie. Un autre exemple est fourni par la destruction des cimetières civils de Gaza. Plusieurs enquêtes ont montré la volonté de les détruire. Quand on voit des stèles brisées, on peut penser qu’un obus est tombé à côté. Lorsqu’il s’agit de cimetières retournés par des chars ou des bulldozers, on est dans une autre logique. De nombreux indices laissent penser qu’on est dans une stratégie de destruction –on peut hésiter entre méthodique et systématique– mais en tout cas implacable.»

«Il semble qu’il y ait des efforts intentionnels pour rendre la terre et l’espace [de Gaza] inhabitables.»

L’ampleur de la démolition du bâti incline à penser qu’elle ne sert pas uniquement un objectif militaire de temps de guerre. La délimitation d’une zone tampon d’un kilomètre de large le long de la frontière et la percée du corridor de Netzarim élargi qui coupe la bande de Gaza en deux d’est en ouest traduisent au moins la volonté israélienne d’inscrire dans la géographie des «instruments de sécurité» de gestion du territoire. Plus grave encore, la destruction de terres agricoles interroge la volonté des dirigeants d’Israël de maintenir à terme la vivabilité de la bande de Gaza.

Le centre de recherche multidisciplinaire Forensic Architecture de la Goldsmiths, University of London, qui a étudié ces opérations menées par l’armée israélienne à Gaza (destruction de vergers au bulldozer, épandage de défoliants…), n’hésite pas à parler d’«acte généralisé et délibéré d’écocide», selon les termes de Lucia Rebolino, chercheuse spécialisée dans les questions environnementales au sein de l’agence, interrogée par le Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (Grip) en septembre (3). L’écocide est défini comme «le dommage ou la destruction à grande échelle des écosystèmes d’un territoire donné, que ce soit par l’homme ou par d’autres causes, à tel point que la capacité de ses habitants à en jouir est gravement diminuée». En mars 2024, selon Forensic Architecture, 40% des terres de la bande de Gaza pour la production alimentaire étaient détruites. «Il semble qu’il y ait des efforts intentionnels pour rendre la terre et l’espace (de Gaza) inhabitables», décrypte Lucia Rebolino.

Les images satellitaires du 6 décembre 2023 et du 16 janvier 2024 montrent la destruction du bâti d’une zone proche de la frontière avec Israël à Khuza’a, au sud de la bande de Gaza. © PLANET LABS

L’importance de la mémoire

Inhabitable, un espace peut l’être également si on efface sa mémoire. C’est à cette aune qu’il faut sans doute analyser les destructions délibérées des monuments du patrimoine gazaoui, comme l’exemple fourni par Fabrice Virgili en atteste. Doctorante membre elle aussi de l’équipe de coordination de Gaza histoire, Marion Macé estime qu’il est légitime de parler d’«urbicide» à propos de la situation dans le territoire palestinien. «Après les attaques terroristes du 7 octobre 2023 et l’offensive de l’armée israélienne qui a suivi, où l’on était dans un cadre de conflit et de riposte, on est passé à une logique de destruction et d’urbicide. On en revient à la politisation de la notion d’espace et de territoire, et ce que cela signifie pour le soi et les groupes qui y vivent. C’est comme avec Notre-Dame de Paris, la maison de quartier ou la petite boulangerie devant lesquelles on a l’habitude de passer. Ces lieux constituent les représentations subjectives d’une part de notre identité, le sentiment d’appartenir à un endroit, à un peuple, etc. Imaginez-les détruits? Quand cela est politisé dans le cadre de guerres, on peut arriver à une situation d’urbicide, à savoir non pas juste la destruction du patrimoine, des lieux et du bâti, mais aussi une destruction identitaire, mémorielle.»

«Le plus tragique est que ce patrimoine-là et cette mémoire-là sont aussi ceux des Israéliens, ajoute Marion Macé. C’est la mémoire de tous les peuples qui ont traversé ces territoires, qui y ont vécu, qu’ils soient Palestiniens, Israéliens, Egyptiens, Français, Américains, etc. Cette mémoire-là fait partie de l’humanité. Comme dans toute guerre, c’est ce qui est tragique. Outre celle du bâti, c’est l’annihilation de la mémoire de l’autre. Mais en annihilant la mémoire de l’autre, on ampute aussi la sienne de quelque chose.»

Faire vivre la mémoire de ce lieu depuis longtemps perçu uniquement comme un immense camp de réfugiés entourant quelques villes, et depuis le 7 octobre 2023 réduit à un immense champ de bataille du fait du pogrom commis par le Hamas et de la vengeance sans limite infligée par le gouvernement israélien, c’est l’objectif des architectes et historiens du projet Gaza histoire. «Les questions de la reconstruction se poseront un jour. En montrant l’immense richesse patrimoniale de Gaza que beaucoup ignoraient, guerre ou pas guerre, on espère que le jour venu, il y aura aussi la prise en compte de ce qu’a été Gaza du point de vue de son bâti historique», commente Fabrice Virgili. «Certains se posent la question de savoir s’il n’y a pas un problème à s’intéresser aux pierres plutôt qu’aux gens, prolonge Marion Macé. C’est légitime. Mais je pense qu’il est important aussi de rappeler que sans la mémoire, l’être humain n’est rien. C’est une coquille vide. Et il est tout aussi crucial de penser à l’après et de pouvoir donner les outils, à notre humble niveau, qui permettront de penser cet après.» Même si l’après n’est pas pour demain, il est certainement utile de l’imaginer et de le préparer. Pour assurer un avenir plus apaisé aux Palestiniens et aux Israéliens.

(1) « »On a l’impression d’être des sous-humains ». Le génocide des Palestiniens et Palestiniennes commis par Israël à Gaza», Amnesty International, 5 décembre 2024, 300 p.

(2) gazahistoire.hypothèses.org

(3) «Lucia Rebolino: « La destruction de Gaza est un acte généralisé et délibéré d’écocide »», par Anne Xuan Nguyen, Grip, 24 septembre 2024.

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