La statue de John Harvard, premier donateur bienfaiteur de l'université située près de Boston, est ceinte d'un keffieh palestinien. © GETTY IMAGES

Mouvement étudiant propalestinien: «On ne parle quasiment jamais des responsabilités du Hamas» (entretien)

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

«Les victimes ne sont-elles dignes de mobilisation que quand les Israéliens peuvent être accusés?», s’interroge le philosophe Guy Haarscher.

Philosophe, professeur émérite à l’ULB, Guy Haarscher connaît bien le monde académique américain pour avoir été professeur invité de l’université Duke, à Durham en Caroline du nord, pendant 20 ans. Il analyse la contestation propalestinienne des étudiants américains.

Le soutien aux Palestiniens dans les universités américaines est-il plus ample que par le passé? Si oui, faut-il y voir le résultat de l’importance prise par le mouvement «décolonial»?

Le mouvement décolonial a ceci de particulier qu’il applique à la réalité contemporaine un schéma abstrait et simpliste: tout le mal vient des colonisateurs blancs, et de la survivance dans les mentalités de stéréotypes racistes issus de la colonisation. Selon cette conception, les Juifs se trouvent du côté des dominateurs et Israël est réduit à un fait colonial, ce qui est historiquement très contestable. Il n’est dès lors pas étonnant que la lutte contre l’antisémitisme ait du mal à trouver sa place dans les combats que mène ce mouvement – c’est plutôt une «nébuleuse» – contre les discriminations et le racisme.

Les manifestations propalestiniennes aux Etats-Unis revêtent-elles, dans certains cas, un caractère antisémite?

Je le pense, même si je refuse l’instrumentalisation de l’antisémitisme par la droite israélienne dans le but d’étouffer toute critique de l’action du gouvernement. Je n’ai aucune sympathie – c’est le moins que l’on puisse dire – pour le gouvernement israélien actuel, mais je pense aussi qu’Israël est traité, en particulier dans ce conflit, de façon très biaisée et donc injuste. Les horreurs épouvantables du 7-Octobre sombrent déjà dans l’oubli, et c’est à peine si on parle des otages: on ne souligne pas assez que, comme le disait Camus, il y a des moyens qui ne peuvent jamais être utilisés, quelle que soit la légitimité de la cause, ce qui disqualifie radicalement le Hamas comme interlocuteur. Qui plus est, le Hamas porte aussi une responsabilité écrasante dans la tragédie qui frappe aujourd’hui les Gazaouis. En principe, l’armée et les forces de l’ordre doivent se placer «devant» les civils pour les protéger. Ici, le Hamas, sachant que la réaction israélienne serait très dure après le massacre du 7 octobre dernier, n’a pas protégé «son» peuple. Il s’est caché derrière – plus exactement «sous» – les populations civiles. Il s’en est fait un bouclier. Le message adressé aux responsables israéliens était: si vous voulez nous atteindre, transpercez ce «bouclier», et faites monter en flèche les «dommages collatéraux», ce qui suscitera l’indignation légitime du public. Le gouvernement israélien a décidé de passer à travers le bouclier et d’utiliser des moyens terribles pour arriver à ses fins: il doit donc assumer également sa responsabilité. Quand vous avez le droit d’entrer en guerre (jus ad bellum), vous n’êtes pas autorisé à faire n’importe quoi «dans» la guerre (jus in bello). Mais la position des manifestants propalestiniens est généralement très biaisée. On ne parle quasi jamais des responsabilités du Hamas que je viens de pointer. On ne met en avant que les responsabilités du gouvernement israélien. Ce n’est pas tout: qui se soucie des victimes d’autres conflits dans le monde, de la famine au Soudan, des femmes écrasées en Iran par un pouvoir barbare? Qui manifestait quand des Palestiniens étaient massacrés par Bachar al-Assad lors de la terrible guerre civile en Syrie? Les victimes ne sont-elles dignes de mobilisation que quand les Israéliens peuvent être accusés? Plus grave encore: au lieu d’attaquer le gouvernement Netanyahou, on s’en prend aux Israéliens en tant que tels, et, pis, aux Juifs en général: les injures et intimidations antisémites se sont multipliées, des féministes juives ont été agressées…

«Israël est réduit à un fait colonial, ce qui est historiquement très contestable.»

Comment analysez-vous l’attitude des présidentes d’université, notamment celles de Harvard, de l’université de Pennsylvanie et du MIT, face aux critiques sur la gestion de ces manifestations?

Les trois présidentes se sont retranchées, si l’on peut dire, derrière la liberté d’expression pour affirmer que la condamnation de propos brutalement antijuifs dépendait du «contexte»: il ne seraient contraires aux règles de leurs universités respectives que si la violence était imminente et probable. On peut souscrire ou non à cette conception très large, «américaine», de la liberté d’expression. Mais chacun sait que de très nombreux speech codes ont été adoptés par les universités: sur les campus, on ne peut pas dire n’importe quoi sur les femmes, les Noirs, les Indiens, les homosexuels, etc., et cela même sans danger de violence imminente. Deux poids, deux mesures, donc. On comprend que les étudiants juifs se soient sentis très mal.

Claudine Gay (à g.), la présidente de l’université de Harvard, accusée d’avoir été ambiguë sur l’antisémitisme, a dû démissionner. © Getty Images

La situation dans les campus américains consacre-t-elle une évolution du «rapport de force» entre l’influence de la communauté juive et celle de la communauté d’origine arabe, au «bénéfice» de la seconde, aux Etats-Unis?

Je ne poserais pas la question en termes de rapports de force. Je suis depuis des décennies partisan de la solution à deux Etats. Je pense, à l’inverse du Hamas, mais aussi des suprémacistes juifs du gouvernement Netanyahou, qu’il existe une double légitimité et deux peuples ayant droit à l’autodétermination. Les Palestiniens qui refusent de traiter Israël de façon caricaturale et sont prêts à balayer devant leur porte trouveront des alliés israéliens et juifs pour construire la paix, et pour critiquer très vigoureusement le gouvernement Netanyahou pour sa responsabilité dans la situation insupportable à Gaza et dans la colonisation – ici, le mot est tout à fait adéquat – de la Cisjordanie. Mais il faut cesser de passer sous silence l’immense responsabilité du Hamas depuis le 7 octobre, sans oublier le parrain iranien, et refuser absolument de s’en prendre aux Juifs en tant que tels, si l’on veut pouvoir encore travailler à une solution juste.

Guy Haarscher, philosophe. © PABLO GARRIGOS

L’activisme propalestinien dans les universités en France ou en Belgique est-il de même nature que celui observé aux Etats-Unis? Cela vous inquiète-t-il?

Je pense que les bases idéologiques de l’activisme sur les campus américains sont également présentes chez nous: les combats sont aujourd’hui mondialisés. Oui, je suis inquiet. Une solution juste au Proche-Orient devient à court terme de plus en plus improbable. Et ceux qui essaient de faire montre d’un peu de sens de la nuance en la matière ont de plus en plus de difficultés à se faire entendre.

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