Michèle Riot-Sarcey, historienne: «La démocratie réelle est à inventer car nous n’avons aucun modèle» (entretien)
Rencontre avec Michèle Riot-Sarcey, historienne et auteure de L’Emancipation entravée. L’idéal au risque des idéologies du XXe siècle.
Jamais les intellectuels n’ont été aussi diserts sur l’aspiration à la liberté et à l’émancipation. Avec L’Emancipation entravée. L’idéal au risque des idéologies du XXe siècle (1), Michèle Riot-Sarcey, historienne des mouvements sociaux et professeure émérite d’histoire contemporaine et d’histoire du genre à l’université Paris 8, s’inscrit dans l’air du temps. Des gilets jaunes aux manifestations au Chili et au Liban en 2019, en passant par les jeunes pour le climat et le hirak en Algérie, qu’elle a régulièrement fréquenté, tant par curiosité intellectuelle que par sympathie, Michèle Riot-Sarcey note que ces tentatives d’affranchissement restent pour la plupart éphémères et sans traduction politique pérenne mais elle ne déchante pas pour autant. «Il faudra encore beaucoup de temps pour que ces révolutions à bas bruit finissent par se coordonner à l’échelle internationale», anticipe-t-elle.
Il est impossible d’envisager la moindre égalité entre des populations inégalement libres.
Votre dernier ouvrage prolonge le précédent, LeProcès de la liberté, et s’inscrit dans une réflexion plus large autour de la notion de liberté…
En effet, mon questionnement, qui se déduit déjà de la lecture du Procès de la liberté, m’amène à inverser le cours ordinaire de la recherche historique. Plutôt que de me pencher sur le XXe siècle, j’interroge les événements marquants du XIXe siècle du point de vue des espérances de liberté portées par une large partie de la population à cette époque.
Vous êtes identifiée comme historienne «de gauche». Généralement, les auteurs de votre bord pensent davantage l’égalité que la liberté. Est-ce une tentative de réhabiliter l’idée de liberté dans le camp «progressiste»?
Mon engagement est simplement conforme aux espérances populaires des siècles derniers. Il est impossible d’envisager la moindre égalité entre des populations inégalement libres. Historiquement, la grande majorité des démunis, sans aucun droit, devaient d’abord se déprendre des tutelles et des arbitraires patronaux. Sans droits politiques, l’intervention dans l’espace public leur était impossible – sauf illégalement. Raison pour laquelle, tout au long du XIXe siècle, «la liberté vraie», comme ils la nommaient eux-mêmes, fut une des revendications essentielles des travailleurs dits prolétaires.
Le terme «liberté» est équivoque. Qu’entendez-vous par ce mot?
Là encore, je n’ai rien inventé. Je reste fidèle aux dires et au faire des hommes d’action du temps d’après la Révolution, sachant que l’amélioration du sort des plus pauvres comme celui de l’ensemble des citoyens était suspendue à un avenir meilleur, en fonction des progrès accomplis par l’industrie naissante. Pierre Leroux, ouvrier-poète, philosophe, définit alors le mot liberté qui courait dans les rangs des insurgés au temps des révolutions du XIXe siècle comme «le pouvoir d’agir dans tous les domaines, socialement, politiquement, et intellectuellement». Les femmes prolétaires saint-simoniennes (NDLR: référence à la philosophie du comte de Saint-Simon (1760 – 1825)) ajoutèrent la dimension privée de la liberté en éditant leur journal en 1832, entièrement rédigé par de jeunes ouvrières.
Vous êtes également connue pour vos travaux sur le genre. Quel est le lien entre le questionnement sur le genre et les enjeux de la démocratie?
