Laurent de Sutter
« Migrants: prétendre distinguer un ‘chez nous’ et un ‘chez eux’ est infantile »
Pendant longtemps, se prévaloir de son appartenance à une nation fut perçu comme un trait d’intelligence – si, du moins, la nation en question comptait parmi les membres du club très fermé des pays considérés comme éclairés.
Deux guerres mondiales, et un nombre démesuré de conflits locaux, plus tard, l’ethos de l’époque avait changé : il était devenu évident que tout attachement à la construction artificielle qu’est une nation tenait plutôt de la bêtise. Aujourd’hui, serions-nous en train d’observer un basculement en sens inverse – une sorte de retour de la manivelle historique dans ce domaine, comme il est aussi possible de l’observer dans d’autres ?
Telle est la question que le dernier épisode, aussi pathétique que les précédents, de la grande saga méditerranéenne des migrants oblige désormais à poser, s’il fallait encore un prétexte pour le faire. Pourquoi ? Tout simplement parce que la réponse qui y a été donnée par tous les gouvernements qui se sont rejetés mutuellement la boule puante nommée Aquarius n’a pas été d’une autre nature : pas chez nous – mais nous saluons les efforts des autres. Comme si nous vivions dans un monde où les circulations se décidaient de la même manière que l’on parcourt une marelle : case par case, dedans ou dehors, dans le mille ou à côté, les limites étant supposées limpides.
Dans son célèbre livre sur la constitution de l’idée de nationalisme, L’Imaginaire national, le grand historien américain Benedict Anderson avait pourtant montré combien, en plus de ne reposer sur rien de solide, les nations n’avaient de clôture que fantasmée. L’histoire des nations est en effet celle d’un mouvement permanent, qui n’est pas seulement celui des populations, mais aussi, et peut-être de manière plus décisive, celui des marges et des frontières. Toute nation n’a pu prétendre être stabilisée dans un territoire qui lui serait propre qu’au nom de la forclusion de sa propre histoire – laquelle ne peut être que celle de variations et de mouvements, de pertes et de gains. Un jour indépendantes, l’autre jour plus ou moins colonisées, un jour grandes, l’autre petites, les » nations » ne sont guère plus qu’un état des rapports existant entre une multitude d’acteurs et de forces, dont personne ne peut dire qu’il les maîtrise.
Se targuer d’exigences nationales pour fermer ses frontières à ceux qui en ont besoin revient donc à soutenir, comme le raillait Blaise Pascal, que ce qui est vérité en deçà des Pyrénées serait erreur au-delà – car bien malin qui dirait ce que sont les Pyrénées. La frontière franco-espagnole, longtemps fixée, précisément, aux » Pyrénées « , n’a jamais empêché l’un des deux pays d’aller empiéter sur le territoire du voisin, sous le prétexte qu’il s’agissait encore des » Pyrénées « . Lorsque l’Aquarius passe à sept kilomètres du territoire français, et que le président de la République se permet de tancer son homologue italien et de féliciter son homologue espagnol pour, respectivement, leur manque et leur témoignage d’hospitalité, il ferait mieux de fermer son clapet. Du point de vue de l’histoire de la » France « , cette prétention à faire la part des choses entre un » chez nous » et un » chez eux » est tout aussi infantile que de croire que féliciter un autre chef d’Etat pourra nourrir les passagers du bateau.
L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, par Benedict Anderson, 1996, éd. La Découverte, 224 p.
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