Guerre à Gaza: «Avec cette demande de mandats d’arrêt, la Cour pénale internationale assoit sa crédibilité»
A côté de responsables du Hamas, des dirigeants israéliens sont ciblés par une demande de mandats d’arrêt du procureur de la CPI. Une première pour des Occidentaux.
La décision du procureur de la Cour pénale internationale (CPI), Karim Khan, de demander aux juges de l’institution de lancer des mandats d’arrêt contre le chef du Hamas à Gaza, Yahya Sinouar, le leader de sa branche armée, les Brigades Ezzedine al-Qassam, Mohammed Deif, et le responsable politique du groupe islamiste palestinien, Ismaïl Haniyeh, ainsi que contre le ministre israélien de la Défense, Yoav Gallant, et le Premier ministre Benjamin Netanyahou, pour «crimes de guerre» et «crimes contre l’humanité», a provoqué une onde de choc, plus particulièrement encore en Israël et dans les pays occidentaux. C’est la première fois, en effet, que des responsables occidentaux pourraient être poursuivis par la CPI, devenue opérationnelle en 2002.
Le président Joe Biden a qualifié de «scandaleuse» une décision qui divise les Européens. L’Allemagne et l’Italie la regrettent tandis que la France et la Belgique, notamment, ont dit vouloir respecter «l’indépendance» de la justice internationale. Le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, a vu en elle le signe de l’émergence d’un «nouvel antisémitisme». Avant même que les juges de la CPI se prononcent sur la demande, la démarche de Karim Khan a embrasé les chancelleries, notamment en regard de «l’équivalence» qu’elle établirait entre les dirigeants du Hamas et d’Israël. Mais peut-on parler d’équivalence et où situer la décision dans l’histoire du droit international? Eléments de réponse avec Olivier Corten, professeur de droit international à l’ULB.
Qu’a nécessité comme enquête cette étape de la demande de mandat d’arrêt formulée par le procureur de la CPI?
Une enquête a été réalisée depuis plusieurs mois. Le procureur Karim Khan s’est rendu sur place. Son équipe a récolté des témoignages et analysé des déclarations de responsables. Ce qui est visé plus particulièrement dans le chef des autorités israéliennes, c’est une stratégie militaire, et notamment l’utilisation de la famine comme arme de guerre. Sur ce point, il y a des relevés de faits, assez complets dans certains cas, et des déclarations tout à fait officielles. Le procureur s’est basé sur ces deux éléments. Par ailleurs, au plan plus juridique, il a aussi fait appel à un groupe d’experts indépendants, reconnus en droit des conflits armés et en droit humanitaire. Ils ont rendu un rapport et eux aussi concluent dans le sens d’une demande de délivrance de mandats d’arrêt. Karim Khan a pris des précautions. Il a mis un certain temps à réaliser son enquête avant de faire sa demande, pour être sûr qu’elle soit suffisamment étayée par des éléments factuels et juridiques.
La même démarche a présidé à la demande de mandats contre les dirigeants du Hamas…
Tout à fait. Dès le début, le procureur a engagé les deux types de poursuite en parallèle. Certains lui reprochent d’établir une équivalence entre les dirigeants d’Israël et du Hamas. Juridiquement, cela n’a aucun sens. Par définition, le droit des conflits armés s’applique indépendamment des objectifs militaires généraux poursuivis. Sinon, chacun pourrait se prévaloir d’une juste cause pour justifier des violations du droit humanitaire. Les dirigeants du Hamas trouvent qu’il n’y a pas de violation du droit parce qu’ils luttent pour la résistance. Les dirigeants israéliens estiment qu’il n’y a pas de crimes parce qu’ils luttent contre le terrorisme. Ces explications sont absolument non pertinentes en droit humanitaire. De ce point de vue, il n’est pas question d’équivalence. Le travail du procureur de la CPI consiste à évaluer si, oui ou non, il y a des crimes, indépendamment des objectifs politiques poursuivis par les personnes visées.
L’enquête se mène sur les faits, pas sur les intentions des auteurs?
