Les combattants anti-Assad ont réussi à prendre Alep en trois jours. Ils célèbrent leur victoire devant l’illustre citadelle. © GETTY IMAGES

En Syrie, pourquoi la prise d’Alep humilie le régime Assad

François Janne d'Othée

L’attaque fulgurante des insurgés islamistes a profité d’un momentum géopolitique. Elle confirme la déliquescence de l’Etat syrien.

La révolution reprendra-t-elle en Syrie? En quelques jours seulement, une force lourdement équipée de 50.000 hommes composée de djihadistes et de milices proturques a déferlé sur Alep, la deuxième ville du pays, y compris les quartiers chrétiens, la citadelle et l’aéroport, et a investi les bâtiments abandonnés par les autorités. Les forces loyalistes ont battu en retraite sans combattre. Les rebelles ont même progressé au-delà, vers Hama, prenant le contrôle de dizaines de localités et coupant l’autoroute M5 entre Damas et Alep. Des milliers de gens ont fui en direction de la capitale, par une route secondaire. L’offensive aurait fait plus de 500 morts, militaires, miliciens et civils confondus.

C’est une fameuse gifle pour le régime du président Bachar al-Assad, qui avait reconquis Alep en 2016 – laquelle n’était alors que partiellement occupée– grâce à l’aviation russe et aux milices pro-iraniennes, dont le Hezbollah. Mais la ville, désertée de ses forces vives, ne s’était jamais relevée. Pas plus que le pays, dont des parties échappent au contrôle du régime. La pacification n’est restée qu’une illusion.

Qui sont les assaillants?

Les djihadistes sont regroupés sous la bannière de Hayat Tahrir al-Cham (HTC, en français: organisation de libération du Levant), une coalition dominée par l’ancienne branche syrienne d’Al-Qaeda. Tout sauf des modérés, donc. S’ils sont soutenus par la Turquie, ils gardent une indépendance de mouvement. HTC fait déjà la loi dans la province d’Idlib, où se sont retranchés les combattants de la révolution avortée contre le pouvoir de Bachar al-Assad entre 2011 et 2018.

Quant aux milices rebelles, notamment l’Armée nationale syrienne, «elles sont également soutenues par Ankara, mais lui obéissent au doigt et à l’œil et ont pour second but de guerre de couper le « corridor kurde » qui mène de Manbij à Alep», décrit Fabrice Balanche, auteur de Les Leçons de la crise syrienne (Odile Jacob, 2024) et professeur à l’université Lumière Lyon 2. Ces rebelles proturcs menacent à présent des enclaves kurdes au nord-est de la Syrie.

«Nous sommes venus vous libérer! Quelle que soit votre confession, n’ayez pas peur!», ont lancé les miliciens aux habitants d’Alep qui se sont risqués à sortir. Un couvre-feu a été décrété de 19 heures à 7 heures, mais, la journée, les magasins sont ouverts et le souk est bondé, signale Alexandre, 30 ans, un musulman. Les miliciens sont postés à tous les carrefours de la ville. Selon des témoignages, les forces djihadistes incluent des combattants saoudiens, tchétchènes, pakistanais, ouïghours… «Ils ont jusqu’à présent une attitude correcte», selon les mêmes témoins. Y compris à l’égard des chrétiens. La messe du 1er décembre à la cathédrale a fait le plein. Mais la peur est bien présente, notamment au sein de l’importante communauté arménienne, qui se retrouve subitement face à des islamistes alliés des Turcs, faisant réveiller le traumatisme de l’anéantissement.

«La minorité alaouite ne veut plus se battre pour défendre Alep ou Hama.»

Cette offensive est-elle une surprise? «Pas vraiment, à part sa fulgurance, répond Fabrice Balanche. En octobre dernier, je déclarais qu’Abou Mohammed al-Joulani (NDLR : fondateur de HTC) s’ennuyait dans son fief d’Idlib et aimerait profiter d’un affaiblissement du régime de Damas pour lancer une attaque sur Hama ou sur Alep et agrandir son territoire. Les soldats loyalistes, démotivés par des années sous les drapeaux avec une solde de 30 dollars par mois, se sont ainsi retrouvés seuls face à des insurgés armés jusqu’aux dents, dont des djihadistes prêts à recourir à des attentats-suicides pour enfoncer les lignes ennemies.» Les troupes gouvernementales ont donc préféré reculer. D’autant que, dans ce pays à majorité sunnite, la minorité alaouite (branche hétérodoxe du chiisme, dont fait partie le président et son entourage) «ne veut plus se battre pour défendre Alep ou Hama, souligne Fabrice Balanche. Je connais un professeur qui, déjà, n’osait plus retourner dans Alep la sunnite. Les alaouites veulent bien défendre leurs places fortes comme Lattaquié et la côte méditerranéenne, ou encore Damas où ils ont leurs quartiers. Mais guère plus.»

Pourquoi cette attaque maintenant?

