Guerre Israël-Hamas-Hezbollah: «Netanyahou est tombé dans le piège de la vengeance débridée» (entretien)
Cette stratégie va peut-être procurer une satisfaction aux Israéliens dans le temps court, mais elle les mettra dans une position très délicate dans le temps long, estime la professeure de relations internationales Myriam Benraad.
Après l’attaque le samedi 27 juillet par le Hezbollah de la localité de Majdal Shams, située en territoire occupé par les Israéliens sur le plateau du Golan, au cours de laquelle douze adolescents jouant au football ont été tués, le mouvement chiite pro-iranien libanais a été visé par l’armée israélienne. Depuis les massacres du 7 octobre en Israël par le Hamas palestinien, les affrontements de part et d’autre de la frontière israélo-libanaise n’ont jamais cessé. Cet épisode a cependant marqué une escalade dans cette confrontation, qui risque d’être encore plus profonde après l’assassinat par Israël le 31 juillet du chef politique du Hamas, Ismaïl Haniyeh, à Téhéran.
Professeure de relations internationales à l’université internationale Schiller de Paris, Myriam Benraad publie le 29 août prochain un essai intitulé Mécanique des conflits – Cycles de violence et résolution (1). Une expertise utile pour décrypter les enjeux des conflits au Proche-Orient qu’elle inscrit dans un cycle de vengeances. L’interview de Myriam Benraad a été réalisée avant l’assassinat d’Ismaïl Haniyeh à Téhéran. Mais son analyse semble devoir rester à plusieurs égards pertinente.
Dans le risque d’aggravation du conflit au Proche-Orient, quelle importance ont les tensions entr le Hezbollah et Israël?
Il faut prendre de la distance par rapport à l’accélération des événements observée depuis octobre 2023. A chaque attaque précédente contre Israël et à chaque riposte israélienne, on a annoncé un basculement vers une guerre totale. Il ne s’est pas produit, au-delà de l’effroyable guerre en cours à Gaza. Cela étant, une escalade des tensions s’est opérée depuis dix mois. Mais elle est restée contenue. L’épicentre de la violence est la bande de Gaza. La sortie de crise, qui sera très relative, dépend de la suite de ce conflit entre Israël et le Hamas palestinien.
Le Hezbollah est beaucoup plus puissant encore que le Hamas. Il a multiplié les confrontations avec Israël depuis sa création. Il n’a cessé de monter en puissance. Mais il n’a en réalité aucun intérêt à s’engager dans une guerre totale, qui se ferait à son détriment, qui ruinerait définitivement un pays, le Liban, déjà à genoux, dévasté économiquement, socialement, dépourvu de gouvernement, qualifié par certains d’ingouvernable. Mais on sent tout de même que le Hezbollah a la volonté de porter atteinte aux Israéliens, d’engager une espèce de guerre d’usure, ce qu’il peut se permettre de faire puisque cela a toujours été un de ses modes opératoires, et de pourrir la situation à la frontière d’Israël. D’ailleurs aujourd’hui, les zones autour de la frontière sont dépeuplées. Mais c’est très lié à la situation à Gaza. Au-delà du langage très brutal de part et d’autre, je ne vois pas quel serait l’intérêt ni pour Israël ni pour le Hezbollah de précipiter une guerre totale.
Un effondrement du Liban n’est pas dans l’intérêt d’Israël?
Israël n’a pas d’intérêt à voir ses voisins s’effondrer. Si on prend le cas libanais, c’est tout de même l’effondrement de l’Etat, de la société, et de toute l’équation post-guerre civile, avec la remise en cause des équilibres multiconfessionnels établis lors des accords de Taëf en 1989, qui a précipité le Liban dans les mains du Hezbollah. Le Hezbollah a des liens très forts, quasi symbiotiques avec l’Iran. Mais dans le même temps, ce qui lui a permis de devenir un Etat dans l’Etat, c’est cette ruine du Liban. Donc Israël n’a pas intérêt à voir le pays s’effondrer davantage parce que cela créerait une instabilité systémique qui menacerait plus encore les Israéliens. Aujourd’hui, ceux-ci sont plutôt en position de nation assiégée. Par ailleurs, on entend beaucoup la rhétorique anti-israélienne. Or tout n’est pas lié à l’existence de l’Etat hébreu. Les configurations libanaise, syrienne, irakienne, même en Jordanie où l’instabilité progresse, sont très fragiles. Mais la porte de sortie, toute relative parce que les séquelles de la guerre seront lourdes, reste Gaza. Le problème est que l’on ne voit absolument aucun progrès au niveau des négociations. Alors que la violence redouble…
L’Iran, le mentor du Hezbollah, ne trouverait pas davantage son intérêt dans une guerre totale entre Israël et son allié?
