Via notamment Lampedusa, l’Italie est la principale destination actuelle des migrants qui rejoignent l’Europe. © BELGAIMAGE

Migration: quelle solidarité européenne au-delà de la « crise » de Lampedusa ?

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

La présence de l’Union européenne aux côtés du gouvernement Meloni à Lampedusa ne garantit pas une stratégie migratoire durable.

Ursula von der Leyen devrait se rendre plus souvent à Lampedusa. Entre le 11 et le 13 septembre, 8 500 migrants venus de Tunisie à bord de 199 embarcations, chiffres de l’ONU, avaient débarqué sur les côtes de l’île italienne en Méditerranée. Le 17 septembre, il n’y en avait plus que 1 500 dans le centre d’accueil de la Croix-Rouge lorsque la présidente de la Commission y a fait un déplacement avec la Première ministre Giorgia Meloni…

Voilà donc la démonstration qu’un accès de migration localisé peut être géré rapidement quand la volonté politique, poussée par la focalisation médiatique, est effective. Le constat est bien sûr à relativiser. Le centre d’accueil de la Croix-Rouge à Lampedusa est configuré pour accueillir six cents personnes. La surpopulation y persiste. Peu d’informations ont filtré sur les conditions d’accueil des migrants qui ont été répartis ailleurs dans la Péninsule. Surtout, l’Italie est confrontée à une vraie augmentation du nombre de candidats réfugiés depuis le début de l’année.

Demande d’aide justifiée

En date du 22 août, le ministère de l’Intérieur avait enregistré l’arrivée de 105 583 personnes sur les côtes italiennes depuis le début de l’année 2023. C’est beaucoup plus qu’en 2022 (51 328) et qu’en 2021 (35 480), année Covid il est vrai, et dans les niveaux des pics de 2015 et 2016, selon le porte-parole du bureau de coordination pour la Méditerranée de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), Flavio Di Giacomo. Un afflux important donc, d’autant qu’il a été porté à 128 600 âmes au 13 septembre, mais pas d’office insurmontable.

Ce diagnostic n’en impose pas moins un constat évident: principale porte d’entrée actuelle des migrations vers l’Union européenne, l’Italie est fondée à réclamer plus d’aide de la part des autres Etats membres. Qu’elle soit dirigée par un gouvernement avec une forte composante d’extrême droite n’y change rien. C’est sans doute le message qu’a voulu adresser la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, en faisant le voyage de Lampedusa, quelques jours seulement après la «crise».

Des propositions générales

A l’expression de sa solidarité, elle a voulu ajouter des actes concrets en présentant «un plan en dix points pour Lampedusa», qui, en réalité, doit être ramené à huit mesures tant, à deux reprises, deux d’entre elles relèvent d’un domaine identique. Elles ont été présentées comme immédiates mais devront, pour un certain nombre, mobiliser beaucoup de bonnes volontés avant d’être effectives. Elles visent à renforcer le soutien à l’Italie de l’Agence de l’UE pour l’asile (AUEA) et du corps de garde-frontières Frontex, à soutenir le transfert de migrants vers d’autres Etats membres, à intensifier le retour des migrants non éligibles à l’asile, à multiplier les accords de lutte contre les trafiquants de migrants avec les Etats concernés, à étudier les possibilités de renforcement des missions navales en Méditerranée pour améliorer la surveillance des frontières, et à limiter l’utilisation par les passeurs d’embarcations inadaptées à la navigation… Elles prévoient, en outre, davantage de campagnes de sensibilisation pour décourager les traversées de la Méditerranée et une meilleure collaboration pour une approche globale» avec le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés et l’Organisation internationale pour les migrations.

L’immigration européenne est un défi européen qui a besoin d’une réponse européenne.

Mais la réalité de la politique européenne en matière migratoire est très éloignée des déclarations d’intention en temps de crise. Les manifestations de solidarité formulées à l’égard de l’Italie depuis le 11 septembre ne doivent pas faire oublier que la France et l’Allemagne avaient annoncé, à la fin du mois d’août, ne plus vouloir accueillir de migrants venant d’Italie. Au moment où un grand nombre débarquaient sur les côtes de Lampedusa, le ministre français de l’Intérieur, Gérald Darmanin, annonçait à Menton le renforcement des effectifs policiers et même militaires (120 soldats retirés de l’opération Sentinelle de prévention contre le terrorisme) pour accroître le contrôle de la frontière avec la Péninsule.

Pressions de l’extrême droite

Les élections européennes ont lieu dans environ neuf mois. Et les gouvernements allemand et français sont attentifs à tout ce qui pourrait doper, selon eux, le vote en faveur de l’extrême droite. Le dossier de l’immigration est donc devenu particulièrement sensible. Début août, un sondage de l’institut YouGov donnait l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) deuxième du scrutin de début juin 2024 avec 23% des voix, derrière les chrétiens-démocrates de la CDU mais devant les sociaux-démocrates du chancelier Olaf Scholz.

