David Khalfa (Fondation Jean-Jaurès): «Israël et Palestine doivent se débarrasser des ingénieurs du chaos»
Dans Israël-Palestine: Année Zéro, David Khalfa, co-directeur de l’observatoire du Moyen-Orient de la Fondation Jean-Jaurès, décrypte les enjeux d’un conflit toujours plus complexe. Il appelle à «sortir de la polarisation extrême du débat public», rassemble des activistes palestiniens et israéliens, et dresse un tableau des conditions pour parvenir à la paix. Entretien.
David Khalfa, vous publiez votre premier livre Israël-Palestine: Année Zéro. Quels éléments ont déclenché votre volonté d’écrire?
David Khalfa: L’idée, à travers ce livre, est de sortir de la polarisation à outrance du débat public, et d’une vision très binaire d’un conflit éminemment complexe. Ce dernier s’est traduit par une montée de la haine et des logiques d’exclusion, en Europe et aux Etats-Unis. Cette guerre est sanglante. Elle atteint un niveau de dévastation qui symbolise un gigantesque retournement de situation au Moyen-Orient, avec un horizon diplomatique qui s’éloigne de plus en plus. Face à cette montée des extrêmes, les pays occidentaux avaient l’occasion d’éviter les logiques d’affrontement, de faire baisser la fièvre identitaire, de mettre en avant un discours de coexistence. Or, ils font exactement l’inverse.
Le livre plaide pour la raison, l’analyse, fait entendre des voix qui sont engagées en faveur de la coexistence. Ces voix mènent le combat -aussi bien en Palestine qu’en Israël- pour réduire l’influence des extrémistes. Le but est également de dessiner les ressorts militaires, diplomatiques, stratégiques, et politiques du conflit. D’en saisir la logique et l’ampleur. Et de donner des clés d’interprétation au lecteur pour qu’il puisse se représenter l’ensemble des facettes.
Vous évoquez l’influence néfaste des réseaux sociaux sur le débat public. En quoi?
On assiste clairement à une bataille rangée. Il faut choisir son camp, selon une logique de guerre médiatique. En rue, on assiste aux dérapages de certains manifestants, qui ont cru bon de reprendre à leur compte les slogans des belligérants. C’est d’ailleurs ce que racontent les contributeurs palestiniens dans le livre: s’ils déplorent la conduite de la guerre d’Israël à Gaza, son niveau de dévastation, la politique de Netanyahou et de ses alliés, ils mettent également en garde la jeunesse contre la tentation de reproduire les slogans des ennemis de la paix, que sont le Hamas et les autres groupes fondamentalistes palestiniens.
Pourquoi ce conflit est-il si favorable à la polarisation extrême des opinions?
Pour plusieurs raisons: une réactivation de certains préjugés anti-Juifs, une dimension historique religieuse très forte -avec une territoire qui concentre des lieux saints des trois grandes religions monothéistes-, et une mobilisation des minorités en Europe. Chez la jeunesse, on observe un réflexe identitaire, teinté d’une émotion sincère et respectable, mais qui n’est plus toujours liée aux réalités du terrain. Les réseaux sociaux contribuent à radicaliser le débat. Ils enferment les uns et les autres dans des bulles informationnelles, où sont diffusées des informations qui confortent chacun dans ses propres préjugés, sans laisser de place au doute et à la nuance. Par ailleurs, les entrepreneurs identitaires, d’extrême gauche ou d’extrême droite, profitent de la situation pour radicaliser les opinions et en faire un carburant politique. Il est tout à fait légitime d’exprimer un sentiment partisan, mais sans le faire de façon aussi pavlovienne et aveuglée. Face à ce tourbillon des passions, il est indispensable de restaurer les conditions de la conversation publique et éthique, de faire baisser la température.
Les réseaux sociaux enferment pro-israéliens et pro-palestiniens dans des bulles informationnelles, sans laisser de place au doute et à la nuance.
David Khalfa
Vous dressez d’ailleurs un tableau des conditions pour enclencher un processus de paix. En quoi consiste-t-il?
Dans les deux camps, personne n’a pour l’instant la prétention de faire basculer la tragédie actuelle vers un processus qui permettrait d’envisager la paix. Celle-ci impliquerait la fin des hostilités d’un conflit séculaire, ainsi qu’un traité de paix en bonne et due forme. Malgré tous ces paradoxes, la possibilité d’une reconstruction existe. D’abord matérielle et morale, puis intellectuelle et politique. Elle qui requiert de trouver un autre chemin pour sortir de la guerre perpétuelle. Cet espoir impliquerait un changement de leadership de part et d’autre, un renouvellement des élites politiques. Il n’y aura pas de paix possible avec Netanyahou à la tête du gouvernement israélien, le Hamas à Gaza et un Mahmoud Abbas décrédibilisé en Cisjordanie.
Le processus de paix implique un renouvellement des élites politiques. Il n’y aura pas de paix possible avec Netanyahou à la tête du gouvernement israélien, le Hamas à Gaza et un Mahmoud Abbas décrédibilisé en Cisjordanie.
David Khalfa
Un changement de vision stratégique est primordial. Les deux sociétés doivent effectuer un examen de conscience pour repenser en profondeur leur modèle. Evidemment, cet objectif est complexe face au tourbillon de la guerre et ses conséquences tragiques pour les civils. Mais tôt ou tard, elles devront passer par cette étape pour réduire l’influence des fauteurs de guerre, des ingénieurs du chaos. Ce processus ne sera possible que si les rapports de force sur le terrain bénéficient aux acteurs qui sont prêts à des compromis.
Au niveau sociétal, on assite paradoxalement à un réveil du camp de la paix, notamment en Israël. Avec des objectifs plus modestes, qui visent à recréer du lien entre Juifs et Arabes.
Au niveau diplomatique, on peut tracer une autre voie que celle de la guerre à outrance, sans issue, avec une nouvelle donne régionale.
La solution des deux Etats est-elle la seule pertinente?
Il semble qu’il n’y ait pas de meilleure solution qu’un divorce, dans un premier temps, au vu du niveau de défiance réciproque. Il faut évidemment l’instauration d’une frontière reconnue, de façon à ce que les deux peuples puissent bénéficier du droit à l’auto-détermination et à la sécurité. L’objectif du Hamas était de pulvériser cette solution à deux Etats, de faire en sorte qu’elle ne soit plus jamais possible en faisant monter la haine de part et d’autre. Et du côté israélien, cette option n’a très clairement jamais été l’objectif de Netanyahou, dont la stratégie est toujours de diviser pour mieux régner. Il a usé et abusé de cette division diplomatique et géographique avec Gaza et la Cisjordanie, même s’il ne l’a pas créée.
L’objectif du Hamas était de pulvériser cette solution à deux Etats, de faire en sorte qu’elle ne soit plus jamais possible en faisant monter la haine de part et d’autre. Du côté israélien, cette option n’a très clairement jamais été l’objectif de Netanyahou, dont la stratégie est toujours de diviser pour mieux régner.
David Khalfa
Pour enclencher un processus de paix, vous insistez sur l’implication presqu’indispensable des puissances du Golfe…
Aujourd’hui, on s’est très clairement éloigné d’une solution politique et diplomatique au conflit. La doctrine «Biden» vise à sortir de l’abîme dans lequel les deux sociétés sont plongées. Après la guerre, l’idée est d’impliquer massivement les puissances du Golfe, qui ont un intérêt marqué pour stabiliser la région. L’Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis se projettent dans l’après-pétrole. Cette volonté implique une modernisation de leur économie, laquelle est conditionnée par une stabilité régionale. L’implication de ces puissances arabes montantes pourrait relancer le processus de paix, et ne plus marginaliser la question palestinienne. Cet horizon diplomatique pourrait créer un appel d’air en faveur de la solution des deux Etats. En échange d’une intégration d’Israël dans la région -qui a été initiée avec les accords d’Abraham- les Palestiniens disposeraient enfin d’un Etat souverain et d’une autonomie accrue.
