Forcé à un accord sur Gaza par Trump, Netanyahou a-t-il les mains libres en Cisjordanie?
Un blanc-seing au gouvernement israélien pour tendre vers une annexion du territoire palestinien pourrait être la contre-partie de l’accord sur Gaza auquel Trump a contraint Netanyahou, estime le politiste Xavier Guignard.
Xavier Guignard est chercheur associé au Middle East Council et au centre Noria Research après avoir enseigné à l’université al-Qods à Abou Dis Jérusalem, et à Sciences Po Paris. Il publie, avec l’illustratrice et graphiste Alizée De Pin, Comprendre la Palestine, livre où l’outil graphique sert «à rendre plus accessibles certaines données». Le politiste décrypte les enjeux de l’accord sur la libération des otages et le cessez-le-feu à Gaza.
La mise en scène de la libération des trois otages israéliennes à Gaza avait-elle valeur de démonstration de force pour le Hamas?
Elle est une démonstration de l’inanité de l’opération israélienne qui a lieu depuis quinze mois. Les otages ont été libérées à Gaza City, dans la partie nord de la bande de Gaza qui, depuis des semaines, était absolument verrouillée, où l’aide humanitaire, l’eau et la nourriture, n’entrait plus; une zone soumise aux restrictions les plus dures. Comme si le Hamas envoyait un double signal: d’abord le message «nous étions là, sous terre, à cet endroit, avec les otages, que vous avez mis en danger par vos bombardements et vos mesures extrêmement drastiques», et puis, la démonstration de force à travers le défilé de centaines de combattants du Hamas, en uniforme, paradant dans plusieurs endroits de Gaza.
La libération des otages israéliennes à Gaza est en outre l’affichage d’un contre-modèle de ce qu’a été la remise en liberté des prisonniers palestiniens par Israël en Cisjordanie. On a pu en voir certains dans les bus qui présentaient une condition physique extrêmement dégradée. Notamment, parmi celles qu’on connaissait, Khalida Jaffar, une ancienne élue sur la liste du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) au Parlement palestinien, dont on a pu observer les stigmates de l’enfermement, elle qui a été maintenue à l’isolement dans une geôle sans fenêtre et qui disait n’avoir accès à de l’air frais que par le dessous de sa porte. Le Hamas, de son côté, s’est permis de mettre en scène une forme de relative bienveillance à l’égard des otages, leur offrant des cadeaux –c’est évidemment de la communication. Mais cela a tranché avec les images de l’élargissement des détenus palestiniens.
Dans quel état se trouve le Hamas aujourd’hui, politiquement et militairement?
Le constat est paradoxal. Le Hamas reste une force politique à Gaza dans le sens où il n’y en a pas d’autres, même s’il a encore répété il y a peu de temps qu’il ne veut pas gouverner la bande de Gaza dans l’avenir immédiat et cherche une solution à travers la médiation qatarie ou égyptienne, avec l’Autorité palestinienne et le Fatah, pour former soit un comité social en charge des questions les plus urgentes, soit un gouvernement d’entente nationale. En l’absence d’accord, on a pu voir dans les premières heures du cessez-le-feu que le Hamas a été en mesure de déployer une partie de ses forces de police pour réguler l’acheminement de l’aide, pour éviter les actes de contrebande, les vols ou les pillages. En ce sens, il répond probablement à une quête de la population qui n’est pas en demande du Hamas mais du retour d’une forme d’ordre dans le territoire. Le Hamas semble encore avoir une certaine capacité à réactiver les administrations dont il avait la charge avant le 7-Octobre, même si ce n’est pas le projet qu’il semble vouloir porter pour l’avenir. A ce stade, à la fois l’opposition israélienne à toute discussion sur la gouvernance de Gaza et le non-aboutissement des négociations interpalestiniennes ne permettent pas autre chose. Cela, c’est pour le volet politique. Concernant l’aspect militaire, il est très difficile d’avoir une idée précise des capacités du Hamas. On peut imaginer qu’une grande partie de ses stocks de roquettes, de missiles, de ce qui peut mettre le territoire israélien en danger, a été détruit ces quinze derniers mois. Néanmoins, sur le plan humain –et c’est le secrétaire d’Etat américain sortant Antony Blinken qui le disait devant l’Atlantic Council de Washington le 14 janvier–, il a été en capacité de recruter au moins autant de combattants qu’il en a perdu, sachant qu’avant la guerre, les estimations étaient autour de 35.000 miliciens, un chiffre à prendre avec prudence. Donc, militairement, le Hamas a toujours une capacité de mobilisation extrêmement puissante.
«On a pu voir dans les premières heures du cessez-le-feu que le Hamas a été en mesure de déployer une partie de ses forces de police.»
Le chef de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, a affirmé qu’elle était prête à prendre ses responsabilités dans la bande de Gaza. Est-ce envisageable?
Je pense qu’il y a une volonté palestinienne, à Gaza comme en Cisjordanie, d’avancer vers la réunification de ces deux territoires à travers une gouvernance commune. C’est une demande populaire depuis la division de 2006-2007. Le retour de l’Autorité palestinienne dans ce cadre-là serait vu comme une avancée. Il reste que pour une partie de l’Autorité palestinienne, notamment le cercle le plus proche du président Mahmoud Abbas, il est moins question de coopérer avec l’ensemble des forces politiques palestiniennes dans un mouvement d’union nationale que de bâtir une revanche sur les cendres du pouvoir concurrent du Hamas. Et donc, d’écarter toute alternative, toute conciliation nationale. Je pense que c’est une des raisons pour lesquelles ces discussions ont achoppé. Le cercle au pouvoir à Ramallah cherche à imposer sa vision, ce qui est, à ce stade, impossible au regard du peu d’intérêt que Mahmoud Abbas a porté à la bande de Gaza et à ses habitants depuis deux décennies. En ce sens, les modalités proposées par l’Autorité palestinienne pour ce retour à Gaza le rendent peu acceptable pour les autres forces palestiniennes.
