Les attaques par bipeurs et talkies-walkies des 17 et 18 septembre ont provoqué un choc au Liban. © GETTY IMAGES

Comment s’opère la redoutable guerre de l’ombre des services israéliens

Laurent Perpigna Journaliste, correspondant à Beyrouth

Mises en accusation après le 7-Octobre, les services de renseignement israéliens ont asséné des coups très durs au Hezbollah libanais, et jouent un rôle majeur dans la guerre.

C’est une offensive d’une ampleur inédite qui a plongé le Liban dans le chaos et la terreur. Le 17 septembre, en pleine après-midi, des milliers de pagers, des bipeurs, instruments de communication supposés intraçables utilisés par les membres du Hezbollah, explosaient simultanément; le lendemain, c’était au tour de centaines de talkies-walkies utilisés par le parti milice chiite d’imploser mystérieusement en une fraction de seconde. Ces deux actions de sabotage ont coûté la vie à 70 personnes et en ont blessé plus de 3.400, dont des civils. Une opération non revendiquée, mais qui porte le sceau du très redouté Mossad, c’est-à-dire les services du renseignement extérieur israéliens. Le 27 septembre, au soir, le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah a été tué lors d’une frappe israélienne sur le quartier général du parti chiite, dans le sud de Beyrouth.

Un coup majeur dans la guerre psychologique que se livrent le Hezbollah et Israël depuis le 8 octobre 2023 et qui fait suite à l’assassinat du leader du Hamas Ismaïl Haniyeh en plein cœur de Téhéran le 31 juillet dernier et de hauts cadres du Hezbollah à Beyrouth depuis quelques mois. Accusés de négligences coupables durant les semaines qui ont précédé l’épouvante du 7-Octobre, les services israéliens, répartis en trois grandes structures, semblent jouer un rôle décisif dans cette guerre au Moyen-Orient, dont la mue en conflagration régionale a déjà débuté.

La «sophistication folle» des attaques des services israéliens

Si, depuis l’ouverture d’un front de soutien au Hamas par la formation pro-iranienne, le glissement vers la guerre est aussi long qu’inéluctable, les récentes opérations menées ou rendues possibles par le Renseignement israélien marquent incontestablement un point de bascule. Avec l’explosion des bipeurs et des talkies-walkies, c’est bien un coup très rude qui a ébranlé le Hezbollah, mais également l’ensemble du Liban. «C’est une attaque d’une sophistication folle, sans précédent à ce niveau, un sabotage qui a tué des dizaines de militants et en a blessé des milliers d’autres, et c’est indiscutablement un grand succès pour les services israéliens», souligne l’analyste américain Elijah Magnier.

Pour ce dernier, cela ne fait aucun doute: malgré l’absence de revendication, cette attaque porte l’empreinte du Mossad, très probablement appuyé par l’Unité 8200 du Renseignement militaire israélien. «Cela reste secret et ne sera évidemment pas revendiqué, car il faut cacher les mains derrière cet assaut», poursuit l’ancien analyste militaire au sein de la CIA, Michael DiMino. «Mais il n’y a aucun mystère sur les auteurs. Des cibles au mode opératoire, c’est très clair.»

Le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a menacé de plonger Israël dans l’enfer. C’est plutôt le Liban qui le vit. © BELGAIMAGE

Un précédent en Iran

C’est une idée qui fait consensus au sein de la communauté des experts en défense et contreterrorisme: les préparatifs d’une telle opération sont bien antérieurs au 7-Octobre et ont dû mobiliser des équipes pendant des années, avec la très probable collaboration de services étrangers. Ainsi, si le département d’Etat américain a nié être au courant de cette opération, il est peu vraisemblable, comme le souffle une source sécuritaire française, que la CIA ou la NSA n’aient pas participé à son élaboration. «Le Mossad a une unité chargée de la guerre psychologique et le timing ne laisse pas la place au doute: il a réussi à créer une atmosphère de paranoïa au sein du Hezbollah, qui perd beaucoup d’énergie à traquer des agents infiltrés, doublé d’un sentiment de toute-puissance dans le regard des Libanais, qui les persuade que toute confrontation est perdue d’avance», poursuit cette source.

Elijah Magnier considère cette opération comme «totalement unique en son genre»: «Cette attaque a nécessairement débuté avec l’interception électronique d’une importante commande de bipeurs en provenance du Liban, s’est poursuivie avec la récupération de celle-ci après fabrication, l’intrusion dans les batteries d’explosifs très puissants, avant qu’ils ne soient renvoyés au fournisseur et qu’ils ne prennent la route du Liban.» «Il y a des précédents sur le front des communications, notamment pendant la guerre froide avec la CIA sur des appareils russes, répond Michael DiMino. Mais la chose qui me semble se rapprocher le plus de cet acte, c’est l’opération Stuxnet menée en Iran il y a quelques années, sans que personne ne se déplace sur le terrain. C’est un autre exemple de la sophistication en cours de ces services dans le domaine électronique.» Stuxnet, un ver informatique supposément né d’une collaboration entre la NSA américaine et l’Unité 8200 israélienne, s’était attaqué au fonctionnement des centrifugeuses iraniennes d’enrichissement d’uranium, avait conduit à de lourds dégâts ainsi qu’à la perte de deux années de travail pour les scientifiques iraniens.

«Le Mossad a réussi à créer une atmosphère de paranoïa au sein du Hezbollah.»

Acte de guerre ou terrorisme de la part des services israéliens?

L’ONU a condamné fermement le mode opératoire qui a frappé de manière indiscriminée des combattants du Hezbollah et des civils. Nombre de Libanais, eux, enragent, et accusent les Israéliens d’avoir mené une opération terroriste sur leur sol. Volker Türk, haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, n’a pas caché sa «consternation» face à l’acte: «Le fait de prendre pour cible simultanément des milliers de personnes, qu’il s’agisse de civils ou de membres de groupes armés, sans savoir qui était en possession des engins visés, où ils se trouvaient et qui se situait dans leur environnement au moment de l’attaque, constitue une violation du droit international relatif aux droits humains et, le cas échéant, du droit international humanitaire», a-t-il déclaré devant le Conseil de sécurité.

Alors, acte de guerre ou terrorisme? «Aucun Etat ne s’accorde sur la définition de terrorisme, mais il n’empêche que toute attaque délibérée contre des civils doit être considérée comme du terrorisme, tranche Elijah Magnier. Il ne faut pas oublier que le droit international protège les civils même en tant de guerre. Or, les explosions se sont produites loin des lignes de front, dans des supermarchés, la rue, des véhicules, et les Israéliens en étaient bien conscients.» Un arbitrage pas si évident pour l’ancien de la CIA Michael DiMino, qui rappelle que l’opération est une réponse à «des affrontements qui ont lieu de manière quotidienne depuis bientôt un an, dans lequel le Hezbollah joue un rôle moteur».

«Le Hezbollah semble plus que jamais pris au piège de son front de soutien au Hamas.»

L’autre front

Loin du chaos des bombes, la bataille entre les services israéliens et le contre-espionnage du Hezbollah a franchi une nouvelle étape, se convertissant en un véritable deuxième front. Il reste que l’opération des 17 et 18 septembre s’est davantage inscrite dans la guerre psychologique menée par les Israéliens que dans un plan stratégique, puisque les Israéliens n’ont pas tenté de profiter de la panique pour lancer une offensive terrestre, dont l’état-major de Tsahal ne cesse de brandir la menace.

Avant sa propre mort, Hassan Nasrallah, le secrétaire général du Hezbollah, a reconnu que cette attaque était «un coup sans précédent» asséné à sa formation. Pour autant, selon des experts spécialistes du mouvement chiite, ses capacités en matière de télécommunication seraient presque intactes, «à hauteur de 80 % au moins». Mais le choc de ce sabotage, cumulé à celui de la frappe qui a coûté la vie, le 20 septembre à Beyrouth, en plus de dizaines de civils, à près de quinze commandants supérieurs de l’unité Radwan, dont son chef Ibrahim Aqil, place le Parti de Dieu face à ses faiblesses, et notamment de très probables infiltrations en son sein. «Il y en a eu beaucoup par le passé et il y en aura d’autres. Les Israéliens mais également les services occidentaux et arabes [sunnites] cherchent de l’information au sein de la mouvance chiite, et nous savons qu’il y a une large collaboration entre tous ces acteurs et services. Conscient de cela, le Hezbollah a largement compartimenté son organisation afin de réduire les dégâts qui peuvent résulter d’une infiltration», détaille Elijah Magnier.