Après la guerre, l’idée est d’impliquer massivement les puissances du Golf, qui ont un intérêt économique marqué pour stabiliser la région.
David Khalfa
L’Iran s’érige en perturbateur majeur de ce processus. Comment l’expliquer?
L’Iran fait partie des puissances révisionnistes ou «spoilers». Ils ont des intérêts à ce que la situation s’aggrave et ne prospère que sur le chaos. En Israël, c’est l’extrême droite. En Palestine, le Hamas et le djihad islamique. En dézoomant, on voit que les Russes ont tenté de prendre le relais des Américains dans la région. Ces derniers ont pivoté vers l’Asie mais ont été contraints de revenir au Moyen-Orient suite à la déflagration du 7 octobre. L’Iran fait partie de ce qu’on appelle «le front du refus». La volonté du régime islamique est avant tout d’assurer sa propre survie et d’exporter la révolution islamique au Levant. D’où le réseau de proxys, de «mandataires», de milices islamiques armées, que Téhéran a construit et renforcé ces deux dernières décennies. Afin d’obtenir un débouché en méditerranée et une «défense de l’avant», censée dissuader Israël de frapper les sites nucléaires iraniens. Le régime islamique est actuellement sur le reculoir, car ses proxys deviennent militairement très affaiblis. En revanche, il est encore capable de faire dérailler cette volonté de normalisation. La réussite du processus de paix dépendra donc de la capacité des pays du Golfe et des puissances sunnites (Jordanie, Egypte et le Liban s’il restaure sa souveraineté via l’affaiblissement du Hezbollah), à renforcer le camp des modérés aux dépens des extrémistes de tous bords.
Le fait que le Hamas et le Hezbollah soient mêlés à la population change-t-il la nature-même de la guerre?
Tout à fait. Le 7 octobre fait office de bascule géostratégique, qui a enclenché un scénario cauchemardesque, dystopique. On a tendance à projeter, sur ce conflit, des catégories de pensées qui sont héritées des guerres napoléoniennes: deux armées régulières qui se font face à armes égales. Au Proche-Orient, la situation n’est pas du tout la même. Le conflit est asymétrique, et se déroule en milieu urbain, proche des civils. A bien des égards, cette guerre est totalement inédite. A titre d’exemple, la bataille de Mossoul contre Daech impliquait 100.000 soldats de la coalition internationale contre moins de 10.000 djihadistes. Elle a duré huit mois et tué plus de 10.000 civils. A Gaza, on dénombre une dizaine de villes de plus de 100.000 habitants sur un territoire de 370km2. Les conditions du combat sont donc extrêmement chaotiques.
Cet affrontement entre une armée régulière -Israël- et des belligérants irréguliers -le Hamas et le Hezbollah- complexifie-t-il toute la perception du conflit?
Les armées régulières détestent affronter des ennemis irréguliers, parce que ce type de configuration donne un avantage au défenseur. Les armées classiques sont contraintes par le droit international, qu’elles violent parfois, tandis que leur ennemi irrégulier s’en dédouane totalement et l’instrumentalise pour maximiser les pertes. Les armées régulières savent qu’un coût réputationnel se paie lorsqu’elles tuent des civils. Pour le Hamas et le Hezbollah, au contraire, plus il y a de pertes civiles, plus ils peuvent renverser le rapport de force dans le champ informationnel. Et augmenter la pression des opinions publiques sur les gouvernements occidentaux, dont dépend Israël. Les armées régulières doivent modérer leur tentation de vengeance, de flexibilisation des règles d’engagement face à des combattants qui utilisent leur population comme bouclier humain. Ce sont des conflits, qui, par définition, sont meurtriers pour les civils. A fortiori lorsque la géographie et les méthodes de combat aggravent la situation.
Pour le Hamas et le Hezbollah, plus il y a de pertes civiles, plus ils peuvent renverser le rapport de force dans le champ informationnel. Et augmenter la pression des opinions publiques sur les gouvernements occidentaux, dont dépend Israël. Ce sont des conflits, qui, par définition, sont meurtriers pour les civils. A fortiori lorsque la géographie et les méthodes de combat aggravent la situation.
David Khalfa
L’ouverture du front nord mobilise désormais l’essentiel des forces de Tsahal. En quoi l’objectif de guerre est-il différent ou non de Gaza?
A Gaza, les Israéliens ont porté des coups très durs au Hamas sur le plan militaire. Mais cela ne suffit pas à gagner une guerre, qui doit obéir à des objectifs politico-diplomatiques. Or, le plan de sortie de crise d’Israël n’a jamais clair, du fait que Netanyahou ne veut pas entendre parler d’une gouvernance alternative au Hamas. Cette option lui ferait perdre les rênes du pouvoir instantanément. Au sud, la rhétorique a toujours été très guerrière. Mais la destruction du Hamas demeure un objectif très vague puisque le Hamas est un mouvement hybride.
Dans le nord, les objectifs de guerre sont beaucoup plus modestes et précis. L’offensive terrestre semble se limiter au sud du Liban. Il s’agit surtout de permettre le retour des 80.000 civils israéliens proches de la frontière, d’une part, et de détruire les infrastructures du Hezbollah et de la force d’élite Al-Radwan, d’autre part. Cette dernière augmente ses capacités depuis plusieurs années, et ne cache plus son plan de conquête de la Galilée. Les Israéliens veulent éviter une répétition du scénario du 7 octobre au nord du pays. Où ils verraient déferler sur leur territoire des miliciens aguerris, encore plus que ceux du Hamas, commettre des massacres d’une grande ampleur.
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— 24h Pujadas (@24hPujadas) October 17, 2024
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Le Hezbollah est présenté comme une force militaire bien supérieure et mieux organisée que le Hamas. Vous confirmez?
Autant les Israéliens ont sous-estimé les capacités offensives du Hamas, autant ils ont surestimé celles du Hezbollah au Liban. Il reste un ennemi évidemment redoutable: le Hezbollah est le groupe terroriste le plus puissant de la planète, avec des capacités aérobalistiques dignes de celles d’une armée européenne moyenne. Cependant, depuis le deuxième guerre du Liban en 2006, qui s’est soldée par une humiliation pour Israël, un travail en profondeur a été effectué par Israël pour infiltrer les services secrets du Hezbollah. Avec un réseau très dense d’espions intégrés au plus haut niveau de commandement de la milice islamiste chiite. Ou, aussi, via des taupes iraniennes chez les gardiens de la révolution, épine dorsale du régime iranien. L’assassinat d’Ismaël Haniyeh en plein cœur de Téhéran prouve que ce réseau d’espions est efficace. Il leur a permis de décapiter le haut commandement militaire du Hezbollah, ou de déstabiliser son organisation avec l’affaire des bipeurs. La milice islamiste a été humiliée, a subi les pires coups depuis sa création en 1982, mais elle reste redoutable de par son mouvement socio-politique tentaculaire, notamment appuyé par des cartels de drogue en Afrique et en Amérique latine. Au Liban, son parti politique impose ses vues et bloque l’élection d’un président.
Autant les Israéliens ont sous-estimé les capacités offensives du Hamas, autant ils ont surestimé celles du Hezbollah au Liban.
David Khalfa
Aujourd’hui, certes le Hezbollah résiste, mais il est incapable de lancer entre 6.000 et 8.000 missiles par jour sur le territoire israélien. Cette estimation était chiffrée dans les pires scénarios par la planification militaire israélienne. Actuellement, on est très loin de ce nombre: la moyenne quotidienne se situe plutôt entre 200 et 300 missiles. Malgré cette perte de stock et ce début d’effondrement, la milice détient plus de 30.000 combattants imbriqués dans la population libanaise, connaît très bien le terrain et brouille tous les concepts classiques de la guerre conventionnelle.
Israël-Palestine: Année Zéro Le 7 octobre, une onde de choc mondiale, éditions Le Bord de l’eau. En librairie depuis le 18 octobre 2024.
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