Benjamin Netanyahou a-t-il échoué à éradiquer le Hamas comme il le promettait après le 7-Octobre?
Les objectifs avancés par le cabinet de guerre israélien au lendemain du 7-Octobre étaient la libération des otages et la destruction des capacités militaires du Hamas. Sur le premier volet, force est de constater que le grand contingent d’otages libéré en novembre 2023 l’a été par la négociation et que le deuxième, en ce moment, l’est aussi par le même moyen. L’action de force a permis d’en libérer huit pendant quatorze mois d’opérations et en a probablement tué entre 50 et 70, chiffre qui demande à être vérifié. Factuellement, les otages ont d’abord été libérés par de la négociation, plus que par des coups de force. De ce point de vue, c’est une opération qui n’a pas réussi. Force est de constater aussi, en regardant ce qui s’est produit dans les rues de Gaza le 19 janvier et en lisant les rapports militaires depuis plusieurs semaines, que les capacités militaires du Hamas, du moins en ressources humaines, n’ont été que très faiblement affectées et que les quinze mois de guerre à Gaza produiront au sein de la jeunesse gazaouie une volonté d’engagement radical au sein du Hamas mais aussi dans d’autres factions palestiniennes. En ce sens, c’est aussi un échec, moins facilement mesurable à ce stade, mais dont on commence à voir les prémices.
«Dans le cercle le plus proche de Mahmoud Abbas, la volonté est de bâtir une revanche sur les cendres du pouvoir concurrent du Hamas.»
Le gouvernement israélien résistera-t-il aux dissensions créées en son sein sur son extrême droite par l’accord sur la libération des otages?
On peut constater que l’arrivée d’un nouveau ministre des Affaires étrangères, Gideon Saar, avec qui Benjamin Netanyahou était en conflit depuis des années, a permis à ce dernier de sécuriser une alliance un peu plus large qui lui permet de survivre au départ d’Itamar Ben-Gvir (NDLR: le ministre de la Sécurité nationale, dirigeant du parti Force juive), qui a priori ne se transformera pas en vote de censure. Il faudra voir dans les prochaines semaines la lecture que fera Israël de cet accord de cessez-le-feu qui, selon les mots de son Premier ministre, n’est qu’un accord sur la libération des otages, comme s’il essayait d’en contenir la dimension pour s’autoriser le moment venu la reprise des activités militaires. Il faudra surtout scruter les gages qui ont été donnés aux partis d’extrême droite quant au renforcement du contrôle sécuritaire de la Cisjordanie –je cite les termes de Benjamin Netanyahou–, c’est-à-dire le déploiement de plus de forces, la fermeture de plus de routes, avec en ligne de mire, en vertu de l’arrivée de la nouvelle administration américaine, les menaces répétées depuis quelques semaines concernant une annexion de tout ou partie du territoire de la Cisjordanie.
Est-ce une partie du deal entre l’administration Trump et le gouvernement Netanyahou?
Je pense en tout cas que le cœur du projet politique, largement soutenu, de la majorité au pouvoir en Israël, est la Cisjordanie. Tous les envoyés spéciaux et autres diplomates nommés au sein de l’administration américaine en relation avec le Proche-Orient se sont exprimés en faveur de l’annexion de la Cisjordanie. Il est donc à craindre que même en l’absence d’un accord effectif, il y ait un arrangement tacite, une non-opposition de la nouvelle administration américaine au projet, plus important pour le gouvernement israélien, de cheminement vers une annexion de la Cisjordanie.
Vous écrivez dans votre livre que «le rejet israélien de la partition est évident, énoncé et visible, mais les soutiens d’Israël y sont sourds et aveugles». Les Occidentaux font-ils montre de naïveté par rapport à Israël en continuant à plaider pour une solution à deux Etats?
Ils sont assis sur leurs principes et sur la solution qu’ils défendent depuis des années. Là où ils pêchent par naïveté, c’est de ne pas entendre, par exemple, le vote, transpartisan puisque dépassant très largement le cadre de l’actuelle coalition gouvernementale, opéré à la Knesset le 18 juillet, en faveur d’une loi qui s’opposera, sous quelle que façon que ce soit, à l’existence d’un Etat palestinien. Ce message-là n’est pas à prendre à la légère puisqu’il confirme des déclarations, qui ont moins de caractère légitime, de responsables politiques depuis des années et le fait accompli sur le terrain. Les Occidentaux se trouvent pris dans un dilemme entre la défense d’une solution politique qui est de moins en moins réaliste ou, du moins, dont le coût d’application est de plus en plus compliqué, la solution à deux Etats, et le fait de ne pas vouloir prendre en compte qu’une partie dominante de l’arène politique israélienne est opposée à cette issue, qu’elle le dit, qu’elle le théorise, qu’elle le met en pratique. Il y a comme une incapacité à vouloir le voir parce que le voir, ce serait devoir agir en conséquence pour faire avancer la solution défendue.
Comprendre la Palestine. Une enquête graphique, par Alizée De Pin et Xavier Guignard, Les Arènes, 232 p.Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici