« Mon conseil aux féministes : ne méprisez pas les femmes au foyer »
« Même si une seule femme perce dans une nouvelle profession, la preuve est là à chaque fois : les femmes en sont capables », déclare le sociologue néerlandais Abram de Swaan. Et les opposants à l’émancipation des femmes, des djihadistes aux représentants des nouveaux mouvements de droite, n’y changeront rien, selon lui.
Le patriarcat est en train de se fissurer partout dans le monde, dit Abram De Swaan. L’avènement des femmes est le résultat de leur éducation croissante et de l’importance déclinante de leur force physique dans nos économies hautement développées. Et c’est là que le bât blesse. Les hommes n’abandonnent pas leur domination sans coup férir. Dans son nouveau livre Tegen de vrouwen (Contre les femmes), De Swaan décrit la coalition bigarrée qui, sans toujours exprimer ouvertement son opinion, résiste à l’émancipation des femmes. Les djihadistes et les partisans d’autres mouvements orthodoxes mènent une guerre contre les femmes, affirme-t-il. Les nouveaux mouvements d’extrême droite – « les extrémistes de droite », comme il les appelle – veulent qu’elles restent soumises aux hommes, en vertu de leur glorification de la nation blanche traditionnelle.
Pourtant, De Swaan est le premier à relativiser les frictions – chez nous, du moins. « Vivre ensemble en tant que femmes et hommes est l’un des plus grands défis. Ce n’est pas du tout un problème si ça ne passe pas toujours parfaitement. Et dans nos pays, nous nous en tirons toujours très bien. Il n’y a pas beaucoup de victimes. »
L’émancipation des femmes a remis en question des relations qui peuvent avoir des milliers d’années. Est-ce pour cette raison qu’elle rencontre autant de résistance?
Abram de Swaan : Les hommes ont longtemps trouvé normal que leur femme se taise pendant qu’ils parlent, qu’elles préparent leur petit-déjeuner et qu’elles allaitent leurs enfants. Pour eux, entretenir leur famille était une source de fierté. Surtout dans la classe ouvrière instruite: l’homme subvenait aux besoins financiers de la famille, elle restait à la maison. Les hommes étaient le patron, ou du moins c’est ce qu’ils pensaient.
Quand les hommes ne peuvent plus dominer leurs femmes, ils ont l’impression de perdre leur statut et leur honneur. C’est ce qui explique le ressentiment que ressentent tant d’hommes lorsque les femmes progressent dans la société. Ou pensez aux expressions liées à la femme cheffe de famille: elle « porte la culotte » ou il est « une carpette » qui lui obéit. Beaucoup d’hommes se sentent petits face à de tels arrangements modernes, surtout aux yeux des autres hommes.
Et puis le processus d’émancipation des femmes en Europe occidentale dure depuis 500 ans. Dans beaucoup de pays que je qualifie d' »extra-occidentaux « , les femmes ne vont à l’école que depuis les années 1960 ou 1970 et maintenant qu’elles commencent à rattraper les hommes, il y a évidemment énormément de frictions.
Votre livre parle de cette friction et de la protestation contre l’émancipation des femmes. Les religions s’avèrent d’importants foyers de résistance.
Oui, dans toutes les religions, l’aile conservatrice s’oppose à l’émancipation des femmes. C’est ce qui se passe dans l’hindouisme et aussi dans le bouddhisme – beaucoup trop idéalisé – qui est une Église répressive comme les autres. C’est le cas parmi les chrétiens évangéliques en Amérique du Nord, dans l’Église catholique en Amérique du Sud et parmi les juifs orthodoxes. Et au sein de l’Islam, le mouvement conservateur fait boule de neige suite à l’émancipation des femmes.
Et ils n’aiment pas l’admettre – c’est un motif caché – mais que veulent vraiment ces djihadistes ? Tout d’abord, ils veulent avoir une image super masculine, avec des lunettes de soleil de macho et des fusils lourds. Ils souhaitent avoir l’air combatifs et honorables. Ils s’engagent également pour le califat mondial, où régnera l’islam le plus pur et où sera pleinement appliquée la charia, la tradition juridique islamique. C’est simple: la femme sera alors à nouveau reléguée au foyer et à la cuisine. Ainsi, dans le cas des djihadistes, la charia n’est qu’un mot code pour désigner l’oppression des femmes.
La résistance sous un autre angle vient de la « droite », comme vous les appelez : de nouveaux groupes ou partis politiques de droite, d’extrême droite et identitaires, qui ont pu avoir le vent en poupe notamment grâce à Internet.