La menace est encore plus sérieuse en France puisque le Rassemblement national est crédité, selon une étude d’opinion réalisée par l’Ifop le 4 septembre, de 25% des voix, en tête devant la liste Renaissance, de la majorité présidentielle, mesurée entre 21% et 23% des suffrages. Des chiffres dans une certaine continuité par rapport aux élections européennes de 2019 remportées par le Rassemblement national avec 23,34% des voix contre 22,42% à la liste macroniste. Mais une nouvelle victoire du parti de Marine Le Pen pourrait crédibiliser un peu plus encore sa prétention à accéder à l’Elysée à l’issue du scrutin présidentiel de 2027. Elle assistait, le 17 septembre, au meeting de lancement de la campagne européenne du numéro 2 du gouvernement italien et leader de La Ligue, Matteo Salvini, axée notamment sur la dénonciation de la «submersion migratoire». En outre, Emmanuel Macron est contraint par l’alliance circonstancielle avec Les Républicains qu’il tente de mettre en place pour faire aboutir certains projets à l’Assemblée nationale, faute de majorité. Or, la droite traditionnelle, sous la houlette de son président Eric Ciotti, a encore un peu plus droitisé son discours, entre autres, sur le thème de l’immigration.

Ursula von der Leyen aux côtés de Giorgia Meloni, à Lampedusa: une solidarité justifiée.
Ursula von der Leyen aux côtés de Giorgia Meloni, à Lampedusa: une solidarité justifiée. © BELGAIMAGE

Attitude différente en Allemagne

Les dirigeants de la France et de l’Allemagne ne se lanceront donc pas au cours des prochains mois dans de grands bouleversements stratégiques en matière de migration qui pourraient prêter le flanc à l’exploitation électoraliste et faire le lit de l’extrême droite. La preuve par la concrétisation laborieuse de l’accord sur l’aménagement de la politique migratoire de l’Union européenne conclu le 8 juin par les ministres de l’Intérieur des Vingt-Sept. D’abord, la Pologne et la Hongrie s’y sont opposées. Ensuite, il prévoit une répartition plus équitable entre Etats membres des demandeurs d’asile arrivés dans un pays de l’Union, mais laisse la possibilité à certains de s’y soustraire, moyennant contribution financière dans un fonds d’aide aux pays de première ligne. Enfin, la mise en pratique des mesures contenues dans l’accord ne se fait pas sans heurts. Si des avancées ont été enregistrées en matière de procédures aux frontières et de gestion des candidats réfugiés, l’établissement de règles en cas de crise butte sur un blocage de l’Allemagne.

«L’immigration européenne est un défi européen qui a besoin d’une réponse européenne», a plaidé Ursula von der Leyen à Lampedusa devant Giorgia Meloni. Mais la présidente de la Commission européenne, issue de la CDU, formation de droite aujourd’hui dans l’opposition à Berlin, n’a plus le relais d’une Angela Merkel pour soutenir concrètement ses intentions. Pression de l’extrême droite oblige, le gouvernement d’Olaf Scholz, pourtant censé être plus à gauche malgré la présence en son sein du Parti libéral-démocrate (FDP), est moins réceptif à l’accueil de migrants que son prédécesseur. Certains Allemands, même favorables à la coalition actuelle, peuvent estimer, il est vrai, que leur pays a déjà porté plus que sa part de la charge migratoire en Europe après l’intégration des réfugiés syriens lors de la crise de 2015 et des exilés ukrainiens depuis le début de la guerre. Ursula von der Leyen ne désespère cependant pas de boucler la mise en place de l’accord migratoire d’ici à la fin de la législature européenne. Un pari audacieux en période de campagne électorale.

Pourquoi les arrivées ne vont pas décroître

Trois conjonctures laissent à penser que les arrivées de migrants en Europe ne diminueront pas dans les mois à venir, sans même considérer les phénomènes qui développeront leurs effets à plus long terme comme les conséquences du dérèglement climatique.

La discrimination en Tunisie. Il n’est pas étonnant que les candidats réfugiés de Lampedusa aient débarqué en provenance de Tunisie. Le transit par ce pays est une voie ancienne de transhumance vers l’Europe. Celle-ci s’est amplifiée en raison de discours discriminants envers les migrants, prononcés y compris par le plus haut représentant de l’Etat, le président Kaïs Saïed, le 21 février dernier, quand il a évoqué des «hordes d’immigrés clandestins» qui visent à «changer la composition démographique» de la Tunisie… Violentés quand ils ne sont pas abandonnés dans les no man’s land frontaliers avec l’Algérie et avec la Libye, ils voient le départ vers l’Italie comme une urgence. Il faudra analyser à moyen terme si l’ostracisme institutionnalisé les dissuade petit à petit de passer par les côtes tunisiennes.

La catastrophe en Libye. Les destructions provoquées par la tempête Daniel dans l’est de la Libye appauvriront encore un peu plus un pays ébranlé par douze années de conflit intense ou larvé (lire en page 42). En général, les Libyens ne fournissent pas de gros contingents de migrants vers l’Europe. Mais la reconstruction de la ville de Derna sera un chantier de longue haleine. Avant qu’il démarre et qu’il fournisse son lot d’emplois, la tentation pourrait être impérative pour les locaux et les travailleurs étrangers de chercher ailleurs des ressources de vie.

Les coups d’Etat au Sahel. Après le Mali, la Guinée et le Burkina Faso, le Niger a basculé dans le camp des militaires, le 26 juillet dernier. La conséquence n’est pas encore très perceptible au Mali qui a inauguré ce cycle de putschs en 2021, mais il est probable que ceux-ci et le désengagement de l’armée française qu’ils provoquent ne faciliteront pas la lutte contre les groupes djihadistes qui sévissent dans toute la région. L’instabilité politique, la violence islamiste, la paupérisation des populations sont autant de facteurs susceptibles d’accroître la volonté d’émigrer.

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