Le critère d’intention doit être analysé par rapport au crime – car celui-ci est un acte matériel mais aussi un critère d’intention – mais pas par rapport aux objectifs politiques qui encadrent cette intention. Quand bien même le Hamas veut vraiment libérer la Palestine de l’occupation israélienne, cet objectif, par ailleurs légitime juridiquement, ne peut en aucun cas justifier des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité qui, eux-mêmes, peuvent renvoyer à une intention, en l’occurrence celle de viser des civils. C’est cela que le procureur de la CPI doit établir mais il ne peut pas prendre en compte dans quel objectif politique plus large le fait de tuer des civils est décidé.
Les juges ont leur libre arbitre pour accéder ou non à la demande du procureur. Dans la pratique, les demandes sont-elles généralement suivies par les juges?
Oui. On l’a vu par exemple avec Vladimir Poutine. Les juges ont suivi la demande du procureur. On l’a souvent observé aussi dans d’autres cas. Mais il est difficile, par définition, de savoir ce que pensent les juges. La question de la Palestine a donné lieu à de multiples débats en amont sur la possibilité que la CPI se prononce sur ce qu’il s’y passe. Au vu de ceux-ci, on a l’impression que les juges seraient plutôt prêts à se prononcer – même si on verra dans quel sens. Depuis 2009, année où la Palestine a donné pour la première fois un titre de compétence à la CPI, le bureau du procureur dispose de suffisamment d’outils juridiques pour agir dans ce territoire. Quand ils ont été saisis de questions sur la compétence de la CPI en Palestine, les juges ont plutôt réagi de manière favorable. Mais cela a pris des années et des années. C’est seulement en 2021 que des juges ont confirmé que la Cour avait compétence pour voir ce qui se passait en Palestine, et notamment à Gaza. Les juges étaient plutôt favorables à l’exercice de leur juridiction, alors que le procureur y était plutôt réticent. Dans le cas présent, c’est le procureur qui pose un acte inédit qu’il dit lui-même destiné à mettre fin aux accusations de «deux poids, deux mesures» et d’application sélective qui visent la CPI et, plus spécialement encore, le bureau du procureur. Cela étant, c’est une chambre de trois juges qui se prononcera. Personne ne peut prédire avec certitude ce qui sera décidé. Cela relève de leur compétence discrétionnaire.
Pourraient-ils retenir certaines préventions et en écarter d’autres?
Oui. Ce sont les juges qui trancheront.
«C’est une décision inédite qui ouvre sans doute une nouvelle ère dans l’histoire de la Cour.»
Quand vous évoquez le caractère inédit de la demande du procureur Khan, est-ce aussi parce que les dirigeants israéliens sont les premiers responsables occidentaux sous la menace de mandats d’arrêt dans l’histoire de la CPI?
Oui, c’est essentiellement pour cela. Jusqu’ici, la Cour pénale a été critiquée d’abord parce qu’elle a jugé très peu de personnes. En partie, ce n’est pas de son fait; il est difficile parfois de mettre en œuvre ses décisions. Deuxième critique: les personnes poursuivies ont presque toujours été des Africains. La CPI était accusée, à la limite, de racisme ou, en tout cas, de protéger les Occidentaux. Cela a commencé à changer, notamment avec la délivrance de mandats d’arrêt contre Vladimir Poutine et contre la commissaire russe aux droits de l’enfant, Maria Lvova-Belova, dans le cadre de la guerre en Ukraine. Mais il s’agissait toujours d’opposants ou d’ennemis même des Etats occidentaux. Cette fois, c’est la première fois qu’un Etat occidental est spécifiquement visé en dépit des pressions très fortes que la Cour subit. Le procureur Karim Khan, lui-même, a été menacé très concrètement, notamment par des sénateurs des Etats-Unis qui ont rédigé une lettre le mettant en garde, y compris en faisant référence à sa famille. Donc des pressions très fortes. C’est la première fois aussi que j’entends des Etats occidentaux affirmer que la Cour se trompe, que c’est scandaleux, etc., avec des réactions semblant peu conformes à l’idée que la justice, tout simplement, doit être indépendante. Même l’Allemagne, Etat partie au statut créant la CPI, a réagi de cette façon. Cela montre bien que le bureau du procureur est assez audacieux et répond, selon moi pour la première fois, de manière très claire à une critique formulée contre elle sur son application sélective du droit international. Le statut de la Cour est entré en vigueur en 2002, et c’est la toute première fois qu’elle fait montre d’une très forte indépendance. Jusqu’ici, soit elle avait collaboré avec des Etats africains qui lui transmettaient des dossiers d’opposants, soit elle s’était inscrite dans le sillage de la politique occidentale – comme en Libye. C’est une décision inédite qui ouvre sans doute une nouvelle ère dans l’histoire de la Cour, avec tous les risques que cela comporte. Mais c’était le dilemme. Soit la Cour continuait à faire ce que les Etats occidentaux voulaient et, en effet, elle n’aurait pas été trop gênée dans son fonctionnement, mais aurait perdu tout crédit, soit elle adopte une politique plus indépendante, mais subit des pressions. En tout cas, elle assoit sa crédibilité.