Dans une démocratie authentique, ou réelle, c’est-à-dire dans un cadre institutionnel où les individus, quels que soient leur sexe, leur religion ou leur race, participent à l’élaboration des lois, comme à leur exécution – nous pourrions ajouter aujourd’hui, quels que soient leur genre, leurs traditions ou leur origine –, la question des différences ne se pose pas. Cependant, pour construire une société démocratique, les minorités, jusqu’alors dominées – malgré l’égalité proclamée – , peuvent davantage puiser dans leur expérience que les dominants, car ils sont plus conscients de ce qu’il faut éviter pour n’exclure personne.
Les gilets jaunes, le hirak en Algérie, les manifestations au Chili et au Liban en 2019… Lesquels, parmi ces mouvements en faveur de davantage de démocratie et d’émancipation, vous semblent porteurs de la «vraie liberté» que vous décrivez?
Il ne me revient pas d’accorder le moindre brevet de «liberté vraie». La vraie liberté, comme la vraie démocratie, est perceptible au cours d’une expérience par définition vécue, en un temps d’exception, toujours à distance de l’ordre existant et en opposition aux hiérarchies instituées. Elle prend forme quand chacun des associés se donne les moyens d’auto-organisation en anticipant le devenir d’une liberté collective organisée autrement, avec d’autres institutions, selon des objectifs choisis par eux. Lorsque des Chiliens, par exemple, sont heureux de participer à l’élaboration d’une Constituante, ils cherchent collectivement à réparer les exactions du passé colonial à l’encontre des Mapuches, en lien étroit avec les descendants d’autochtones ; ils vivent, alors, en débat permanent, un temps de liberté qu’ils jugent ou perçoivent authentique. De même, les «insurgés» du hirak algérien, toutes tendances confondues, rejouent ou se réapproprient la victoire de tout un peuple, celle de 1962 (NDLR: date de l’indépendance de l’Algérie), si longtemps confisquée par le parti unique au pouvoir. Un temps très court avant que les forces dominantes n’en viennent à bout par la récupération politique ou la répression.
Pourquoi, selon vous, ces mouvements restent-ils éphémères? Pourquoi n’ont-ils pas débouché sur un changement politique et social pérenne?
Tous ces mouvements spontanés, les printemps arabes, les gilets jaunes, les révoltes populaires à Hong Kong, l’insurrection algérienne ; l’ensemble de ces mouvements populaires sont spontanés, «instinctifs» aurait dit l’historien Jules Michelet. Chacun, à sa manière, a récusé toute idée de représentation. Cette authenticité révolutionnaire critique des pouvoirs établis est le résultat de deux siècles de délégation permanente du pouvoir citoyen dans les démocraties dites représentatives ou de révolte à l’encontre des gouvernements autoritaires. La pratique démocratique ne peut vaincre, en quelques mois, les armes de la répression des pouvoirs forts.
Est-ce une question de temps?
Il faudra en effet encore beaucoup de temps pour que ces révolutions à bas bruit finissent par se coordonner à l’échelle internationale, dans un monde où les avant-gardes politiques, en charge de libérer les peuples de l’oppression, non seulement n’ont pas tenu leurs promesses mais ont largement failli en transformant leur victoire en dictature. De l’URSS à la Chine, les Etats dits socialistes ont très notablement dénaturé l’idée même de communisme et, de ce fait, l’idée de liberté émancipatrice. Nous vivons dans des sociétés régies par la force des choses, la loi du profit et la domination des plus faibles. Les failles s’élargissent, des incises d’expériences démocratiques «vraies» se font de plus en plus nombreuses, exemplaires, mais le néolibéralisme est encore largement dominant au sein d’un monde globalisé. Le pouvoir réel appartient aux multinationales et les gouvernements sont plus ou moins à leur service.
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La variable environnementale n’a-t-elle pas changé la donne?
La catastrophe écologique en cours contraint tout un chacun à ouvrir les yeux sans se bercer d’illusions sur l’action réparatrice des pouvoirs en place. La loi du plus fort est encore la voix la mieux entendue – regardons ce qui se passe en Ouganda sous la direction de TotalEnergies, sans parler du lobby particulièrement actif des fabricants de pesticides. Dans ce contexte délétère, nombreux sont les collectifs qui se prennent en charge et montrent ainsi à la population, laissée pour compte, le chemin de la libération.
