«Décisif»: pourquoi Rafah est devenu l’épicentre du conflit (entretien)
La situation humanitaire alarmante à Rafah isole Israël sur le plan international. Plus que jamais auparavant. Mais les condamnations de différentes instances ne suffisent pas à stopper Benjamin Netanyahu. «Israël restera dans sa posture qui consiste à jouer sa survie en solo», avance le chercheur Didier Leroy.
All Eyes On Rafah: quatre mots, en anglais, relayés par millions sur les réseaux sociaux. Ils incarnent l’opinion publique actuelle extrêmement défavorable à Israël. «Si vos yeux sont sur Rafah, aidez-nous à y retrouver nos otages», répondent des messages pro-israéliens. Sur la toile, la polarisation est totale.
Sur le terrain, depuis les bombardements de son armée sur Rafah, dernier bastion du Hamas à Gaza où sont réfugiés des milliers de civils, l’Etat hébreu essuie un véritable affront international. Les indignations sont nombreuses et, pourtant, l’armée israélienne, si elle reconnaît son erreur, parle d’un accident amplifié par un incendie. Deux hauts responsables du Hamas étant la cible initiale de ces frappes, dont les dures images ont fait le tour du monde dimanche.
Malgré les condamnations de l’Organisation des Nations unies (ONU), les ordres de la Cour internationale de justice (CIJ), et la ligne rouge fixée par les Etats-Unis (une invasion totale de Rafah), Israël demeure déterminé à remplir ses objectifs militaires, peu importe le vent contraire auquel il fait face. «Irrémédiablement, la situation à Rafah se profile comme une hécatombe à court, moyen et long terme», prédit le chercheur Didier Leroy, spécialiste du Moyen-Orient (Ecole royale militaire et ULB). Entretien.
Didier Leroy, comment peut-on retracer les différentes étapes qui ont mené à la situation actuelle à Rafah?
Ce qui se déroule à Rafah semble être décisif pour plusieurs acteurs. Lors des trois premiers mois de guerre, les choses semblaient très négatives pour Israël et Netanyahu. Son rouleau compresseur israélien commençait alors sa démolition dans le nord de la bande de Gaza.
Entre janvier et mars, Netanyahu est remonté dans les sondages et le Hamas s’est révélé être moins redoutable qu’attendu. Les forces israéliennes ont continué leurs avancées sans rencontrer beaucoup de résistance ou d’embuscade de grande ampleur.
En avril, on est entré dans une troisième phase, avec l’annonce imminente de l’invasion de Rafah. Depuis sa récente initiation, l’opinion internationale est extrêmement anti-israélienne. D’autant plus que tout ce qui pouvait déraper a dérapé. Avec des bourdes au bilan très grave, dans la zone dite humanitaire d’Al-Mawasi, supposée être une safe zone. Des soldats égyptiens ont aussi été tués par des balles israéliennes à hauteur du corridor de Philadelphie.
En interne, Benny Gantz (ancien ministre de la Défense israélien et chef du Parti de l’unité nationale) s’est désolidarisé de Netanyahu. Il a posé un ultimatum selon lequel il faut que le premier ministre propose un plan concret pour l’après-guerre. Sans quoi Gantz ferait voler en éclat la coalition du cabinet de guerre dont il est membre. La pression est donc à nouveau extrêmement forte sur l’individu Netanyahu qui est toujours dans «l’imposture»: il essaie de sauver sa peau politiquement par l’action militaire.
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Dans ce contexte, le gouvernement de Netanyahu peut-il encore rester en place?
La pression est maximale. Aux Etats-Unis, les campus universitaires ont continué à faire parler d’eux. Le floating pier (port flottant) supposé acheminer de l’aide humanitaire a été endommagé. Pour Joe Biden, plus critiqué que jamais, cette gestion est un échec.
Si les accomplissements militaires sont au rendez-vous, le vent tournera peut-être à nouveau en faveur de Netanyahu. Mais si les catastrophes humanitaires se multiplient et que les gaffes de Tsahal continuent sans rapporter des trophées militaires, transformables en victoire politique pour Netanyahu, le cabinet de guerre et le gouvernement israélien imploseront. Des élections anticipées auraient alors lieu.
Le Hamas peut-il tirer parti, d’une façon ou d’une autre, de ce soutien propalestinien massif?
Il est clair que le vent souffle dans les voiles du Hamas, qui se sent en position de déclarer qu’il ne participe plus aux négociations de trêve et de libération des otages tant que les opérations militaires ont lieu. Les esprits les moins émotionnés et les plus rationnels garderont en tête que le Hamas est acculé: Rafah est son ultime bastion de résistance, et la ville est assiégée par l’armée israélienne. Les prochaines semaines seront déterminantes. Tout dépendra de ce que Tsahal parvient à faire en termes de captures de leaders, de récupération d’otages vivants ou morts, de découvertes de tunnels (une dizaine relient le corridor de Philadelphie entre l’Egypte et Rafah).
