Elections «historiques» dans un Mexique toujours plus polarisé: une femme présidente?
Appelés aux urnes le 2 juin, 98 millions de Mexicains poursuivront ou non le grand projet de transformation de la société amorcé par le président sortant. Avec une femme pour lui succéder?
A l’approche des élections, le cri de ralliement «presidenta» («présidente», en espagnol) est audible absolument partout au Mexique. Il a la particularité de s’appliquer aux deux principaux camps rivaux. Le prénom des candidates est le seul moyen de se différencier: «Claudia présidente», pour les militants de la gauche au pouvoir, et «Xóchitl présidente», pour les partisans de l’alliance de droite. Si ces élections sont considérées comme historiques, c’est parce que tout porte à croire que, le 2 juin, les Mexicains éliront pour la première fois une femme à la tête du pays.
Alors que la dernière ligne droite est entamée, les drapeaux rouge et blanc du Mouvement de régénération nationale (Morena) envahissent les rues de Mexico, la capitale. Les sympathisants de l’alliance de gauche sont venus soutenir Claudia Sheinbaum par milliers avant le dernier débat présidentiel. «On a 25 points d’avance dans les sondages», se félicite l’ultrafavorite devant la foule. A l’heure actuelle, elle capterait même près de la moitié des intentions de vote, suivie de Xóchitl Gálvez (26%) et de Jorge Alvarez Máynez, candidat du Mouvement citoyen (18%).
María Estela Rubio Martínez, responsable de département dans une université, est venue d’un autre Etat pour soutenir la «meilleure candidate». «Pour la première fois, on a l’opportunité qu’une femme gouverne, et surtout une femme qui s’est distinguée par ses bons résultats dans ses fonctions précédentes.»
Agendas opposés
Maire de Mexico de 2018 à 2023, Claudia Sheinbaum jouit d’un bilan relativement positif sur les plans sécuritaire et social. «Je ne crois pas qu’elle ait fait un mauvais travail, confie Agustín Basave, politologue à l’université de Monterrey. Mais elle a été confrontée à de sérieux scandales comme la chute de la ligne 12 du métro (NDLR: une tragédie ayant fait 26 morts en 2021).»
Claudia Sheinbaum est aussi physicienne de formation et ancienne membre du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), ce qui lui donne une certaine légitimité sur les questions écologiques. Mais c’est un autre sujet qui retient l’attention de María Estela Rubio Martínez : «L’axe principal de Claudia est l’éducation, surtout l’enseignement supérieur, et sans cela, il n’y a pas de transformation.» Une analyse que nuance Agustín Basave. Il observe plus d’engagement sur la question chez Xóchitl Gálvez, qui souhaite la levée des restrictions héritées de la pandémie dans l’enseignement et le retour de l’école à temps complet.
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Pour le politologue, les programmes n’ont de toute façon que peu d’incidence sur les votes. La candidate de l’alliance de gauche serait avant tout, pour les électeurs, la dauphine du très populaire président sortant Andrés Manuel López Obrador, dit «AMLO». Alors que Xóchitl Gálvez n’était pas pressentie par son parti (le Parti d’action nationale) pour prendre la tête de l’opposition, aussi composée du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) et du Parti de la révolution démocratique (PRD), elle est allée chercher un million de signatures et s’est transformée en phénomène sur les réseaux sociaux pour obtenir l’investiture.
«Quatrième transformation»
«L’une bénéficie du vote du noyau dur des électeurs de López Obrador, qui est énorme, alors que l’autre capte celui du noyau dur des anti-AMLO et anti-« quatrième transformation ».» Agustín Basave, qui a aussi dirigé le PRD de 2015 à 2016, observe une forte polarisation du Mexique autour de la «quatrième transformation». Souvent abrégé en «4T», ce terme représente le grand projet de société d’AMLO pour faire passer le Mexique dans une nouvelle ère, focalisée sur l’égalité et le développement économique, après les trois autres actes ayant caractérisé son histoire: l’indépendance de 1810, la réforme de 1857 et la révolution de 1910.
Ces six dernières années, cela s’est traduit, entre autres, par une politique de souveraineté énergétique et par la construction de mégaprojets dont le bilan est mitigé. Certains exemples sont souvent rappelés par l’opposition: la raffinerie de Dos Bocas, qui a coûté seize milliards de dollars sans que les activités n’aient démarré, ou le «train Maya», un réseau de 1.500 kilomètres de voies ferrées reliant les principaux sites touristiques du sud-est mexicain, qui s’est avéré trois fois plus cher que prévu et a engendré une importante déforestation et contamination de l’eau.
Une «presidenta» dans ce pays à haute tradition machiste représente un symbole fort.