Quel regard portez-vous sur les mouvements des jeunes pour le climat?
La plupart nous montrent la voie à suivre. Il est désormais impossible de penser le devenir des sociétés sans donner la priorité au sauvetage de la planète. Ce qui suppose une révolution des comportements comme des modes de vie. Comment imaginer un autre monde, une autre forme de production, sans consulter les premiers concernés, ceux notamment qui travaillent dans l’aviation, l’automobile, l’énergie? Comment ne pas accueillir les flots de migrants poussés par la misère et partager les ressources disponibles sans revoir entièrement les rapports économiques mondiaux? Transformation impossible en l’absence de débat et de réflexions collectives au sein des populations directement concernées, c’est-à dire l’ensemble des collectifs citoyens. Or, du point de vue des autorités, la voie de la démocratie, ne serait-ce que la simple concertation, est totalement fermée. Avec la révolution écologique, nécessaire et urgente, c’est bien la mise en œuvre d’une démocratie réelle qui est d’actualité. Des mesures immédiates et urgentes sont toujours suspendues aux décisions des instances gouvernementales ou internationales, lesquelles restent largement sous l’influence décisive des entreprises dont le seul objectif est le profit.
Que vous inspirent leurs modes d’action, de plus en plus radicaux?
Des puissances économiques dominantes bien réelles contraignent ces mouvements de résistance à prendre des initiatives autonomes à l’encontre des forces destructrices existantes. Les mouvements des jeunes pour le climat n’ont pas d’autre choix, les savants experts eux-mêmes leur ont ouvert le chemin de la dissidence après avoir sonné l’alarme dans le vide. Dès lors, il revient désormais aux populations d’affronter les enjeux actuels, en faisant pression, par l’exemple de l’expérience concrète auto-organisée – de la protection des forêts à la conservation de l’eau en passant par l’entraide quotidienne – sur l’ensemble des responsables politiques dont dépendent, pour l’heure, les décisions d’avenir.
Le chemin de l’émancipation passe par la responsabilité individuelle au sein d’un collectif choisi.
Vous insistez sur la formule «utopie réelle». Vous avez même publié par le passé Le Réel de l’utopie. Qu’entendez-vous par cette expression, qui semble être un oxymore?
Utopie réelle renvoie plutôt aux utopies concrètes. Je privilégie plus volontiers l’idée de réel de l’utopie, en référence aux mouvements associatifs du XIXe siècle. Sans aucun droit, les ouvriers français réunis, en période d’instabilité politique comme en 1848, tentèrent concrètement, à partir d’expériences relevant des associations de secours mutuel ou de résistance, une auto-organisation de la production comme de la consommation. Ils inventèrent un mode associatif en opposition à l’ordre libéral existant au sein duquel ils n’étaient que des objets d’exploitation. A l’aide de doctrines utopiques, socialiste ou communiste, ils pratiquèrent une sorte de synthèse qui anticipait la société à venir. Contrairement aux utopies dites réelles particulièrement prisées aux Etats-Unis, ces brèches, inconciliables avec l’ordre existant, ne peuvent perdurer dans le monde libéral auquel elles se heurtent.
En quoi l’utopie favorise-t-elle l’émergence de l’émancipation?
Le lien est évident. Par l’expérience collective, au sein d’associations qui anticipent sur la société à venir, ou société idéale, les personnes engagées choisissent la voie de l’émancipation en se libérant des tutelles qui les enferment dans des identités et catégories sociales préconstruites et des formes de domination qui les contraignent à subir davantage qu’à agir. Le chemin de l’émancipation passe par la responsabilité individuelle au sein d’un collectif choisi. Mais il peut prendre d’autres formes, à condition que la personne entreprenne librement la démarche à l’encontre des autorités qui l’assujettissent à toutes sortes de servitudes. L’autorité la plus pernicieuse dans nos sociétés est sans conteste l’institution publicitaire. Face à toutes ces pratiques visibles et invisibles, le processus émancipateur commence par l’élaboration de la pensée critique. En ce sens, la démarche ne peut se réaliser que devant et avec d’autres êtres libres. Comme le pensait justement Condorcet: l’individu qui ne respecte pas le droit des autres n’est pas libre lui-même.