Dans ces groupes-là aussi, vous avez le culte de l’extrêmement masculin : les bottes, les vestes en cuir, les marches. Là aussi surgit l’oppression des femmes, qui se situe juste en dessous du racisme et de la glorification de la nation blanche. C’est lié à leur conception du « peuple », la plus haute valeur de l’extrême droite. Un peuple est comme un organisme composé de cellules, en l’occurrence de familles. Dans ces familles, la femme soutient l’homme dans sa lutte et l’homme la protège, elle et ses enfants. Mais il faut évidemment un ennemi, sinon il n’y a rien à protéger. Et l’ennemi, ce sont des étrangers effrayants. C’est la grammaire de l’extrême droite mondiale. Vous pouvez remplacer terme ‘étranger’ pour ce que vous voulez : pour Donald Trump, ce sont des « violeurs latinos », chez nous, ce sont des « Maghrébins en chaleur qui touchent nos femmes ».
Les politiciens d’extrême droite défendent souvent l’égalité des hommes et des femmes, que les migrants n’accepteraient pas ?
Oui, les extrémistes de droite en Amérique et ici agissent souvent comme protecteurs de ces pauvres femmes de musulmans ou de latinos, parce qu’ils oppriment cruellement leurs femmes. Ces femmes migrantes sont donc, d’une part, pitoyables et, d’autre part, elles « se reproduisent comme des lapins » et recourent à l’aide sociale – parce qu’elles sont aussi paresseuses, et nous payons ça. Toutes des phrases vides, mais qui font partie intégrante de la grammaire de la droite radicale.
Ce qui frappe également dans votre livre, c’est que beaucoup de jeunes hommes n’ont pas une haute opinion de l’émancipation des femmes.
Pour vous donner un exemple, l’année dernière, j’ai passé deux semestres à l’Université Columbia à New York, et j’étais vraiment fasciné par ce qui s’y passait. Dans les universités américaines, il y a un gros problème avec les garçons qui ont affaire aux femmes. Tel le Christ, une jeune fille a traversé le campus en portant un matelas: elle avait été violée et a protestait contre l’impunité. Tous les garçons ne se comportent pas violemment, mais ils se révèlent souvent intimidants et ne comprennent pas ce que veulent les femmes.
À Columbia, il y a maintenant des cours obligatoires pour les garçons: « Comment traiter les femmes ». (rires) C’est difficile à comprendre pour nous, en Europe. Le système américain de clubs d’étudiants masculins, dont certains sont extraordinairement élitistes, et d’anciens étudiants riches qui donnent parfois beaucoup d’argent à l’université, fait que les jeunes hommes se permettent beaucoup avec les femmes – jusqu’au viol. Et que ça reste impuni.
Vous esquissez également ce qu’on appelle la manosphère, le monde coloré de la misogynie sur Internet.
Je peux comprendre la colère de certains hommes. En Amérique, par exemple, il y a beaucoup d’hommes qui sortent ruinés d’un divorce. Curieusement, c’est dû aux juges conservateurs qui pensent que les enfants devraient rester avec la mère. Du coup, elle ne peut pas travailler et doit percevoir une pension alimentaire.
En outre, vous avez, par exemple, les incels ou les garçons célibataires involontaires. Les incels classent les hommes selon les lettres de l’alphabet grec. Les alphas sont très beaux, de grands gars aux mâchoires droites, yeux bleus et tablettes de chocolat. Ils peuvent avoir toutes les femmes qu’ils veulent, à savoir les filles sexy et jolies. On dit qu’on a tous une âme soeur, mais les incels disent qu’ils ne trouvent personne. Au fond, ils trouvent que ces jolies filles doivent leur accorder leurs faveurs. Ce n’est pas à ces femmes de décider qui elles veulent, non, elles doivent répondre à leurs avances. Et elles ne le font pas! Chez certains d’entre eux, la frustration entraîne la violence, et ils commettent des attentats sanglants.
Le patriarcat mondial que vous décrivez existe-t-il encore dans nos sociétés d’Europe occidentale ?
À bien des égards, c’est le cas, mais sa violence n’a pas l’intensité d’un pays comme l’Arabie saoudite, à l’Amérique latine – avec sa culture machiste extrême et son église catholique rigide – ou au continent africain. L’Europe occidentale, et certainement les Pays-Bas historiques (NDLR : plus ou moins l’actuel Benelux), ont été une exception à la suprématie masculine mondiale pendant des siècles. Au Moyen-Âge, les femmes riches et éduquées y jouissaient d’une grande liberté d’action. Nous avons donc eu beaucoup plus de temps pour nous adapter à la montée des femmes. Et même là, il n’est pas facile du tout de se mettre d’accord sur la répartition des tâches ménagères par exemple.
Chez nous aussi, l’opposition est coriace?