Suite aux frappes de dimanche à Rafah, le discours israélien est-il encore crédible/audible pour une partie de la communauté internationale?
D’un point de vue technique, les événements de ce week-end se situent dans une zone grise. Mais on fait face à des images qui aveuglent tout le monde et qui rendent inaudibles n’importe quel argument technique que Tsahal pourrait avancer (NDLR: qui voudrait que la frappe ne soit pas la seule responsable du nombre de victimes en raison d’un incendie s’est répandu par la suite). Pour l’instant, l’opinion publique ne peut/veut pas entendre ce genre de justifications. Cependant, même si les trois quarts de la communauté internationale sont contre l’agenda israélien, Israël restera dans sa posture qui consiste à jouer sa survie en solo. Qu’il y ait un nouveau gouvernement ou pas, la suite de la guerre risque de se poursuivre telle qu’elle a été annoncée par Netanyahu.
On fait face à des images qui aveuglent tout le monde et qui rendent inaudibles n’importe quel argument technique que Tsahal pourrait avancer. Même si les 3/4 de la communauté internationale sont contre l’agenda israélien, Israël restera dans sa posture qui consiste à jouer sa survie en solo.
Didier Leroy
Chercheur (ERM et ULB)
Israël ignore les avertissements de l’ONU et les ordres de la Cour de justice internationale. Les Etats-Unis sont-ils les seuls à détenir la clé?
Les Etats-Unis sont un Etat bipartisan, de plus en plus polarisé, à un moment crucial en termes d’échéance électorale. L’acteur étasunien est également crispé par rapport aux situations ukrainiennes et taïwanaises. Le Moyen-Orient est donc une migraine dont Joe Biden aurait pu allègrement se passer. Malgré tout, un présidentiable américain ne peut pas se présenter comme autre chose qu’un allié indéfectible d’Israël, malgré le choc des images et les manifestations universitaires. Trump a une posture pro-israélienne à 100%. Biden ne peut pas jouer la carte propalestinienne à outrance: il doit continuer à faire l’équilibriste.
Un présidentiable américain ne peut pas se présenter comme autre chose qu’un allié indéfectible d’Israël.
Didier Leroy
Chercheur (ERM et ULB)
Pour les Etats-Unis, stopper toutes les livraisons d’armes est donc exclu?
Pour terminer les opérations à Rafah, Israël n’a pas vraiment besoin de bombes lourdes américaines, au contraire. Il en aura besoin par la suite, pour la Cisjordanie, le Liban, et l’Iran. La société israélienne va pousser pour récupérer les otages, mais aussi pour éliminer la menace sécuritaire que représente le Hamas sur le front sud et le Hezbollah sur le front nord, quelle que soit l’équipe à la manœuvre dans un futur gouvernement.
C’est-à-dire?
Benny Ganz, grand favori des futures élections, s’est montré très évasif par rapport au prochain objectif stratégique. Il ne parle pas de solutions à deux Etats et essaie de prôner une ligne moins polarisante qui consiste à rester militairement présent dans le bande de Gaza, sans pousser dans la partie sud. Cela permettrait un meilleur acheminement de l’aide humanitaire et, par la même occasion, un essoufflement de l’opinion publique. Ganz pourrait aussi estimer que le Hamas est suffisamment affaibli, et que ses tirs de roquettes se sont taris. De cette manière, il pourrait déplacer le curseur de la tension internationale sur le front nord, vers le Hezbollah. Si tel est le cas, le Hezbollah (chiite), ne sera pas autant soutenu par le monde musulman (majoritairement sunnite).
Quelles sont les perspectives pour les civils à Rafah?
Actuellement, on n’en voit aucune. La bande de Gaza est inhabitable et le restera pendant un long moment. Les civils ne peuvent ni passer en Israël, ni passer en Egypte. Dans une phase ultérieure, on peut imaginer une évacuation de réfugiés au compte-gouttes dans le cadre d’un plan international. Irrémédiablement, la situation se profile comme une hécatombe à court, moyen et long terme. Avant que la bande de Gaza n’entre dans une nouvelle phase, celle de la reconstruction, plusieurs mois s’écouleront.
Concernant un potentiel cessez-le-feu, les négociations sont également mal embarquées. Israël réalise un blocage au niveau du poste-frontière d’Erez. Et depuis que Tsahal est à proximité, l’Egypte a complètement fermé son point de passage. Cela signifie que tout ce qui transitait par Rafah transite à nouveau vers Kerem Shalom. Avec ce que cela implique comme contrôles supplémentaires, puisque les soldats israéliens sont très suspicieux face à n’importe quel camion entrant. Pour l’instant, on est donc dans une phrase particulièrement atroce d’une guerre qui l’est tout autant.
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