C’est la même logique qui prévaut du côté de l’Iran. S’il avait été question d’entrer en guerre totale avec Israël, cela se serait déjà matérialisé. Depuis 2003 et la guerre d’Irak, l’obsession de la République islamique, quels que soient les différents courants politiques, est le «regime change» américain, la doctrine de l’administration Bush, cette conviction qu’il y aurait un complot israélo-américain et plus largement occidental pour opérer un changement de régime en Iran. C’est la raison pour laquelle Téhéran a aidé un certain nombre de «proxis», des groupes régionaux, à résister aux ingérences occidentales et à porter atteinte aux Israéliens, perçus comme les relais de l’hégémonie américaine. Par rapport à cette anxiété, les Iraniens n’ont aucun intérêt à provoquer une confrontation totale: ils savent qu’ils ne feraient absolument pas le poids face aux capacités américaines.
L’administration américaine a paru à un certain moment pouvoir infléchir l’action du gouvernement israélien à Gaza. Faut-il déchanter?
Malheureusement, on ne peut que constater cette impuissance de la puissance. Les Américains, première puissance mondiale, auraient pu exercer beaucoup plus de pression sur le gouvernement de Benjamin Netanyahou en vue d’une sortie de crise. Ils ne l’ont pas fait parce que, fondamentalement, ils ont cédé à une forme de renoncement par rapport aux crises qui agitent le Moyen-Orient. Cela remonte à la décision de retrait des troupes d’Irak par Barack Obama. Depuis, les administrations américaines qui se sont succédé ont adhéré à cette doctrine du «leadership depuis l’arrière» et du pivot vers la région indo-pacifique. Il y a une continuité dans l’idée que le Moyen-Orient n’est plus stratégique. Les Américains ont essayé de jouer les médiateurs dans un certain nombre de crises mais ils n’y sont pas parvenus. La conviction prévaut aujourd’hui que la stabilisation doit s’opérer au niveau régional. On l’observe très clairement dans les négociations qui se sont tenues sur la libération des otages de Gaza. La partie américaine, y compris lorsque la CIA fait le déplacement au Caire ou à Doha, n’a pas parrainé les négociations. Les Accords d’Abraham (NDLR: normalisation des relations entre Israël et certains pays arabes) étaient d’ailleurs une façon de déléguer sur le plan régional la stabilisation du Moyen-Orient, avec la conviction que l’économique était la seule solution pour sortir de l’impasse après l’échec de toutes les options militaires envisagées précédemment. Le problème des Accords d’Abraham est d’avoir oublié la variable palestinienne que tout le monde pensait devenue secondaire et qui a sauté à la gorge de tous le 7 octobre 2023.
Quel bilan tirer de l’action du gouvernement israélien depuis le 7 octobre, à Gaza, sur les autres fronts, au plan intérieur?
On est typiquement dans les dynamiques que j’ai essayé de décrire dans mes travaux sur la question de la vengeance dans les violences politiques et les conflits. Si on considère que les tueries du 7 octobre procédaient d’un désir de vengeance de la part du Hamas et de tous ceux qui s’y sont associés, la réponse d’Israël ressort aussi de la vengeance. Avec une dimension disproportionnée, évoquée à maintes reprises: la bande de Gaza est détruite; il y a des milliers de morts. Mais la situation évolue parce que la contestation monte au sein de la population qui réclame depuis des mois la libération des otages et qui accuse Netanyahou d’avoir à sa manière torpillé la négociation avec le Hamas. On observe des phénomènes de dissidence au sein de l’appareil sécuritaire, militaire. On a vu des hauts gradés du renseignement prendre leurs distances par rapport à Benjamin Netanyahou et sa coalition… On est en train de sortir peu à peu de cette phase vengeresse. Mais le réveil va être douloureux. Pour la plupart, les otages ont perdu la vie face à la violence à Gaza. On ignore qui va gouverner le territoire palestinien après la guerre… Dans les jours qui ont suivi le 7 octobre, Benjamin Netanyahou avait été mis en garde par Joe Biden. Il ne devait pas réagir comme les Américains l’avaient fait après les attentats du 11 septembre 2001. Il est cependant tombé dans le piège de la vengeance débridée, du châtiment collectif, qui a peut-être procuré une satisfaction aux Israéliens dans le temps court, mais qui va les mettre dans une position très délicate dans le temps long. Toutes les divisions idéologiques, intellectuelles, quant à ce qu’est l’Etat d’Israël, ses relations avec ses voisins, et le reste du monde, vont revenir à l’avant-plan. Israël va traverser une période très complexe et très difficile à la suite de cette guerre.
(1) Mécanique des conflits – Cycles de violence et de résolution, par Myriam Benraad, Le Cavalier Bleu, 192 p.
«La conviction prévaut chez les Américains que la stabilisation du Moyen-Orient doit s’opérer au niveau régional.»
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