Quels seraient les fondements et les principes de la «démocratie réelle», que vous appelez de vos vœux?
Aucun pays, jusqu’ici, n’a voulu mettre en œuvre une démocratie au sein de laquelle la population, aussi diversifiée soit-elle, détiendrait le pouvoir de légiférer, c’est-à-dire d’élaborer et de voter elle-même ses lois sans aucune délégation de ce pouvoir. Le gouvernement, ou son équivalent, ne serait que l’exécuteur de ces lois. Rousseau lui-même affirmait que la «volonté générale» ne pouvait être représentée. Ainsi a-t-on inventé le gouvernement représentatif, puis la démocratie dite représentative, sachant que la population est très loin d’être représentée dans toute sa diversité dans aucune instance délibérative, ou chambre élue, des pays occidentaux. La démocratie réelle n’est jusqu’alors qu’expérimentale ; des associations, des collectifs tentent de la mettre en œuvre. Attentifs à l’expression de chacun, à l’écoute de tous et si possible à l’issue d’un débat, soit ils cherchent le consensus, soit ils passent au vote. Certains peuvent imaginer une forme de représentation, d’autres non, car aujourd’hui la démocratie réelle est à inventer puisque nous n’avons aucun modèle à notre disposition. C’est ce qu’ont tenté quelques collectifs de gilets jaunes en France, dans ce qui fut nommé les «assemblées des assemblées» (ADA). J’ai assisté à quelques-unes d’entre elles et ai pu constater l’attention particulière portée à l’écoute de l’autre, dans l’expression spontanée comme dans la prise de décision. Cette forme de démocratie concrète fut perçue par chacun comme étant l’expression de la démocratie vraie. Leur limite est tout simplement fonction du temps de l’expérience.
Votre livre termine sur deux textes signés par deux acteurs locaux relatant leur tentative de mettre en œuvre des procédures de démocratie réelle. Pourquoi ce choix?
Ce choix s’imposait doublement. Mon expérience d’historienne, de périodes dites contemporaines, du XIXe siècle en particulier, m’a appris que la parole du peuple est toujours difficile à appréhender sans intermédiaire. Le peuple est le plus souvent parlé par d’autres et ses luttes, a fortiori, sont au mieux interprétées par des hommes qui savent manier le langage, et transcrivent leurs propos comme leurs actes. Avec l’expérience des gilets jaunes, en capacité non seulement de faire mais de dire ce qu’ils font, j’ai vu l’opportunité de rompre avec la tradition, en laissant parler directement ceux qui luttèrent pour un mieux-être particulièrement mal cerné par les enquêtes de spécialistes. La deuxième raison est que l’histoire très contemporaine ne peut être écrite à chaud par les historiens qui ont besoin de recul et de distance, afin d’être en mesure de croiser les sources entre elles. Aussi cette histoire immédiate ne peut-elle, à mon sens, être écrite que pas ceux qui la font.
Bio express
1943
Naissance, à Lyon, le 23 janvier
1972
Reprise des études universitaires, après plusieurs années dans les services administratifs des Hospices civils de Lyon et de l’Assistance publique de Paris.
1994
Publication de sa thèse La Démocratie à l’épreuve des femmes, trois figures critiques du pouvoir, 1830-1848 (Albin Michel).
1999
Professeure à l’université Paris 8.
Publie Le Réel de l’Utopie, (Albin Michel).
2016
Le Procès de la liberté. Une histoire souterraine du XIXe siècle en France (La Découverte).
2023
L’Emancipation entravée. L’idéal au risque des idéologies du XXe siècle (La Découverte).
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