L’attaque du consulat d’Iran à Damas, le 1er avril dernier, une autre opération permise par les services de renseignement israéliens. © GETTY IMAGES

Garder «la tête haute»

Face aux coups incessants déstabilisant son ossature et affectant le moral de ses troupes, le Hezbollah semble plus que jamais pris au piège de son front de soutien au Hamas; un positionnement auquel il ne pourrait renoncer sans un cessez-le-feu à Gaza, au risque de perdre toute crédibilité.

Face à un Benjamin Netanyahou bien décidé à profiter de l’occasion pour anéantir une force militaire à sa frontière nord qu’il considère comme une menace existentielle, Hassan Nasrallah a tenté, tant bien que mal, de restaurer une force de dissuasion sans tomber dans une guerre dont il ne voulait pas. D’autant que le secrétaire du Hezbollah le savait: grâce à un long travail de sape de leurs services de renseignement, les Israéliens semblent avoir un coup d’avance.

Cette ligne ténue semble devenue intenable: les bombardements au Sud-Liban ont désormais passé le stade critique, l’ensemble du pays est sur le pied de guerre, et pour la première fois le samedi 21 septembre, de lourdes frappes du Hezbollah ont semé la panique dans des villes israéliennes. Une voie diplomatique est-elle encore possible? Si les responsables américains affirment toujours y croire, elle semble de moins en moins probable. L’intégration dans les objectifs de guerre israéliens du retour des déplacés du nord du pays a accéléré un processus déjà bien en marche, laissant redouter «une catastrophe imminente au Moyen-Orient», selon les termes de la représentante de l’ONU au Liban, Jeanine Hennis-Plasschaert.

Après un an de combats, le Hezbollah pourrait-il tout de même accepter de faire taire ses armes, sans avoir obtenu a minima une trêve à Gaza? Rien n’est moins sûr, tant le parti sortirait tête basse de cette épreuve de force.

La galaxie du Renseignement israélien

Si, dans l’imaginaire collectif, le Mossad incarne à lui seul la puissance des services de renseignement de l’Etat hébreu, il ne représente en réalité qu’une infime partie des dispositifs de surveillance et de contreterrorisme israélien, qui sont divisés en trois structures.

Le Renseignement militaire (Aman), aux ordres du ministère de la Défense, est le plus étoffé numériquement avec 9.000 personnes, réparties au sein de six structures dont l’Unité 8200, en charge de la cybersurveillance et des télécommunications. Différentes sources lui attribuent, à ce titre, un rôle majeur dans les opérations des 17 et 18 septembre.

Le Renseignement intérieur (Shin Bet ou Shabak), fort d’environ 3.000 membres, est en charge de la sécurité des citoyens d’Israël sur le territoire, mais également à l’extérieur. Il prend à sa charge le contre-espionnage, la sécurité des ambassades israéliennes et opère dans les territoires palestiniens de Cisjordanie.

Enfin, le Mossad collecte du renseignement à l’étranger, entretient au nom du Premier ministre, dont il dépend, des contacts avec les groupes non étatiques ainsi qu’avec les pays n’ayant pas de relations officielles avec l’Etat hébreu. Il est lui-même réparti en sept divisions: les plus connues sont le Metsada, qui mène à l’étranger les opérations spéciales –dont dépend le Kidon, en charge des opérations d’assassinat–, Lohama Psikhologit, unité dédiée à la guerre psychologique, ou encore le Tsafirim en charge du recrutement de sources dans les diasporas juives. Le Mossad, qui s’est largement féminisé ces dernières années, a contribué à mener ou a mené plusieurs assassinats de scientifiques iraniens en charge du dossier nucléaire depuis 2010.

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