Pour le chef du «gouvernement» proclamé par le HTC à Idlib, l’offensive a été lancée après que «le régime [Assad] a massé des forces sur les lignes de front et commencé à bombarder les zones civiles, ce qui a provoqué l’exode de dizaines de milliers de civils». L’assaut serait donc consécutif à des bombardements intensifs de l’armée syrienne et son allié russe contre des zones rebelles.

Mais une opération d’une telle ampleur ne s’improvise pas. Selon différents analystes, elle était préparée depuis plusieurs mois. Il suffisait d’attendre le bon moment géopolitique. Or, les deux parrains de la Syrie, l’Iran et la Russie, sont absorbés l’un par le conflit avec Israël et l’autre par la guerre en Ukraine. «En ouvrant au Liban le front contre le Hezbollah pro-iranien, Israël a forcé celui-ci à abandonner ses positions en Syrie et à rendre celle-ci vulnérable, déclare Fabrice Balanche. Quant à la Russie, elle concentre ses moyens militaires en Ukraine. Le HTC a voulu prendre les devants avant que ce conflit-là se termine et que les Russes ne reviennent en force en Syrie.»

Une chose est sûre: la progression des anti-Assad profite à Israël, car elle coupe des lignes d’approvisionnement sur l’«arc chiite» qui relie l’Iran, ennemi numéro un, au Liban. «C’est via la Syrie que l’Iran fait transiter les armes et les munitions à destination du Hezbollah libanais, et c’est aussi grâce aux miliciens armés par Téhéran que le régime syrien doit son maintien au pouvoir», souligne le professeur. C’est pourquoi Israël n’a jamais cessé de bombarder les positions tenues par le Hezbollah en Syrie, surtout depuis que ce parti chiite a manifesté son soutien au Hamas au lendemain de l’attaque du 7 octobre 2023.

Cette «fenêtre d’opportunité» géopolitique a également été favorisée par la déconfiture d’un pays affaibli par dix ans de guerre, et sous le coup des sanctions occidentales. Dans l’incapacité de relancer une économie, le pays meurt à petit feu, laissant dans la misère la population restée de gré ou de force. Aujourd’hui, c’est l’Iran qui maintient la Syrie sous perfusion, et lui achemine du pétrole.

Bachar al-Assad menacé?

Assad est-il encore l’homme de la situation pour ses mentors russe et iranien? «Poutine a dû lui passer un savon, réagit le professeur. Au sein du régime, certains commencent à douter de ses capacités à tenir le pays.» Surtout que le raïs s’est enfermé dans une position très rigide: «Il ne veut négocier avec personne, ni avec la Turquie ni avec les Kurdes, pourtant demandeurs, et se montre inflexible en se disant que le temps joue en sa faveur et qu’il reste l’ultime recours.» Même les négociations intrasyriennes sont au point mort. Or, une avancée politique permettrait de lever progressivement les sanctions et d’offrir un peu d’oxygène à l’économie.

Et s’il fallait remplacer Bachar al-Assad ? «Il a fait le vide autour de lui, constate Fabrice Balanche. La Syrie, c’est un système familial. Le seul qui pourrait le remplacer et a la faveur des Russes est Souhail al-Hassan, surnommé « le Tigre », un des généraux les plus populaires parmi les loyalistes.» Cet alaouite s’est illustré pendant la guerre de façon efficace avec les «forces du Tigre». Certains considèrent qu’il fait de l’ombre au président Assad, ce qui peut s’avérer une position risquée.  

«Bachar al-Assad ne veut négocier avec personne, ni avec la Turquie ni avec les Kurdes, pourtant demandeurs.»

Quant aux Occidentaux, ils pourraient s’accommoder de cette nouvelle insurrection, car ils ne se sont jamais résolus à une victoire totale d’Assad, poursuivi en France pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. C’est pourquoi Hayat Tahrir al-Cham pourrait être une pièce utile dans leur dispositif. D’après James Jeffrey, envoyé spécial américain pour la Syrie de 2018 à 2020, HTC ne représenterait pas une menace pour les Occidentaux: «Contrairement à Daech, HTC n’est pas intéressé par le djihad international, mais par l’imposition d’un ordre islamique en Syrie», a-t-il affirmé en 2022 à l’émission Frontline, sur PBS.

Le régime n’a pas dit son dernier mot, et le retrait des soldats loyalistes n’est peut-être que stratégique. L’aviation russe a repris du service pour bombarder des groupes anti-Assad. Le Kremlin aurait promis l’arrivée imminente d’une aide militaire. «Je crains néanmoins que l’occupation d’Alep ne soit faite pour durer, conclut Fabrice Balanche. Le seul moyen de pression serait de menacer Idlib de bombardements massifs et d’agiter sur la province le spectre d’une autre « bande de Gaza ». Les Turcs seraient alors forcés de discuter, eux qui ne veulent en aucun cas subir un nouvel afflux de réfugiés.»

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