Il y a aussi un côté professionnel. L’homme a un emploi et des perspectives. Il gagne souvent plus que la femme, alors il faudrait être fou pour lui confier le ménage. Ce qui joue aussi un rôle : en tant qu’homme, vous êtes une mauviette si vous restez derrière votre machine à laver toute la journée. Comme si les femmes au foyer restaient derrière leur machine à laver toute la journée, mais bon.
#MeToo, la dernière phase du féminisme, concerne les femmes qui n’acceptent pas les attouchements des hommes et le harcèlement sexuel. Beaucoup d’hommes et même de femmes pensent que les féministes de #MeToo font trop de bruit. Vous ne semblez pas de cet avis.
Non. Prenez le comportement de certains hommes vis-à-vis des femmes dans les transports en commun. Cela se produit partout, et à Beijing et à Delhi, c’est très grave. Il n’est jamais arrivé qu’une femme à qui on touche les seins dans le métro se retourne et roule une pelle à son harceleur. L’homme le sait très bien. Il ne s’agit pas d’assouvir son désir, mais de pouvoir et d’outrage. « Tu es une salope, parce que tu sors de ton cercle familial. Et c’est pour ça que j’ai le droit de te toucher. » Les sociologues, anthropologues et féministes féminines ont développé cette idée, et je pense qu’elles ont raison.
Certaines féministes disent aussi que #MeToo mène à un nouveau puritanisme. L’actrice française Catherine Deneuve s’est même demandé s’il était « encore permis de flirter? »
Il y a une clé-miracle qui convient à toutes les situations : le consentement mutuel. En fait, toute la réglementation morale de nos rapports les uns avec les autres est basée sur le consentement mutuel de personnes capables de disposer d’elles-mêmes de manière autonome. C’est aussi simple que cela.
Et évidemment qu’on peut faire des compliments. Mais quand vous faites une interview, vous voulez poser de bonnes questions et ne pas être jugée sur les bijoux que vous portez. On peut aussi en discuter, mais nous devons d’abord nous prendre mutuellement au sérieux en tant que professionnels. Les femmes devraient peut-être être plus courageuses et signaler tout de suite, avant que la situation ne dégénère: « Cela me gêne ».
Il y a, bien sûr, des hommes qui pensent mieux savoir ce que les femmes veulent que les femmes elles-mêmes. Le livre du leader du Forum pour la démocratie Thierry Baudet (Voorwaardelijke liefde (Amour conditionnel) : NLDR) contient l’idée qu’il faut aborder les femmes comme un mâle alpha, qu’il faut les soumettre: elles aiment ça. Eh bien, certaines femmes aiment peut-être se sentir dominées à certaines occasions bien précises. Tant que le conquérant est fraîchement lavé et fait exactement ce qu’elles ont imaginé. (rires) Ce qui est très différent du viol dans la vraie vie. C’est une misère odieuse, sale et violente.
Malgré la montée des femmes, ce sont justement des leaders politiques machos comme Donald Trump, Jair Bolsonaro ou encore Thierry Baudet qui ont beaucoup de succès. Aussi grâce à l’appui de nombreuses femmes.
C’était pareil dans le mouvement ouvrier. Tous ces ouvriers ne votaient pour les sociaux-démocrates. Non, un grand nombre d’entre eux, chez vous aussi, votaient pour les partis catholiques. Il en va de même dans le mouvement des femmes. Beaucoup d’Américaines croyantes désapprouvent fortement le mode de vie « débauché » de Trump et ces filles étranges qu’il s’avère avoir – Stormy Daniels : déjà rien que le nom est épatant (rires). Les dirigeants politiques comme lui sont des exemples de masculinité exagérée et surfaite. Cependant, les femmes ont aussi le sentiment que Trump met un terme à l’immigration, qu’il défend l’Amérique. Ce ne sont pas seulement des femmes, elles sont aussi conservatrices, elles sont plein de choses.
Beaucoup de femmes pensent aussi que les féministes de gauche les méprisent en tant que femmes au foyer et mères. Toutes les femmes ne suivent pas un enseignement supérieur et ne prennent pas la parole dans les congrès internationaux. Beaucoup de femmes se sentent mal à l’aise dans ce monde d’éducation, de carrière et de réussite. Elles ont le sentiment de faire un travail important au sein du ménage, parce qu’elles élèvent des enfants et aident un homme dans sa carrière. Et c’est évidemment le cas.
C’est pourquoi je conseille au mouvement des femmes de ne pas minimiser le ménage. Vous vous mettrez toutes les femmes qui y consacrent leur vie à dos, et vous ne convaincrez jamais les hommes de faire le même travail. Il faut dire: le ménage est le travail d’un homme typique – créatif, indépendant, honorable !