Avec 9,1 millions de personnes en situation de pauvreté extrême, le Mexique a l’un des plus forts taux de précarité et d’inégalité de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Malgré son niveau de chômage, l’un des plus faibles parmi les pays membres, le Mexique rencontre un phénomène de travailleurs pauvres et une partie de la population paie encore le tribut de la pandémie, dont la gestion par le gouvernement a été vivement critiquée. Beaucoup créditent néanmoins AMLO d’avoir baissé ses propres revenus et d’avoir augmenté le salaire minimal à six reprises, le faisant passer de 2.687 à 7.508 pesos (de 148 à 415 euros).
«Nous allons construire le deuxième étage de la transformation.» Claudia Sheinbaum assume clairement sa volonté de s’inscrire dans la lignée du grand projet de son mentor. Elle promet aussi qu’une telle transformation ne se fera pas sans les femmes. Pour de nombreuses Mexicaines, le simple fait d’avoir une «presidenta» dans ce pays à haute tradition machiste représente un symbole fort et une avancée pour le droit des femmes. En moyenne, dix féminicides sont enregistrés chaque jour au Mexique. Pourtant, aucune mesure concrète sur la question dans les propositions des deux concurrentes ne laisse imaginer d’importants changements. Les nombreux conflits entre les autorités de la capitale et certains mouvements féministes pendant le mandat de Claudia Sheinbaum, d’une part, et les divisions au sein de l’alliance de droite sur le droit à l’avortement rendent sceptiques de nombreuses militantes pour le droit des femmes.
Violence électorale
Au-delà des présidentielles, c’est un grand chamboulement à différents niveaux de gouvernance qui attend le Mexique. La majorité en place cherche à renforcer sa présence au Parlement pour réduire les freins à la «quatrième transformation». Selon Agustín Basave, «voter tout pour Morena» est la consigne de l’alliance de gauche: «Ils appellent à éviter le vote différencié, à soutenir Morena pour tous les postes à pourvoir. Mais je ne crois pas que Morena et ses alliés gagneront la majorité qualifiée au Congrès, c’est-à-dire les deux tiers des sièges. Dans le meilleur des cas, ils auront une majorité à la moitié plus un et c’est tant mieux pour l’équilibre démocratique et les contre-pouvoirs.» Dans le cas où c’est Xóchitl Gálvez qui remporterait la présidence, une forte opposition parlementaire est attendue.
Selon l’Institut national électoral, ces élections sont les plus importantes jamais organisées au Mexique jusqu’à présent. Neuf des 32 Etats du pays, dont la capitale, éliront un nouveau gouvernement local et près de 20.000 postes publics seront renouvelés. C’est certainement à l’échelon local que ces élections auront le plus d’impact. Un grand nombre de villes organisent au même moment leurs élections municipales et les candidats locaux sont souvent aux premières loges de l’une des plus dures réalités du Mexique: la violence généralisée perpétrée par le crime organisé.
Les près de 30.000 homicides enregistrés chaque année et les plus de 110.000 cas de disparitions forcées témoignent d’une violence dans toutes les sphères. Pendant les processus électoraux, le Mexique est régulièrement confronté à une recrudescence des violences, principalement contre les élus ou aspirants à des fonctions publiques. Au moins 31 candidats locaux ont été assassinés depuis septembre 2023, si bien que ces élections sont considérées comme les plus sanglantes de l’histoire du Mexique. L’organisation Data Cívica alimente une base de données sur la violence électorale et recense 1.076 assassinats de candidats mais aussi de fonctionnaires, responsables locaux, forces de l’ordre et membres de leur famille depuis les dernières élections générales de 2018. Pour Itxaro Arteta, porte-parole de l’organisation, «le crime organisé a toujours plus d’intérêt à s’immiscer dans les décisions politiques locales. Leurs leaders cherchent surtout la liberté d’opérer, essaient de passer des accords avec les politiques, et si certains refusent, ils peuvent les éliminer.» De nombreux observateurs alertent sur le risque que représentent les cartels de drogue pour la démocratie.
«Le crime organisé a toujours plus d’intérêt à s’immiscer dans les décisions politiques locales.»
Principal point noir du mandat d’AMLO, la crise sécuritaire est une préoccupation constante pour au moins la moitié de la population mexicaine, qui vit dans des territoires investis par le crime organisé. C’est aussi un thème central de l’élection présidentielle. Même si elle devrait a priori suivre la dynamique de militarisation de la sécurité publique amorcée par le président sortant, Claudia Sheinbaum laisse présager de nouvelles initiatives pour lutter contre la violence sur la base de son bilan à Mexico et avec l’aide de son ancien responsable de la sécurité citoyenne, Omar García Harfuch. Le camp de Xóchitl Gálvez dit au contraire vouloir miser sur un renforcement des différents corps de police pour «renvoyer les militaires dans les casernes».
Par Julien Delacourt
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