Carte blanche
Comment la guerre Israël – Hamas va accélérer la désoccidentalisation du monde
La guerre d’Ukraine a révélé la perte d’influence des pays occidentaux sur les enjeux de gouvernance internationale. Leur attitude dans la guerre Israël – Hamas semble indiquer qu’ils n’ont toujours pas pris la mesure du changement d’époque.
Le conflit israélo-palestinien est une ligne de tension historique entre pays du Nord et du Sud, ces derniers ayant longtemps considéré la Palestine (avec l’Afrique du Sud) comme l’ultime frontière du processus mondial de décolonisation. Cette divergence s’est exprimée dans une multitude de batailles diplomatiques rangées au sein des enceintes onusiennes depuis la guerre de 1967. En cours de refroidissement « tendanciel » ces dernières années, suite au déclin de l’OLP et à la normalisation des relations entre Israël et plusieurs pays arabes, ce clivage entre l’Occident et le reste du monde est réactivé par la nouvelle guerre entre l’État hébreu et le Hamas, avec des conséquences géopolitiques qui paraissent sous-estimées par nos gouvernants.
L’existence d’une différence de ton entre Occident et Sud global s’est manifestée dès le lendemain des massacres du 7 octobre. Plus précisément, la comparaison des réactions officielles a fait apparaître trois groupes de pays. A un extrême, la totalité des pays occidentaux et une poignée de pays latino-américains et africains, ainsi que l’Inde, qui ont condamné le Hamas sans appeler à la désescalade. A l’autre extrême, les nations n’ayant pas reconnu l’État d’Israël, très majoritairement musulmanes, qui ont salué l’opération du Hamas. Entre les deux, et majoritaires parmi les émergents du Sud global, les nations ayant à la fois témoigné de leur solidarité avec Israël et appelé à la désescalade.
La divergence d’attitude entre les pays occidentaux et le reste du monde s’est cependant accentuée dans les jours suivants, à mesure que la réaction militaire brutale et indiscriminée d’Israël sur la bande de Gaza, pressentie dès les premières prises de parole du gouvernement d’extrême droite, se matérialisait. Alors que les conditions d’un deuxième désastre humanitaire étaient visiblement réunies, les représentants européens ont continué à mettre l’accent sur le « droit légitime d’Israël à se défendre », un message équivalant d’autant plus à une carte blanche qu’il n’était pas – ou si peu et si tard – assorti d’appels au respect du droit à la vie des civils de la bande de Gaza. L’absence ou la mollesse des réactions à la décision israélienne de priver d’eau plus de deux millions d’habitants, malgré les cris d’alarme des ONG humanitaires et des agences onusiennes, est l’illustration la plus éloquente de cette volonté politique occidentale de manifester sa « solidarité indéfectible envers l’État hébreu », jusqu’à valider l’entreprise de punition collective, au mépris du droit international humanitaire le plus élémentaire.
Si on y ajoute la répression des manifestations de solidarité avec le peuple palestinien sur le sol européen, alors même que le nombre de morts gazaouis innocents dépasse largement celui des morts israéliens innocents, le sentiment que les vies arabes ont moins de valeur pour les puissances occidentales que les vies israéliennes ou ukrainiennes s’impose au sein de larges pans de l’opinion mondiale. Cette impression est d’autant plus vive que les autorités auxquelles les Occidentaux ont réitéré leur loyauté mobilisent un langage qui tend à exclure la population palestinienne du périmètre de la civilisation, voire de l’humanité. N’est-on pas, au final, face à une illustration de la thèse décoloniale radicale et dérangeante suivant laquelle le monde est structuré sur une hiérarchie ethnoraciale globale ?
La condamnation de la complicité occidentale avec les crimes de guerre israéliens (réels ou supposés) est particulièrement spectaculaire dans les rues des pays arabes et plus largement musulmans, au sein desquels le Hamas est très largement considéré comme un mouvement de résistance légitime face à une occupation de type coloniale. Le décalage dans l’appréciation des événements est incompréhensible si l’on ne tient pas compte des différences de trajectoire historique et de cadrage médiatique, ainsi que de la mobilisation des identités ethniques et religieuses par réseaux sociaux interposés. Mais l’impression d’un deux poids deux mesures en matière de droit international et de droits humains va au-delà du monde arabo-musulman et suscite des réactions de plus en plus courroucées dans des pays du Sud aussi importants que l’Afrique du Sud, le Mexique ou la Colombie.
D’aucuns arguent que l’ampleur et la nature proto-génocidaire de l’attaque du Hamas sont telles que la décence commandait d’épargner Israël. Ou que les dommages humains collatéraux de Tsahal n’ont pas le même statut juridique et moral que le meurtre de masse du Hamas. On pourrait en débattre – et on en débattra – des années. Il n’en demeure pas moins que, davantage que les qualifications internationales officielles des actes des uns et des autres, voire même davantage que la réalité des actes des uns et des autres (peu importe désormais qui a frappé l’hôpital Al-Ahli Arabi), c’est la perception des rôles des différents protagonistes de la crise qui compte, en fonction du sens attribué à leurs actions les plus saillantes sur le plan politique et symbolique (cfr le coup de colère de Jacques Chirac dans la vieille ville de Jérusalem en 1996, qui en a fait un héros du monde arabe).
Or tout indique que, dans le Sud global, les positions de la Chine, de la Russie et du Brésil, qui ont très tôt insisté sur la nécessité d’éviter le conflit, de le conditionner au respect strict du droit humanitaire et de lier sa résolution au respect des droits nationaux palestiniens, ont donné une image plus équilibrée, responsable, en tout cas plus acceptable que les positions occidentales. La guerre d’Ukraine a révélé la perte d’influence des pays occidentaux sur les enjeux de gouvernance internationale. Leur attitude dans la guerre de Soukkot semble indiquer qu’ils n’ont toujours pas pris la mesure du changement d’époque. Le prix géopolitique de cet énième aveuglement risque d’être élevé, car il sera méthodiquement exploité par les adversaires de l’Occident dans les années à venir. Au risque d’une accélération de la désoccidentalisation du monde.
François Polet, Chargé d’étude au Centre tricontinental.
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