Si les mandats sont délivrés, tous les Etats parties sont-ils censés procéder à l’arrestation des dirigeants visés?
Oui. Il faut bien distinguer les Etats parties au traité instituant la Cour et les Etats non parties. Pour les premiers, quelque 120, il y a une obligation de mettre en application les mandats d’arrêt et d’arrêter les personnes qui sont visées. Les autres, nombreux aussi, n’ont pas cette obligation.
«L’application d’un mandat d’arrêt reste fort liée à la volonté des Etats.»
Pourrait-il y avoir des situations où les dirigeants politiques d’un pays ne souhaiteraient pas voir appliquer le mandat d’arrêt mais où la justice s’en chargerait?
Chaque Etat a son système juridique avec une indépendance des tribunaux plus ou moins réelle, même si formellement elle est pratiquement toujours proclamée. Maintenant, il s’agit d’arrêter quelqu’un. La justice n’est pas la seule concernée. Il faut que des policiers interpellent la personne qui fait l’objet du mandat d’arrêt. L’application de pareille décision reste quand même fort liée à la volonté des Etats. C’est de la realpolitik, y compris pour les Etats parties au statut. On l’a vu avec le président soudanais, Omar el-Béchir, qui faisait l’objet d’un mandat d’arrêt et qui, dans certains cas, en Afrique du Sud notamment, n’a pas été arrêté alors qu’il voyageait dans un Etat partie. Le mandat d’arrêt est un élément important mais cela ne suffit pas non plus à garantir son respect. On reste dans un système très décentralisé, quand on parle de droit international pénal.
L’Autorité palestinienne est partie à la CPI, pas Israël. Cela peut-il avoir des conséquences?
Pour être Etat partie, il faut s’être engagé à respecter le statut, c’est-à-dire le ratifier lorsqu’on est signataire ou y adhérer si on n’a pas signé le texte. Ce n’est qu’au stade de la ratification que l’engagement peut être établi. Or, Israël ne l’a pas ratifié. Pour demander un mandat d’arrêt, sur quoi se base alors le procureur contre les autorités israéliennes? Sur le fait que les crimes ont été commis non pas en Israël – dans ce cas-là, il n’aurait pas pu se prononcer – mais en Palestine, c’est-à-dire un Etat partie au statut. La Cour a un critère territorial et un critère national. Elle peut à la fois juger les dirigeants du Hamas pour les crimes commis en Israël, Etat non partie, parce qu’ils sont Palestiniens, donc citoyens d’un Etat partie. C’est le critère de la nationalité, qui permet à la Cour de viser des leaders du Hamas. De l’autre côté, la Cour peut aussi se prononcer sur ce qui se passe sur le territoire d’un Etat partie, comme la Palestine, même si ce sont des actes commis par des personnes non citoyennes de celui-ci, comme c’est le cas des autorités israéliennes. Ce raisonnement est contesté par les Etats-Unis et par Israël, qui estiment que des immunités s’appliqueront de toute manière, et que les Etats non parties ne seront jamais touchés par les requêtes de la CPI.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici