François De Smet
Montée des nationalismes en Europe: c’est le moment de (re)lire « Nations et nationalisme »
Ernest Gellner est un intellectuel né tchèque à Paris en 1925, résident britannique la majeure partie de sa vie, mourant à Prague en 1995. Il a livré des ouvrages clés relevant à la fois de la philosophie et de la sociologie.
Parmi eux, le plus célèbre est Nations et nationalisme, paru en anglais en 1983. S’intéressant de près au phénomène des nations, Gellner propose une vision mécaniste et dialectique du processus identitaire, bien éloignée des mythes romantiques qui alimentent pourtant, depuis le xviiie siècle, les mouvements nationalistes en Europe.
Selon Gellner, la littérature nationale romantique se leurre en considérant le nationalisme comme une force chtonienne, cachée, issue des abîmes du temps et des hommes, et qui se réveillerait en se délivrant de ses chaînes – raison pour laquelle la nation a toujours besoin d’un ennemi. Le nationalisme est plus simplement une réponse économique face à un besoin d’unité, d’homogénéité propre à la modernité. Loin d’être un aboutissement de l’histoire, la nation serait ainsi à voir comme un simple outil du développement des sociétés modernes, rendu nécessaire par les impératifs d’unité et d’efficacité propres à l’ère capitaliste et industrielle. Comme le résume Gellner, » le nationalisme pratique une duperie fondamentale à l’égard des autres et de lui-même. Le nationalisme consiste essentiellement à imposer globalement à la société une haute culture là où la population, dans sa majorité, voire sa totalité, vivait dans les cultures inférieures. Cela signifie la diffusion et la généralisation d’une langue transmise par l’école et contrôlée par l’université, dont la codification répondrait aux exigences de la technologie et de la bureaucratie pour permettre une communication assez précise. On assiste à la mise en place d’une société anonyme et impersonnelle, composée d’individus atomisés et interchangeables dont la cohésion dépend surtout d’une culture commune de ce type, là où se trouvait une structure complexe de groupes locaux, pétris de culture populaire dont la reproduction était assurée localement par les microgroupes eux-mêmes en respectant les particularismes. »
La duperie réside en ceci : la présentation comme un progrès identitaire ce qui constitue en fait une réduction d’identités, une unification rendue nécessaire par l’industrialisation, l’urbanisation, le développement de l’enseignement et la construction de cultures communes par lesquelles les gens, en sortant de leurs familles et de leurs hameaux, sont lentement invités à se reconnaître comme membres d’une communauté qui les dépasse. Cela requiert des sacrifices souvent inconscients (abandons de coutumes, de traditions, de patois) au profit de vastes mouvements de centralisation et d’unification qui, pour apparaître légitimes, doivent rendre en retour une grandeur et un sens valorisant à la nation de destination.
De quoi porter un oeil différent, peut-être, sur la recrudescence des nationalismes européens quels qu’ils soient, prétendant tirer leurs sources dans la seule oppression d’une identité négligée : la nation est par essence une création industrielle dont les items identitaires ne sont que les outils. La division du travail propre au monde industriel réclame un haut niveau d’organisation qui nécessite le partage, par une communauté large, de traits identitaires communs facilitant l’efficacité des échanges et de la production. Comprendre cette contingence constitue l’antidote identitaire le plus à notre portée.
Nations et nationalismes, par Ernest Gellner, Payot, 1989 (traduction française).
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