L’émancipation des femmes est positive pour les hommes aussi, estimez-vous. Comment?
Pour moi, il est plus agréable de parler à une femme en tant qu’être unique qu’à une femme en tant que modèle d’un groupe, de » la femme « . Et le but est que les gens aient plus de possibilités et plus de libertés, peu importe qui ils sont, n’est-ce pas ?
Des études révèlent que les gens de gauche, en particulier, se félicitent de l’égalité croissante entre les hommes et les femmes.
Oui, je suis plutôt à gauche aussi. Au fond, je suis un social-démocrate conservateur : ne changez pas ce que vous n’avez pas à changer. Je n’aime pas les très grands projets, je suis pour la circonspection, la gradualité et la prudence. Mais il faut d’abord supprimer les limites des gens, et vu les circonstances actuelles, il nous reste encore beaucoup de chaînes à briser.
C’est aussi un corset pour les hommes que de devoir être terriblement masculin tout le temps. Parfois, on a envie de montrer ses émotions.
Certains hommes se plaignent justement de la féminisation générale de la société, qui mettrait en péril des valeurs masculines telles que l’ambition et l’envie d’innover.
Il s’agit généralement de valeurs vagues. Je ne sais pas si cette plainte est vraie et, en outre, de nombreuses femmes se révèlent également innovatrices et ambitieuses. La seule chose, c’est qu’on porte un regard différent sur elles.
Dans mon livre, je parle d’une expérience. On présente deux biographies inventées à un panel, l’une d’une femme et l’autre d’un homme, contenant une description de leur carrière et de leurs caractéristiques. À ce moment-là, ils reçoivent à peu près la même appréciation. Puis, quand on dit qu’ils sont à la fois ambitieux et dynamiques, et qu’ils aspirent fortement au pouvoir, l’appréciation pour l’homme augmente et l’appréciation pour la femme diminue. Manifestement, les hommes et les femmes ont du mal avec les femmes qui s’affirment, qui ne flanchent pas et qui ont de l’ambition.
Les gens aux idées prononcées sur les « vrais hommes » et les « vraies femmes » ont aussi du mal avec les homosexuels ou les transgenres.
Je pense qu’ils sont très menaçants pour eux : il ne peut rien y avoir du tout entre les hommes et les femmes. Des études sur le sport révèlent que de nombreuses femmes diffèrent dans la structure de leurs organes génitaux et hormonaux, et qu’il est plutôt question d’un continuum entre les femmes et les hommes. Ce qui est étrange, c’est que les hommes ne sont jamais examinés. S’ils disent : « Écoutez, j’ai un système hormonal plus féminin, vous devez me donner quelques points d’avantage », ils perdront la compétition masculine – voilà pourquoi. Les femmes aux caractéristiques masculines l’emportent et font l’objet d’enquêtes. (rires) De telles recherches montrent qu’il y a beaucoup plus de doutes que nous aimerions le croire.
Même s’il reste encore un long chemin à parcourir et que la résistance augmente dans certains milieux, vous pensez qu’on n’arrêtera pas l’émancipation des femmes, où que ce soit dans le monde. Pourquoi en êtes-vous si sûr ?
Vous devez imaginer que vous êtes une fillette de cinq ans dans un village du Pérou ou dans les montagnes du Bhoutan. Vous regardez la télévision ou vous avez le Wi-Fi et vous voyez une femme sauter d’un tremplin de saut à ski. Ou vous voyez une femme générale, une femme présidente, une femme astronaute, une spécialiste dans un hôpital. Chaque fois que les femmes de ces pays verront qu’ailleurs les femmes sont autorisées à sortir dans la rue sans être accompagnées, à se rendre à l’école, au café ou au cinéma, qu’elles sont autorisées à faire de la moto, du judo ou de la natation mixte, et qu’elles sont autorisées à exercer certaines professions, la preuve leur sera fournie que c’est possible. Ces fillettes ne l’oublieront pas.
Même si, dans de nombreuses sociétés, les femmes sont encore en position de subordination et que les filles ne vont pas longtemps à l’école ?
Elles savent que c’est possible, et c’est de cela qu’il s’agit. Il y a cinquante ans, je ne savais pas. À l’époque, on pensait savoir quelque chose sur les femmes. Qu’elles étaient trop émotives pour pouvoir être juges, par exemple. « Ne les laissons pas faire » aurait été une déclaration sensée à l’époque. Mais même si une seule femme perce dans une nouvelle profession, la preuve est fournie à chaque fois : les femmes en sont capables. Ensuite, cela devient beaucoup plus difficile pour les hommes, parce qu’ils doivent prouver pourquoi toutes ces autres femmes n’en seraient pas capables elles aussi. Et ça change tout.
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